De nombreux acteurs culturels ukrainiens considèrent qu’ils ne peuvent se produire publiquement aux côtés de collègues russes. Car ce n’est pas Poutine seul, mais l’État russe tout entier, largement soutenu par la société, qui mène la guerre d’agression contre l’Ukraine. Desk Russie a sélectionné plusieurs prises de position ukrainiennes, survenues lorsqu’un récent événement culturel à New York a provoqué une nouvelle scission entre écrivains russes et ukrainiens.
Alissa Ganieva, autrice russe
Que notre égocentrisme russe est profondément enraciné ! À peine le scandale Goralik est-il retombé [Au festival Prima Vista de Tartu, Estonie, à la demande de deux participantes ukrainiennes a été annulée une présentation de Lynor Goralik, autrice et éditrice de la Russian Oppositional Arts Review, NDLR] que Masha Gessen [journaliste et écrivaine russo-américaine, NDLR] se prend à son tour les pieds dans le tapis. Au festival du PEN américain sont invités des auteurs ukrainiens (dont certains sont des défenseurs de la patrie au sens propre) qui préviennent à l’avance les organisateurs d’une chose qui tombe sous le sens : leurs principes leur interdisent de se présenter sur la même scène que des représentants d’un État qui poursuit son œuvre de destruction sanguinaire de leur pays, leur langue et leur culture. Les organisateurs acquiescent et assurent que tout se passera bien. Pourtant, lorsque les Ukrainiens débarquent à New York, ils découvrent qu’un nouveau panel est apparu dans le programme du festival, un panel qui s’intitule « Victimes de la tyrannie ». Y participent un Chinois et trois Russes (pourquoi ne pas avoir invité, par exemple, des Bélarusses ou des Turcs, mais passons sur ce point), dont Masha Gessen. C’est une erreur de la part des organisateurs qui ont mal compris les demandes des Ukrainiens et ont pensé que cette position de principe ne concernait que l’événement auquel participaient les Ukrainiens et non le festival dans son ensemble. Les organisateurs proposent alors aux Ukrainiens de ne pas apparaître publiquement dans le cadre du festival, mais dans un cadre extérieur. Les principaux intéressés refusent car, comme l’une des participantes, Iryna Tsylyk, l’a expliqué plus tard sur Facebook, ils ne sont coupables de rien et ne méritent donc pas une ségrégation aussi humiliante. La même chose est proposée aux invités du panel de Gessen, mais ils refusent à leur tour de se produire en dehors du festival. Finalement, Gessen et ses camarades finissent par annuler purement et simplement leur prestation. Et tout cela aurait pu ne pas aller plus loin, comme dans l’affaire estonienne. On aurait pu dire : « Une malencontreuse erreur s’est produite, mais nous l’avons réparée rapidement, fin de l’histoire… »
Mais non. Un scandale éclate. Gessen démissionne du conseil d’administration du PEN américain. Le PEN publie une déclaration dans laquelle il exprime ses regrets et explique que, dans le choix des participants, la priorité a été donnée aux Ukrainiens. En effet, s’ils se produisaient au même festival que les Russes, cela créerait une situation compliquée pour les écrivains qui se battent actuellement sur le front.
Un article paru dans le magazine The Atlantic présente Gessen et, plus largement, la culture russe comme une victime, et les Ukrainiens quasiment comme les agresseurs. Gessen explique aux journalistes comment les Ukrainiens ont fait chanter le PEN et qu’elle a très mal vécu le fait qu’on a demandé aux Russes de se retirer du festival pour se retrouver relégués à un coin de table du festival off.
Mais ce n’est pas tout, une autre tempête éclate sur les réseaux sociaux : de nouveau la partie russe déverse sur l’Ukraine ses accusations de nationalisme. Voici par exemple ce que l’intellectuel de Harvard Mikhaïl Berg écrit sur sa page :
« …Pour tout vous dire, je ne suis apparenté ni à Lynor Goralik, ni à Masha Gessen. Ce sont des inconnues avec lesquelles je ne suis lié que par le fait que nous écrivons, entre autres langues, en russe, que nous n’aimons pas Poutine et que, conséquemment, on s’attend à ce que nous soutenions l’Ukraine dans cette guerre et que nous souhaitions la défaite de la Russie.
