La cybercensure : une collusion sino-russe

Par RFE/RL

Bien avant que le dirigeant chinois Xi Jinping et le président russe Vladimir Poutine n’annoncent un partenariat « sans frontières » en 2022 et que le Kremlin ne lance une vaste campagne de censure à la suite de l’invasion de l’Ukraine, Pékin et Moscou partageaient déjà des méthodes et des tactiques de contrôle d’Internet. Cette coopération s’appuyant sur le savoir-faire mutuel des deux dictatures inaugure l’ère du « Goulag numérique », à savoir l’instauration d’un système d’évaluation globale du comportement du citoyen russe, avec des bonus et des malus, comme en témoigne l’envoi des appels à la mobilisation via Internet, avec des punitions en cas de désobéissance.

Depuis le premier voyage du chef de l’État chinois en Russie en 2013, le contrôle du flux d’informations en ligne a été un point central de la coopération entre Pékin et Moscou. Au cours des années suivantes, cette coopération s’est élargie grâce à un certain nombre d’accords et de réunions de haut niveau en Chine et en Russie entre des hauts fonctionnaires animés par une vision commune d’un Internet étroitement contrôlé.

Cette coopération croissante entre les deux pays est illustrée par des documents et des enregistrements de réunions à huis clos tenues en 2017 et 2019 entre des responsables de l’Administration chinoise du cyberespace (ACC), le principal régulateur de l’Internet chinois, et Roskomnadzor (RKN), l’agence gouvernementale chargée de contrôler l’Internet russe, qui ont été obtenus par l’unité d’enquête russe de Radio Free Europe / Radio Liberty (RFE/RL) (connue sous le nom de Systema) auprès d’une source ayant eu accès aux documents.

Parmi ces délibérations — qui sont répertoriées dans des notes de réunion, des enregistrements audio, des échanges écrits et des courriels qui ont été vérifiés par RFE/RL —, on voit des fonctionnaires russes demander des conseils et un savoir-faire pratique à leurs homologues chinois sur toute une série de sujets, notamment sur la manière de perturber les outils de contournement tels que les VPN et Tor. Ils cherchent également des moyens de décrypter le trafic Internet crypté, ainsi que des conseils tirés de l’expérience de la Chine en matière de réglementation des plateformes de messagerie.

De leur côté, les responsables chinois ont sollicité l’expertise russe en matière de régulation des médias et de gestion de la dissidence populaire.

En juin 2017, le chef de Roskomnadzor de l’époque, Alexandre Jarov, a reçu une lettre signée par Alexandre Smirnov, le chef du département des relations publiques du président russe (dont dispose Systema). Ce dernier a invité M. Jarov à participer au troisième forum des médias russo-chinois, qui s’est tenu le 4 juillet à l’hôtel Président, dans le cadre d’une visite officielle du dirigeant chinois Xi Jinping en Russie. Il a été proposé à M. Jarov, en plus d’assister à la partie officielle de l’événement, d’organiser le même jour une réunion à huis clos avec des représentants de Roskomnadzor et de l’Administration chinoise du cyberespace afin d’« échanger des expériences sur la régulation de la sphère Internet ». Selon le texte de la lettre, ces discussions non publiques ont été initiées par la partie chinoise.

Le site Internet de Roskomnadzor indique que M. Jarov a participé au forum, et publie une photo de la réunion à huis clos, mais ne précise pas la composition des participants ni les questions abordées. Selon les documents et l’enregistrement audio, les discussions ont duré plus de deux heures et se sont à huit, quatre délégués pour chaque partie, sans compter les interprètes : outre Alexandre Jarov, ses deux adjoints et un assistant ont participé à la réunion ; l’ACC était représentée par son chef adjoint Ren Xianling et trois hauts fonctionnaires de différents services.

Les deux parties avaient préparé à l’avance des listes de questions. Les responsables de RKN se sont intéressés aux « mécanismes d’autorisation et de surveillance » chinois pour les médias, l’Internet et des « blogueurs individuels », à la réglementation par l’État des messageries, du trafic crypté et des VPN, ainsi qu’aux méthodes de lutte contre le contournement des blocages.

M. Jarov a suggéré que l’ACC envoie des experts chinois en Russie pour étudier les aspects techniques du système de blocage russe dont le chef de RKN a vanté « l’efficacité ». Par ailleurs, M. Jarov s’est penché sur le fonctionnement du « Bouclier d’or », qui permet aux autorités chinoises de contrôler et de censurer le trafic Internet. Le fonctionnaire a suggéré d’envoyer des spécialistes russes en Chine pour étudier le système que l’on appelle le « Grand Firewall de Chine ». 95 % des informations interdites en Russie sont « fabriquées à l’étranger », a précisé M. Jarov.

Réunion à huis clos des régulateurs russe et chinois à Moscou en juillet 2017
Réunion à huis clos des régulateurs russe et chinois à Moscou en juillet 2017 // Roskomnadzor

De son côté, la partie chinoise a porté de l’intérêt à la manière dont Roskomnadzor classe les informations interdites, aux méthodes qu’il utilise pour traiter les données personnelles et superviser l’Internet, ainsi qu’à la manière dont le gouvernement utilise l’Internet pour créer une « image positive » de la Russie à l’intérieur et à l’extérieur du pays. M. Jarov a précisé que cette dernière question relevait de la compétence de l’administration présidentielle et non de RKN.

