Dans une tribune publiée il y a quelques jours par le Washington Post, l’un des plus célèbres prisonniers politiques d’URSS, Natan Sharansky, considère que la répression et les conditions de détention d’Alexeï Navalny et de Vladimir Kara-Mourza sont pires que ce que lui-même a subi sous le régime soviétique. Quelque temps plus tôt, 131 personnalités avaient signé une lettre ouverte à Vladimir Poutine pour demander la libération de Navalny. Celui-ci, dans ses textes les plus récents, décrit une fois de plus l’ingéniosité des moyens que l’administration pénitentiaire exerce contre lui. Nul doute qu’à travers ces artifices le Kremlin tente de l’anéantir, moralement et physiquement.
25 avril
Je vais vous raconter une histoire cocasse sur la psychologie carcérale et la façon dont le caractère s’y forge.
De nombreux facteurs régissent la prison et les détenus, mais trois éléments priment : 1) la menace de tuer-cogner-violer ; 2) le tabac ; 3) la nourriture. Ce dernier élément est utilisé aussi largement que possible. La méthode est simple et très efficace.
Un prisonnier — dans 90 % des cas, un jeune homme — a toujours faim. Les rations sont insuffisantes et souvent immangeables. Presque personne ne s’en contente. Il y a le magasin, les colis, la nourriture payante, tout le monde se débrouille à peu près, et l’accès aux suppléments de nourriture constitue un formidable levier pour l’administration.
Si vous êtes dans une cellule disciplinaire, tout vous est interdit. Vous n’avez pas le choix, vous restez là, affamé. Si vous êtes placé à l’isolement, vous pouvez acheter de la nourriture pour 5 000 roubles [soit 60 euros, NDT] par mois. La loi vous permet également de dépenser votre salaire et d’acheter à la cantine des aliments prêts à être consommés, sans limite de montant. Mais tout cela a cessé de me concerner, la loi ne s’applique plus à moi. « Cinq mille roubles par mois, point barre », m’a-t-on dit.
Que faire ? On prend un bout de papier et on fait les comptes. Mille roubles à mettre de côté pour le savon, les rasoirs et divers produits d’hygiène. Les 4 000 restants sont divisés par 31 jours. Ce qui fait 129 roubles par jour pour la nourriture. On peut acheter à la cantine deux œufs durs et quelques pommes de terre cuites ; le week-end, du riz bouilli. Ça ne suffit pas pour du gruau de sarrasin. Mais rien qu’avec ça on améliore déjà considérablement l’ordinaire. Donnez-moi un œuf dur à émietter dans mon brouet et j’aurai l’impression d’être dans un restaurant du Michelin.
Et là, ils ont trouvé une astuce remarquable. La nourriture doit désormais être achetée un mois à l’avance. Mais que faire quand on est dans le quartier disciplinaire, où tout est interdit, pendant la moitié du mois ? Avant, il y avait une règle : si un détenu ne peut pas récupérer la nourriture qu’il a achetée (s’il s’est absenté pour recevoir une visite prolongée, par exemple), il rédige une demande, et on ne la lui préparera pas. Récemment encore, j’étais remboursé moi aussi pour les jours de quartier disciplinaire.
Mais le service fédéral d’application des peines s’est offusqué de nos révélations concernant ses vols sur les achats de légumes [voir l’entrée du 11 avril du journal, NDT], et il a eu une idée géniale. De nouvelles règles stipulent que les détenus placés dans le quartier disciplinaire sont quand même censés recevoir la nourriture, mais on ne la leur remet pas, on la leur montre avant de la jeter parce qu’elle va se périmer.
Ça se passe ainsi. La porte s’ouvre. Sur le seuil, un maton avec un sac : « Navalny, veuillez recevoir les produits que vous avez achetés. Tenez, des œufs durs, signez ici. Nous les jetons, ils sont périmés. Regardez, vous avez aussi des pommes de terre et du riz, on va les récupérer, ils ne seront plus consommables demain. Oh ! Vous avez même un petit pain ? Vous l’avez acheté pour les fêtes ? Vous menez grand train. Signez ici pour la réception du petit pain et ici, pour sa destruction. C’est une denrée périssable ! »
Chapeau bas à ceux qui ont eu cette idée. On n’a pas seulement dépensé tout son argent sans rien obtenir, on a aussi contemplé la nourriture à laquelle on n’a pas eu droit. D’abord, on s’indigne et on invoque la loi, ensuite on en appelle à la conscience des geôliers, et on finit par s’emporter contre eux. Après cela, le caractère s’endurcit : on comprend la sagesse des préceptes carcéraux qui condamnent l’intérêt excessif pour la nourriture (ce qu’on appelle ici la concupiscence du bide). Et l’on dit simplement aux geôliers, d’un air aussi indifférent que possible : « Allez, où dois-je signer pour que vous engloutissiez mes pommes de terre ? »
N’empêche que j’ai toujours faim 😀
26 avril
Et moi qui craignais de vous lasser avec mes publications monotones, du genre : « J’ai fait mes quinze jours en cellule disciplinaire — on m’a libéré une journée — on m’a renvoyé en cellule disciplinaire pour quinze jours. »
Mais la vie elle-même réserve des surprises. Hier, une énième période de quinze jours a pris fin et j’ai été aussitôt renvoyé dans la même cellule n° 11 du quartier disciplinaire.
Comme on dit dans ces cas-là, c’est une grande date ! La règle intangible des prisons, scrupuleusement respectée en URSS et en Russie, a été abolie pour moi : après sa « quinzaine » en cellule de punition, un détenu doit être « remonté » dans la prison avant de se voir coller une nouvelle « quinzaine » au mitard. J’ai brisé le système, certes, mais pas dans le bon sens 😉
28 avril
Un racontar étrange, et, disons-le carrément, spécieux, circule selon lequel mes textes ne seraient pas mes textes et quelqu’un les écrirait à ma place.