En effet, c’est un peu ça. Pourtant, ce que je veux quand même dire, c’est que ce gouvernement ukrainien qui force ses citoyens à discriminer des écrivains et des personnes russophones sur la base de leur nationalité, est abominable et dégoûtant. Je ne sais pas s’il s’agit de nazisme à ce stade ou tout simplement d’un cas extrême de nationalisme zoologique, mais adopter cette position revient à compromettre les principes qui sous-tendent toutes les démocraties sans exception, à remettre en question toutes les forces qui ont unanimement soutenu l’Ukraine lorsque cette dernière a été attaquée par l’infâme Poutine.
Je suis écœuré par la politique des autorités ukrainiennes qui prêchent un nationalisme de cette nature, mais je ne me rangerai pas pour autant du côté de Poutine. Je continuerai à considérer cette guerre comme une guerre d’agression non justifiée, mais mes sympathies pour le gouvernement ukrainien s’arrêtent là… »
Et la suite est dans le même esprit.
C’est dingue. Pour la énième fois, les Ukrainiens préviennent qu’ils ne peuvent pas participer à des festivals conjointement avec des Russes : c’est leur droit légitime et parfaitement compréhensible. Comme par hasard, les organisateurs invitent tout de même des Russes. Et ceux-ci (ou, dans le cas de Lynor, non pas eux-mêmes, mais leurs défenseurs) finissent par se transformer en victimes de la tyrannie des Ukrainiens. N’est-ce pas amusant ?
Des gens qui ont été habitués à dominer le jeu pendant des années ne veulent pas céder un iota de terrain à ceux dont ils ont étouffé la voix pendant des siècles. Dans un contexte où le massacre est toujours en cours, la réticence des Ukrainiens à se retrouver nez à nez avec la culture du pays agresseur est interprétée comme un nationalisme zoologique. D’où vient, chez les représentants de cette « grande culture » russe, cette absence patentée de modestie, cette tendance insatiable à traiter la victime d’agresseur, et à se positionner eux-mêmes comme victimes ? Pourquoi sommes-nous indécrottables ? Comme si ce complexe de supériorité et le refus d’assumer la responsabilité des crimes commis par son État n’étaient pas pires que le nationalisme ?
Traduit du russe par Clarisse Brossard
Déclaration du Conseil exécutif du PEN Ukraine
Nous, Conseil exécutif du PEN Ukraine, souhaitons réaffirmer notre position concernant les événements culturels conjoints entre Ukrainiens et Russes.
Depuis le début de l’invasion massive de l’Ukraine par la Russie, notre position a été de refuser de participer aux événements qui se placent sous le signe de l’unité entre des représentants de l’Ukraine et de la Russie.
Cette position que nous défendons n’a rien à voir avec notre opinion sur des personnes en particulier, ni avec le jugement que nous portons sur leur positionnement et leurs actions politiques.
Tant que la guerre se poursuit, une guerre dans laquelle les Russes font sans arrêt preuve de cynisme et de cruauté, nous considérons qu’il serait immoral et non conforme à nos valeurs de faire comme si les écrivains ukrainiens et russes et les personnalités culturelles des deux pays pouvaient s’exprimer de concert ou se retrouver sur des plateformes communes de dialogue. Cela crée une dangereuse illusion sur la possibilité d’un « dialogue » entre les représentants de l’Ukraine et de la Russie avant que le régime russe ne soit complètement défait, que les criminels de guerre russes ne soient traduits en justice et que la Russie ne soit tenue pour responsable de toutes les atrocités qu’elle a commises en Ukraine.
Notre principe directeur est celui de la responsabilité. Pour citer le philosophe français d’origine juive Emmanuel Levinas, qui a passé plusieurs années de son enfance à Kharkiv, la responsabilité provient de notre réponse. Devant qui, nous, personnalités culturelles ukrainiennes, devons-nous répondre de nos actions aujourd’hui ? Pour nous, il est évident que c’est devant notre propre peuple.
