L’apocalypse de Bakhmout

À partir de la prise de Bakhmout par les miliciens de Prigojine, l’essayiste et journaliste Jean-François Bouthors se penche sur la signification symbolique de cette victoire à la Pyrrhus. Pour lui, la milice Wagner incarne un nihilisme comparable seulement à l’idéologie d’Al-Qaïda et de Daech. C’est le culte de la mort au nom d’un avenir meilleur, et ce culte n’est pas nouveau dans la tradition russe, comme en témoignent les romans de Dostoïevski. L’emprise de cette idéologie terrifiante sur la population russe se fera sentir longtemps après la disparition du régime poutinien.

Nous avions vu les ruines de Marioupol, l’an dernier, puis celles de multiples villages sur lesquels l’artillerie russe s’est acharnée pour déloger les troupes ukrainiennes, faisant en sorte qu’il ne reste pas pierre sur pierre. Voici maintenant celles de Bakhmout, qui comptait quelque 70 000 habitants avant le début de la guerre du Donbass. On l’a oublié, mais Moscou avait là une revanche à prendre. En avril 2014, les séparatistes aidés par Moscou s’étaient emparés de cette ville presque sans coup férir, mais en juillet, l’armée ukrainienne, qui n’était pourtant pas ce qu’elle est devenue aujourd’hui, l’avait reprise, après de violents combats. La ville portait alors le nom d’Artemivsk (Artiomovsk en russe), qui lui avait été donné en 1924 pour honorer la mémoire du Camarade Artiom, un bolchevik proche de Lénine. Fiodor Andreïevitch Sergueïev (1883-1921), de son vrai nom, avait été l’organisateur d’un coup d’État militaire à Kharkiv en 1917, avant d’exercer de hautes responsabilités politiques dans le Donbass, mais aussi dans le Parti communiste de Russie. En février 2016, les autorités ukrainiennes avaient redonné à la ville le nom de Bakhmout, qu’elle portait depuis sa fondation au XVIIe siècle.

Dès mai 2022, la ville qui comptait encore autour de 20 000 habitants s’est trouvée sous le feu russe. Le 1er août, une offensive était lancée pour la reprendre par les troupes de Moscou, dont les hommes de la milice Wagner, en espérant couper ainsi d’importantes lignes de ravitaillement de l’armée ukrainienne et ouvrir la voie vers Kramatorsk — alors un important centre de commandement des forces de Kyïv pour tout le Donbass. C’eût été aussi déverrouiller un accès vers Sloviansk, après les prises de Severodonetsk et Lyssytchansk au début de l’été 2022. À partir de l’automne, Evgueni Prigojine, le chef de Wagner1, en a fait une affaire personnelle, se targuant de réussir là où les « bureaucrates de Moscou » et les chefs de l’armée russe étaient en échec. Depuis, la bataille de Bakhmout est devenue à la fois une tragédie humaine effroyable et un spectacle quotidiennement projeté sur les écrans du monde entier, via les réseaux sociaux et les chaînes d’information en continu.

Sur cette scène, Prigojine a campé jour après jour, soufflant le chaud et le froid et très souvent l’ignoble. Il s’est installé en rival médiatique de Zelenski, par opposition à la communication très « soviétique » du Kremlin, affichant des ambitions politiques croissantes, aux relents résolument populistes, quitte à dorer sa cuirasse sur le dos du ministre russe de la Défense, Sergueï Choïgou, et de son chef d’État-major, Valeri Guerassimov, en les insultant copieusement. Il a même semblé, à mots à peine couverts, s’en prendre à Vladimir Poutine, afin d’obtenir le surplus de munitions et d’appui dont il avait besoin pour conquérir l’ensemble de la cité et proclamer qu’il la contrôle « légalement » — comme si la brutalité la plus sauvage devait avoir force de loi.

