Isabelle Lasserre, « Macron-Poutine : les liaisons dangereuses »

Le livre de la journaliste Isabelle Lasserre est une analyse sans concession de la relation compliquée et contradictoire entre le président français et le dictateur russe. Vincent Laloy expose les principales thèses de cet ouvrage de première importance. (Macron-Poutine: les liaisons dangereuses. L’Observatoire, 2023, 185 p.).

Emmanuel Macron restera probablement le président de tout et son contraire, tant en politique extérieure qu’intérieure. « Oui-non mais d’accord », ne serait-ce pas sa devise ?

Son approche de la Russie en est la constante illustration. Malgré les mises en garde de diplomates — dont le prestigieux corps a été défait par ses soins sans raison —, il s’est davantage inspiré des inconditionnels de Moscou, tels les Védrine-Chevènement (attribuant à ce dernier la cravate de la Légion d’honneur), ceux-là mêmes qui présentent la Russie comme une victime de l’Occident, l’Amérique à sa tête.

Les volte-face du président ont été incomprises en France mais plus encore chez nos partenaires européens, en particulier au sein des pays formant l’ex-bloc soviétique.

Alors que les politiques russes n’ont pas cessé de le dénigrer jusqu’à le qualifier de Macrontchik (petit Macron), soutenus par des médias aux ordres, le président s’est ingénié à maintenir le contact avec Poutine (qu’il tutoie) envers et contre tous. Il a été dénombré quarante-quatre contacts entre les deux dirigeants. À quoi ont-ils servi ? À rien. Déjà Talleyrand déclarait, inspiré, que « la Russie n’est pas fiable ».

Isabelle Lasserre insiste sur le fait que Poutine se révèle inconsolable de la disparition de l’URSS, n’hésitant pas à célébrer Staline dans certains toasts ou interventions.

Au vrai, le président Macron a prôné que la Russie fasse partie du continent européen et soit intégrée au sein d’un « dialogue stratégique », aux contours mal définis. En tout cas, il se prononçait pour que l’Ukraine ne fût pas admise au sein de l’OTAN, laquelle n’a jamais lancé la moindre menace contre Moscou.

Son propos, le 3 juin 2022, déclarant qu’il ne fallait surtout pas « humilier » la Russie, a fait bondir d’autant que, ainsi que le démontre l’auteur, celle-ci s’emploie, par tous moyens, à humilier l’Occident, systématiquement présenté comme décadent. Cette surprenante sortie a achevé de rendre peu fiable la France aux yeux de nos partenaires. Il va jusqu’à proclamer que Poutine « respecte la France et fait une distinction avec le reste de l’Occident ». En fait, Macron donne l’impression qu’il souhaite que Kyïv l’emporte sans défaite de la Russie !

Isabelle Lasserre démontre que « les Occidentaux ont largement aidé économiquement la Russie, qu’ils espéraient ancrer dans le camp occidental après l’effondrement de l’Union soviétique. Ils lui ont ouvert les portes du FMI en 1992 et celles de la Banque mondiale, lui permettant ainsi de souscrire des prêts de plusieurs milliards de dollars. Moscou est aussi entrée dans le Conseil de l’Europe en 1996 et dans le G7 l’année suivante, qui s’est transformé en G8 pour elle. Elle a été intégrée dans l’OMC. En 1998, Washington a apporté son soutien aux autorités russes lors de la crise du rouble. Et bien après les coups de force en Géorgie (2008) et en Crimée (2014), l’Occident a continué à offrir au Kremlin des partenariats et des dialogues, dans l’espoir d’amadouer Poutine. » A contrario, lorsque l’Ukraine a voulu se rapprocher de l’Union européenne en 2005, ce sont les Européens, dont la France, qui ont dit non ».

L’auteur confirme également que la prétendue promesse des Américains de non-élargissement de l’OTAN relève de la légende, savamment inventée par le régime poutinien (et reprise par les poutinophiles français, dont Fillon), alors que Gorbatchev a admis que la question n’avait en effet jamais été abordée. « Accepter, écrit Isabelle Lasserre, les éléments de langage de l’agresseur n’aide pas [Macron] à comprendre l’agression ». Pour les historiens Galia Ackerman et Stéphane Courtois, co-directeurs du Livre noir de Poutine (Perrin-Laffont, 2022), il importe « d’humilier la Russie très sérieusement, car elle a apporté la destruction, la mort, le malheur et le traumatisme, à des millions de personnes. Il ne peut pas y avoir de rédemption si les responsables russes de cette tuerie ne sont pas punis et la machine démantelée »1.