Nous sommes responsables face aux Ukrainiens tués à Marioupol, Marinka, Bakhmout et dans d’autres villes et villages ukrainiens rayés de la carte par l’armée russe.
Nous sommes responsables face aux familles qui ont essayé de fuir l’armée russe à Boutcha et Hostomel, et qui ont été abattues par des soldats russes.
Nous sommes responsables face aux habitants des immeubles khrouchtchéviens d’Izioum, morts sous les bombes russes malgré leur tentative de se réfugier au sous-sol. Leurs corps sont restés sous les décombres pendant presque un mois avant d’être enterrés dans une fosse commune dans la forêt.
Nous sommes responsables face à la mort d’une fillette de huit ans à Bezrouky, tuée alors qu’elle lisait un livre dans la cour de sa maison, et face à la mort de plus de cinq cents enfants comme elle.
Nous sommes responsables face à nos amis, cinéastes et artistes, ingénieurs et professeurs d’université, qui sont morts après s’être engagés volontairement en première ligne pour protéger leurs enfants, leur pays et leur liberté.
Nous sommes responsables face aux dizaines de milliers de personnes qui sont mortes dans la fleur de l’âge, pleines de rêves et d’espoirs pour l’avenir. Chacune d’entre elles a un nom. Nous connaissons un grand nombre de ces noms.
Nous sommes convaincus que partager un espace culturel commun avec les Russes pendant la guerre reviendrait à trahir la mémoire des innocents qui ont été tués par l’armée russe. De notre part, cela manifesterait notre indifférence et notre manque de respect pour la souffrance des personnes qui ont été torturées, et un manque d’empathie pour ceux qui ont perdu leur maison. Nous ne voulons pas trahir la confiance de ceux qui risquent leur vie sur le front chaque jour. En d’autres termes, nous ne voulons pas devenir insensibles, irresponsables et inhumains.
Il arrive que nous soyons l’objet d’accusations à propos de notre position. Par exemple, l’un des leaders de l’opposition russe a déclaré avoir observé une « explosion du nazisme » parmi les Ukrainiens. Une publication a induit ses lecteurs en erreur en évoquant un « chantage » et des « ultimatums » de la part d’Ukrainiens « violents ».
Il est révoltant d’entendre des choses pareilles. La guerre ne peut être réduite à un jeu de dames ou à un échange de répliques par presse interposée. La guerre est synonyme de vies humaines, des vies humaines chaleureuses, pleines d’amour, fragiles et irremplaçables. Notre responsabilité face à ces gens nous oblige à une détermination sans faille.
En tant que Comité exécutif du PEN Ukraine, nous pensons qu’il est non seulement problématique mais aussi immoral de soutenir toute illusion de dialogue entre des auteurs ukrainiens et russes dans le cadre d’activités conjointes, au moment même où l’agression militaire russe met en danger la vie de civils ukrainiens.
Dans le même temps, nous sommes une organisation démocratique, et nous considérons que chacun de nos membres est libre d’exprimer sa propre position sur cette question.
Nous comptons sur la compréhension de nos partenaires. Nous appelons également à une communication transparente et ouverte dans la planification des événements impliquant des orateurs ukrainiens. Les auteurs ukrainiens ont le droit de savoir si des Russes seront invités à tel ou tel événement, et à quel titre. Ils n’ont pas à découvrir à la dernière minute des changements dans le programme qui contredisent les engagements pris antérieurement, comme cela s’est malheureusement produit lors d’un événement récent. Au contraire, les organisateurs doivent comprendre que des auteurs ukrainiens sont susceptibles de ne pas trouver acceptable pour eux de s’exprimer dans un cadre commun avec des Russes.
Notre position est dictée par notre responsabilité à l’égard du peuple ukrainien. Nous sommes navrés si elle est inconfortable pour certains. Mais l’éthique est toujours un processus mutuel, une conversation, même si ceux avec qui nous conversons ne sont plus de ce monde.