Formidable comédien, Prigojine a joué toutes les partitions. On l’a vu en recruteur de détenus dans les prisons russes. En promoteur du « hachoir à viande » qu’il déployait pour tenter de submerger la résistance ukrainienne, sous des vagues d’assaut qui avaient simultanément pour objectif d’épuiser leurs munitions et leur moral et de désigner les poches de résistance à l’artillerie. En chef ému jusqu’au tréfonds de lui-même par le sacrifice de ses hommes — tout le contraire de Vladimir Poutine laissant froidement mourir l’équipage du sous-marin nucléaire lanceur de missile de croisière K-141 Koursk, en août 2000, refusant l’aide étrangère pour les secourir. En caïd impitoyable brandissant la masse dont il menaçait les couards, après la diffusion d’une vidéo mettant en scène l’exécution d’un déserteur. En commandant magnanime saluant la valeur de la résistance ukrainienne. En gnome furieux éructant, en gros plan, contre les bureaucrates de Moscou, prenant à témoin le peuple russe de leur incompétence, de leur lâcheté, de leur veulerie et de leur cupidité…

Prigojine a livré à Bakhmout non seulement une bataille féroce, mais un spectacle d’un nihilisme inimaginable, dont on n’avait vu l’équivalent que dans les rangs d’Al-Qaïda et surtout de Daech. Les emblèmes que brandit sa milice sont d’ailleurs aussi noirs que ceux des sbires de l’État islamique… Sa couleur, c’est celle de la mort, d’ailleurs, lorsque le 23 mai, il revendique la victoire finale, après l’avoir maintes fois annoncée, il le fait en encadrant le drapeau de la Russie par les siens, de part et d’autre, comme deux ailes aussi sombres que sinistres…

C’est en cela, d’ailleurs, que la bataille de Bakhmout se distingue de celle de Marioupol, pourtant déjà effroyable. Elle a valeur d’apocalypse, révélant le projet poutinien, au-delà de la faconde et du cynisme du chef de Wagner qui, quelles que soient ses ambitions, n’est qu’un des instruments de Vladimir Vladimirovitch. Il ne s’agit pas seulement de restaurer l’empire soviétique qui s’est effondré sur lui-même, dans une longue agonie commencée en Pologne en août 1980, avec la naissance de Solidarność. Ni même de revenir à la Sainte Russie des tsars. Et si Staline est un modèle revendiqué, c’est pour sa capacité à se faire craindre urbi et orbi, en ne reculant devant rien pour faire sentir son pouvoir. Les images de Bakhmout disent cela : la volonté de régner par la mort… Déjà, en 2006, Poutine avait imposé au FSB l’uniforme noir en référence, notamment, à celui des opritchniki à qui le tsar Ivan IV Le Terrible avait confié la tâche de faire régner la terreur pour réduire toute velléité d’opposition.

bouthors ruines
Ruines de la zone résidentielle de Bakhmout, mars 2023 // dpsu.gov.ua

Le paysage de Bakhmout est celui d’une dévastation totale. La manifestation crue que, pour ceux qui ont perpétré cette horreur et ceux qui l’ont voulue, la mort de l’autre est préférable à la vie et à la liberté. Ce désastre n’est pas un effet secondaire d’une volonté politique ni seulement l’outil par lequel celle-ci manifeste son caractère implacable. Il semble bien qu’à Bakhmout la fin et les moyens se confondent. Ce qui est voulu, c’est bien la mort comme essence même du pouvoir. Il ne s’agit pas seulement de ramener l’Ukraine dans le giron de Moscou, mais de la soumettre par la mise en œuvre de la mort à grande échelle, à la logique la plus nihiliste qui soit. Ce que veut Poutine, depuis les revers dont il ne s’est pas remis en 2004 (la révolution orange) et en 2014 (l’Euromaïdan), c’est faire payer à l’Ukraine sa prétention à vivre libre, hors de son pouvoir. Les ruines de Bakhmout portent le message que pour lui, il n’y a pas, durablement, de vie possible hors de sa volonté. C’est pourquoi ce qu’il appelle l’hégémonie occidentale lui est insupportable. Parce qu’elle s’oppose à la transformation du monde en un terrain de chasse pour les prédateurs de tout acabit, qui se reconnaissent et s’allient occasionnellement entre eux, chaque fois que cela les arrange.