C’est une supercherie car j’ai toujours beaucoup écrit, pendant des années, et qu’il n’y a jamais rien eu qui puisse laisser soupçonner que ce « je » n’était pas moi. Et il est retors de s’intéresser à des absurdités telles que la publication de textes des uns au nom d’autres.
On a en effet beaucoup restreint mon accès au papier et au stylo. Écrire une lettre à ma femme et à mes enfants peut maintenant me prendre cinq jours. Je ne suis pas en mesure de lire la plupart des lettres qui me parviennent, sans parler du fait qu’une quantité considérable du courrier entrant et sortant disparaît dans l’inconnu, et que la censure de la prison, comme nous l’avons appris lors d’une audience du procès, brûle régulièrement les lettres qui arrivent sur une « grande plaque métallique ».
Néanmoins, je n’ai pas à écrire de romans, je travaille dans un genre infiniment plus concis. S’il y a quelque chose d’important à dire, je le dis.
Je prends donc sur moi d’affirmer que vous pouvez noter sur une feuille volante les noms de tous ceux qui prétendent ou insinuent que quelqu’un d’autre écrit mes textes et mes posts. Et intituler cette liste « la canaille ».
3 mai
Devinez qui est le champion de l’écoute des discours de Poutine ? Qui leur prête l’oreille des heures durant et s’endort à leur écoute ?
Moi, bien sûr.
Il y a longtemps, j’ai lu dans un roman d’espionnage que, pour torturer des prisonniers, on leur faisait écouter à plein volume des poèmes de Mao Tsé-toung. Apparemment, quelqu’un de l’administration pénitentiaire a lu le même livre.
Après que nous avons publié l’histoire sur la façon dont le service fédéral d’application des peines vole l’argent destiné à l’achat de légumes pour les détenus, l’administration de ma prison m’a accablé de ses « plaies d’Égypte ». On ne me laisse pas écrire de lettres, ma nourriture est détruite, on m’a envoyé un « clochard » — j’ai écrit sur tout cela. Mais leur punition la plus créative consiste à diffuser désormais tous les soirs, à mon intention, les discours de Poutine à fond. Ce sont les quelques discours et allocutions qu’il a prononcés depuis le début de la guerre avec l’Ukraine.
On peut éteindre le poste de radio dans sa cellule, mais cela ne sert à rien, car il y a des enceintes d’un bout à l’autre du long couloir du quartier disciplinaire/quartier d’isolement et Poutine éructe si fort à travers elles qu’il est impossible de passer outre.
En théorie, le soir, j’ai un « temps personnel » (une heure) avant la « préparation au coucher » (c’est-à-dire que la couchette de ma cellule est abaissée, qu’on me fournit un matelas, etc.). Selon la loi, la radio doit être allumée à ce moment-là. Alors on a imaginé et approuvé ce stratagème. Ainsi, chaque soir, on assiste au spectacle comique de détenus traînant un matelas dans leur cellule pendant que Poutine les informe d’une voix retentissante que l’Occident cherche à faire souffrir les citoyens russes.
C’est vrai, le son est un peu trop fort et m’empêche de lire, malgré tout trois choses me réconcilient avec la « torture par Poutine ».
Premièrement : les geôliers ont donc reconnu de fait, par leurs actions, qu’écouter les discours de Poutine est une punition. Ils ont dressé une liste de toutes sortes de saloperies pour me pourrir la vie, à savoir :
- l’empêcher d’écrire des lettres à sa famille ;
- manger sa nourriture ;
- placer un détenu qui ne se lave pas dans sa cellule ;
- lui faire écouter les discours de Poutine tous les soir
Je constate la justesse de l’analogie que font les autorités pénitentiaires en mettant sur un pied d’égalité les discours de Poutine et la puanteur.
Deuxièmement : les matons eux-mêmes (pas la direction, mais les surveillants ordinaires) sont obligés de l’écouter avec moi, et c’est encore pire pour eux qui se déplacent dans le couloir juste sous les enceintes. Lorsque je leur demande gaiement quel est leur discours préféré, ils gardent le silence — tout propos sera enregistré par la vidéosurveillance et porté à la connaissance des autorités. Mais l’expression de leur visage et leur façon de rouler les yeux valent en soi récompense.
Et troisièmement : il arrive souvent qu’un passage d’un des discours de Poutine, quand il dit : « Ce n’est pas nous qui avons commencé la guerre, ce sont eux qui l’ont déclenchée, et nous nous efforçons d’y mettre fin » [extrait de l’adresse annuelle de Vladimir Poutine à l’Assemblée fédérale, le 21 février dernier, NDT], soit diffusé au moment précis où, allongé sur ma couchette, j’ai remonté la couverture jusqu’à mon menton et fermé les yeux. Et chaque fois, je ne peux me retenir de hocher la tête devant l’impudence d’un mensonge aussi éhonté, et je me dis : « Tu as bien fait, mieux vaut être en prison que de se soumettre à ce pouvoir. »
Après quoi je m’endors heureux 😉
11 mai
J’ai été libéré de la cellule disciplinaire à 20 heures hier soir. Aujourd’hui, à 9 h 30, je suis de nouveau en cellule disciplinaire. « Le condamné Navalny ne se prête pas au travail éducatif et ne tire pas les conclusions qui s’imposent. » Ainsi, le compteur de ma peine au quartier disciplinaire a dépassé les 165 jours.
Traduit du russe par Ève Sorin
© Desk Russie
Homme politique russe, prisonnier politique, fondateur de la Fondation de lutte contre la corruption (FBK), considéré comme le principal opposant à Vladimir Poutine.