Si la France finit par apporter son aide à Kyïv, et pas seulement en accueillant des réfugiés, celle-ci est cependant bien moindre que l’investissement massif de certains autres de ses partenaires, comme la Grande-Bretagne ou la Pologne.

Un héritage

À raison, l’autrice s’attarde sur l’héritage laissé à Macron dans le domaine extérieur, où l’antiaméricanisme continue de s’imposer, citant le subtil et inspiré Jean-François Revel : « Si vous retirez l’antiaméricanisme de la pensée politique française, à droite comme à gauche, il ne reste plus rien ».

Si celui-ci est largement dû à M. De Gaulle, qui fut solidaire dans les crises — Cuba en 1962, Berlin —, ce qui était bien le moins, il s’est quand même employé à humilier nos alliés. Ne s’est-il pas complètement trompé sur la nature de l’Union soviétique, ainsi que l’a magistralement démontré Jean-François Revel dans le prodigieux chapitre « De l’inventeur de la détente » dans son Comment les démocraties finissent2 ?

Mitterrand a déploré, pour sa part, l’effondrement de l’Union soviétique et réprouvé la réunification de l’Allemagne, ce qui est dans la droite ligne des titulaires de postes régaliens qu’il confia à des Roland Dumas-Védrine, Chevènement, Joxe…

Chirac, qui a décerné la grand-croix de la Légion d’honneur à Poutine, était foncièrement hostile à Washington, davantage qu’un Sarkozy, celui-là réintégrant en effet le commandement militaire de l’OTAN, mais se révélant par la suite incroyablement favorable à Moscou, à l’instar d’un Fillon. N’aurait-il pas fallu rappeler la constante bienveillance de Giscard envers Moscou (et le parti communiste), allant jusqu’à préconiser, en 1975, d’enterrer tout projet de défense européenne, l’Union soviétique s’y opposant ? Ô esprit de finlandisation !

En revanche, François Hollande fut le seul à résister et à ne pas verser dans un angélisme béat.

L’autrice s’attarde aussi sur le degré de pénétration au sein des armées, de terre en particulier, mais concernant plutôt l’ancienne génération.

Un nouveau tirage de ce passionnant ouvrage supprimera le « s » de la revue Commentaire, remplacera 1966 (au lieu de 1965) pour le voyage de De Gaulle à Moscou, où Michel Duclos ne fut pas ambassadeur alors qu’il en avait, lui, parfaitement la dimension, à l’inverse de celui nommé en 1989 par Roland Dumas.

Ce livre rend lisible la politique extérieure — si peu lisible — du président. Ne l’a-t-il pas encore aggravée à son retour de Chine, ébranlant un peu plus la nécessaire solidarité occidentale face aux intentions bellicistes de Pékin ? Peut-on vraiment lui attribuer une grande intelligence ?

La conclusion, empruntons-la à la plume de Robert Schuman. Datée d’octobre 1954 sous le titre Exil et liberté, elle paraît n’avoir pas pris une ride : « Le pire des dangers qui puisse menacer un peuple, c’est de méconnaître délibérément la force de son adversaire et d’entretenir au sujet de ses intentions des illusions impardonnables. En politique, la candeur peut devenir de la complicité. Nous en sommes là dans certains milieux occidentaux. Leur désir de paix ou simplement leur goût des affaires, parfois un antiaméricanisme aussi injuste que ridicule, les rendent accessibles au chant des sirènes soviétiques.

[…] C’est ainsi qu’on fait miroiter devant nous des projets de communauté européenne, où l’Est et l’Ouest pourraient se rencontrer dans une bucolique coopération, pour garantir enfin la paix et notre sécurité. […] Afin de nous détourner de notre nécessaire politique d’unification européenne, telle qu’elle est pratiquée entre les pays occidentaux, on nous propose d’introduire le bloc soviétique dans un tel ensemble. C’est vouloir la quadrature du cercle ou plutôt c’est confier à un cambrioleur récidiviste les clefs de notre maison ».

Auteur, membre du comité de rédaction de Commentaire, ancien fonctionnaire et élu local.

Notes

  1. L’Express, 3 novembre 2022.
  2. Grasset, 1983, p. 240-245

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