Le nihilisme dont la destruction totale de Bakhmout est l’illustration a trouvé de longue date, en Russie, de quoi se développer. Dostoïevski entreprit de le faire comprendre, dès 1869, en écrivant Les Démons. On apprend, au début du roman, que Stavroguine, le personnage central, est animé par l’amour de sa patrie… Tout comme Poutine qui ne cesse de répéter qu’il agit pour le bien de la Russie et du monde. Mais le propre de cet amour — si l’on peut dire — que revendique Stavroguine, c’est qu’il ne voit d’autre chemin pour se réaliser que de faire le choix de la mort des autres. En commençant par ceux qu’il manipule et embarque dans sa passion folle. Lui-même finira par se pendre après avoir pris lâchement la fuite. Nous verrons quel sera le sort de Poutine, lorsque sa course folle touchera à son terme.

Cette préférence pour la mort, y compris celles des êtres aimés, l’écrivain russe l’avait déjà mise en scène à la fin de son roman précédent. Dans L’Idiot, Rogojine assassine Nastassia Filippovna pour être le seul à la posséder. « Nous ne laisserons personne l’emporter », dit-il devant son cadavre, au prince Mychkine ! Mais comment ne pas penser, à partir de cette scène, à la phrase que Poutine a adressée à Volodymyr Zelenski lors de la conférence de presse qu’il tenait au Kremlin avec Emmanuel Macron, le 7 février 2022 : « Que cela te plaise où non, à toi de l’supporter, ma belle » ? Précisons que dans cette tchastouchka2 graveleuse, inspirée de la Belle au bois dormant, celle qui doit subir « dort dans la tombe ».

Cette apocalypse de la mort, dont Prigojine est le premier cavalier, ne s’abat pas seulement sur l’Ukraine. À Bakhmout, au cours des cinq derniers mois, selon les chiffres américains, 20 000 combattants russes auraient perdu la vie au combat et 80 000 auraient été blessés ! Depuis le début de la prétendue « opération militaire spéciale », les pertes russes sont supérieures au volume des troupes qui avaient été massées à la frontière dans les mois et semaines précédents ! C’est une saignée que Vladimir Poutine opère sur sa propre population, à laquelle s’ajoute la fuite massive de tous ceux et celles qui ont choisi, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, de se tenir à distance de cette folie. Autant de forces vives qui manquent à la Russie au moment où, du seul fait d’une guerre qui tourne au cauchemar pour l’armée, son économie subit une ponction considérable sur ses capacités de production et ses réserves – sans même parler de l’effet des sanctions internationales. C’est donc tout le pays qui se trouve pris dans les rets mortifères de la folie poutinienne. Si les effets immédiats sont épouvantables, les conséquences à long terme ne le seront pas moins. Matériellement, mais aussi psychologiquement pour des millions de personnes, et pas seulement pour ceux qui seront revenus du front ou pour les familles qui auront perdu l’un ou l’autre des leurs : la propagande délirante mise en œuvre comme un rouleau compresseur par les médias officiels diffuse dans les esprits les pulsions de mort et les fantasmes de toute-puissance du chef du Kremlin. Ce poison — qui se répand bien au-delà de la Russie, notamment dans ledit « Sud global », mais aussi chez nous, via les réseaux sociaux — fera sentir pendant longtemps ses effets redoutables. Aux dégâts mentaux considérables du stalinisme dont a rendu compte Svetlana Alexievitch dans La fin de l’homme rouge (Acte Sud, 2013), il faut déjà adjoindre ceux du poutinisme.

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Jean-François Bouthors est journaliste et essayiste, collaborateur de la revue Esprit et éditorialiste à Ouest-France. Il est auteur de plusieurs livres dont Poutine, la logique de la force (Éditions de l’Aube, 2022) et Démocratie : zone à défendre ! (Éditions de l’Aube, 2023). Il a été, avec Galia Ackerman, l’éditeur des livres d’Anna Politkovskaïa aux Éditions Buchet/Chastel.

Notes

  1. Après des années de déni, Evgueni Prigojine, un repris de justice dont Vladimir Poutine s’est fait un allié en favorisant son ascension et son enrichissement contre de précieux services rendus, a reconnu en septembre 2022 avoir fondé cette milice en 2014.
  2. Type de poésie russe traditionnelle souvent humoristique ou satirique, généralement mise en musique et accompagnée à la balalaïka ou à l’accordéon.

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