Traduit de l’ukrainien par Clarisse Brossard
Volodymyr Yermolenko, président du PEN Ukraine :
De plus en plus souvent, les « libéraux russes » ont tendance à adhérer au narratif de la « double peine ». Ils ne seraient pas seulement les victimes de l’infâme Poutine, mais aussi celles des « cruels Ukrainiens ». Et donc, désormais, l’ensemble du monde occidental, qui est très attaché à la liberté d’expression, devrait défendre ces Russes contre les « cruels » Ukrainiens.
En quoi cela n’est-il pas une redite du narratif des « nazis ukrainiens » ? Écrivain et humoriste russe en exil, Viktor Chenderovitch parle ouvertement d’« explosion du nazisme ». D’autres disent à peu près la même chose, en l’arrangeant un peu à leur sauce.
Ce n’est pas juste une ânerie de plus. Il s’agit déjà d’une puissante vague de ressentiment. Il s’agit déjà d’une convergence discrète avec les pires manifestations de la propagande russe.
Le fait que la route qui mène aujourd’hui à une Russie « démocratique » passe physiquement par les corps des Ukrainiens ne les embête pas plus que ça.
Ils peuvent donc se battre [contre le régime Poutine, NDLR] en utilisant les mains et les vies d’autres personnes, tout en traitant ces autres qui se battent de « nazis », ou tout du moins de gens « cruels ». Cela est donc possible.
Car en fait, au fond d’eux-mêmes, ils souhaitent que nous perdions. Voilà la réalité.
Traduit de l’ukrainien par Clarisse Brossard
Tatiana Teren, directrice exécutive du PEN Ukraine :
Depuis presque 15 mois que dure la guerre totale de la Russie contre l’Ukraine, nous consacrons un temps considérable à communiquer avec des institutions et des partenaires étrangers qui nous invitent à participer à divers événements culturels. Nous leur rappelons notre position de principe, nous nous mettons d’accord sur le programme, nous expliquons nos arguments encore et encore, nous refusons de participer quand nous sentons que nos arguments ne sont pas entendus, et que notre position n’est pas respectée. Je sais que toutes les autres institutions culturelles ukrainiennes consacrent également le plus clair de leur temps à ce type d’échanges, et je sais également qu’il s’agit d’une entreprise considérable qui a déjà commencé à porter ses fruits. Au cours de ces derniers mois, dans mes échanges avec les institutions culturelles étrangères, j’ai eu l’impression que notre position était respectée et comprise. Le plus souvent, nous n’avons pas eu besoin de la mentionner : les organisateurs étaient déjà au courant et indiquaient d’emblée qu’ils nous soutenaient et respectaient notre position. Cependant, ces dernières semaines, j’ai de nouveau eu le sentiment qu’on allait à nouveau se mettre à voir de nombreux cas où l’on chercherait à réunir les Ukrainiens et les Russes dans un même projet.
Pourquoi, selon moi, ces situations ont-elles lieu ? Si l’on doit faire une réponse courte, on peut dire que c’est parce que les intellectuels russes ne veulent pas faire leur travail. Au lieu d’avoir une réflexion critique sur l’impérialisme russe et l’essence impériale de leur culture, ils s’engagent activement dans une discussion pour savoir pourquoi les Ukrainiens, ces « cruels auteurs ukrainiens » [Masha Gessen a accusé les auteurs ukrainiens de chantage et de cruauté, NDLR], refusent encore et toujours de participer à des événements avec des Russes. Et c’est pour cela que nous, les Ukrainiens, (au moment où la guerre fait rage, que nos villes sont bombardées, que nos citoyens sont assassinés et torturés) attirons l’attention du monde sur des siècles de politique coloniale russe à l’égard de l’Ukraine et sur les causes de cette guerre génocidaire.
Nous accomplissons un travail que nous n’avons pas accompli au cours des dernières décennies. Les intellectuels russes doivent prendre leur courage à deux mains, se rappeler le concept de responsabilité et se mettre au travail.
Traduit de l’ukrainien par Clarisse Brossard
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