En outre, la délégation chinoise a interrogé M. Jarov sur les manifestations de rue qui ont eu lieu dans toute la Russie le 26 mars 2017. Les rassemblements contre la corruption ont été organisés par Alexeï Navalny, qui avait peu de temps auparavant sorti son documentaire Ne l’appelez pas Dimon, sur l’immobilier d’élite et autres richesses de Dmitri Medvedev, alors premier ministre.

La cyberadministration de la RPC a notamment questionné M. Jarov sur l’influence des médias sur cette mobilisation et la manière dont Roskomnadzor surveillait la couverture médiatique de l’action.

Deux jours après la fin de la réunion, la direction de Roskomnadzor a rédigé un rapport pour le Service fédéral de sécurité (FSB) avec un résumé des négociations (que Systema a pu consulter). Selon ce rapport, Alexandre Jarov a jugé souhaitable d’« unir nos efforts pour améliorer le blocage des informations » et a noté la nécessité d’un « échange d’expériences des spécialistes techniques de la part de la Russie et de la Chine ».

« L’année 2017 a vu le point de basculement qui a façonné l’orientation de l’Internet russe, a déclaré le journaliste et coauteur du livre The Red Web. Dictateurs numériques russes contre révolutionnaires des réseaux, Andreï Soldatov. Les autorités russes ont ensuite envisagé de créer un système [de contrôle] plus sophistiqué — celui que nous connaissons aujourd’hui. Et il semble qu’elles aient emprunté certaines solutions aux Chinois ».

Notamment, le 18 juillet 2017, deux semaines après la réunion, la « filiale » de Roskomnadzor, le Centre principal de radiofréquences (CPR), a produit un document interne de 500 pages intitulé Expérience, « Ne l’appelez pas Dimon ». Les journalistes de Systema l’ont découvert grâce à une fuite du CPR. Ce rapport analyse la répartition de la couverture médiatique de ce film et des manifestations connexes par mois et par semaine. Le contenu du rapport montre clairement que Jarov a désinformé les Chinois en leur disant que les Russes avaient perdu tout intérêt pour les manifestations au bout de quelques jours.

Un tournant dans les relations bilatérales s’est produit en avril 2016, lorsque la Safe Internet League, organisation quasi-gouvernementale financée par l’homme d’affaires ultraconservateur Konstantin Malofeïev, a organisé une conférence à Moscou avec une importante délégation chinoise. Celle-ci était dirigée par Lu Wei, alors chef de l’Administration du cyberespace. Fang Binxing, l’architecte du « Grand Firewall », y participait également.

L’accord pour organiser cette conférence a été conclu en décembre 2015 à Pékin entre Fang et Igor Chtchegolev, ancien ministre des Communications et assistant du président Poutine (principalement pour les questions liées à l’Internet). C’est ce qu’a déclaré Denis Davydov, directeur exécutif de la Safe Internet League, à The Guardian. Auparavant, le magazine Expert avait cité des sources selon lesquelles M. Chtchegolev pourrait être un ancien du KGB soviétique, comme M. Poutine lui-même.

Malofeïev et la Safe Internet League font partie d’un nombre important d’acteurs politiques russes qui prônent une coopération plus étroite avec la Chine pour contrôler l’Internet et limiter l’influence numérique de l’Occident. Selon le journaliste Andreï Soldatov, Chtchegolev, qui occupe aujourd’hui le poste de représentant permanent du président dans le District fédéral central, était l’une des figures clés poussant à un virage vers la Chine, déjà à une époque où certaines agences de renseignement se méfiaient d’une implication plus étroite de la Chine dans les affaires intérieures russes.

Une autre réunion à huis clos entre les responsables des deux régulateurs a eu lieu à Moscou le 17 juillet 2019, un mois après la visite de Xi Jinping en Russie, au cours de laquelle les deux parties ont annoncé le développement d’un « partenariat global et d’une coopération stratégique », notamment en matière de cybersécurité et de développement de l’Internet. Lors de ces entretiens, la délégation russe a été conduite par Alexandre Jarov et la délégation chinoise par le chef de l’Administration du cyberespace, Zhuang Rongwen. Dans un communiqué de presse, RKN a déclaré que les délégations avaient discuté « des questions de coopération bilatérale sur l’application de la réglementation de l’État dans le domaine des technologies de l’information et de la communication ». Toutefois, les documents examinés par Systema contiennent des informations sur les questions qui intéressaient Roskomnadzor.

En particulier, RKN a demandé comment la Chine résiste aux ressources qui tentent de contourner le blocage, citant la messagerie Telegram, que l’agence a essayé de bloquer en vain en 2018. RKN a également demandé si la Chine utilisait l’intelligence artificielle pour identifier et bloquer les « contenus interdits ». En 2023, Roskomnadzor a commencé à utiliser l’IA pour surveiller les Russes : par exemple, pour trouver les messages contenant des « insultes au président russe » et les annonces des manifestations.

Quelques mois plus tard, en octobre 2019, lors de la Conférence mondiale sur l’Internet à Wuzhen, Roskomnadzor et l’Administration chinoise du cyberespace ont signé un accord de coopération pour lutter contre la diffusion d’« informations interdites ».

Traduit du russe par Desk Russie.

Version originale en anglais et en russe

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