Un visionnaire : Astolphe de Custine (suite)

Pour comprendre la catastrophe qui ronge la société russe, il faudrait remonter au-delà du siècle dernier. Le marquis de Custine a été l’un des premiers à porter un regard sans complaisance sur la Russie impériale. Son livre a fortement énervé le tsar1. L’historienne Françoise Thom nous propose d’en relire un nouvel extrait, d’une lucidité et d’une pertinence saisissantes.

Lettre cinquième

« Lorsque notre démocratie cosmopolite, portant ses derniers fruits, aura fait de la guerre une chose odieuse à des populations entières, lorsque les nations, soi-disant les plus civilisées de la terre, auront achevé de s’énerver dans leurs débauches politiques, et que de chute en chute elles seront tombées dans le sommeil au dedans et dans le mépris au dehors, toute alliance étant reconnue impossible avec ces sociétés évanouies dans l’égoïsme, les écluses du Nord se lèveront de nouveau sur nous, alors nous subirons une dernière invasion non plus de barbares ignorants, mais de maîtres rusés, avisés, plus avisés que nous, car ils auront appris de nos propres excès comment on peut et l’on doit nous gouverner. […]

On se trompe sur le rôle que cet État [la Russie] jouerait en Europe : d’après son principe constitutif il représenterait l’ordre ; mais d’après le caractère des hommes, il propagerait la tyrannie sous prétexte de remédier à l’anarchie ; comme si l’arbitraire remédiait à aucun mal ! L’élément moral manque à cette nation ; avec ses mœurs militaires et ses souvenirs d’invasions elle en est encore aux guerres de conquêtes, les plus brutales de toutes, tandis que les luttes de la France et des autres nations de l’Occident seront dorénavant des guerres de propagande.»

« Singulier pays que celui qui ne produit que des esclaves recevant à genoux l’opinion qu’on leur fait, des espions qui n’en ont aucune, afin de mieux saisir celle des autres, ou des moqueurs qui exagèrent le mal : autre manière très-fine d’échapper au coup d’œil observateur des étrangers ; mais cette finesse même devient un aveu ; car chez quel autre peuple a-t-on jamais cru nécessaire d’y avoir recours ? Le métier de mystificateur des étrangers n’est connu qu’en Russie, et il sert à nous faire deviner et comprendre l’état de la société dans ce singulier pays. »

« … L’orgueil du noble moscovite donne parfaitement l’idée de la singulière combinaison dont est sortie la société russe actuelle : ce composé monstrueux des minuties de Bysance et de la férocité de la horde, cette lutte de l’étiquette du Bas-Empire et des vertus sauvages de l’Asie a produit le prodigieux État que l’Europe voit aujourd’hui debout, et dont elle ressentira peut-être demain l’influence sans pouvoir en comprendre les ressorts. »

« Je suis frappé de l’excessive inquiétude des Russes à l’égard du jugement qu’un étranger pourrait porter sur eux ; on ne saurait montrer moins d’indépendance ; l’impression que leur pays doit produire sur l’esprit d’un voyageur les préoccupe sans cesse. Où en seraient les Allemands, les Anglais, les Français, tous les peuples de l’Europe, s’ils se laissaient aller à tant de puérilité ? » 

Lettre septième

« Dieu sait et les Russes savent si la parade est un plaisir !… Le goût des revues est poussé en Russie jusqu’à la manie : et voilà qu’avant d’entrer dans cet empire des évolutions militaires, il faut que j’assiste à une revue sur l’eau !… Je n’en veux pas rire : la puérilité en grand me paraît une chose épouvantable ; c’est une monstruosité qui n’est possible que sous la tyrannie, dont elle est la révélation la plus terrible peut-être !… Partout ailleurs que sous le despotisme absolu, quand les hommes font de grands efforts, c’est pour arriver à un grand but : il n’y a que chez les peuples aveuglément soumis, que le maître peut ordonner d’immenses sacrifices pour produire peu de chose.

La vue des forces maritimes de la Russie, réunies pour l’amusement du Czar, l’orgueil de ses flatteurs et l’instruction de ses apprentis à la porte de sa capitale, ne m’a donc causé qu’une impression pénible. J’ai senti au fond de cet exercice de collège une volonté de fer employée à faux, et qui opprime les hommes pour se venger de ne pouvoir vaincre les choses. Des vaisseaux qui seront nécessairement perdus en peu d’hivers sans avoir servi me représentent, non la force d’un grand pays, mais les sueurs inutilement versées du pauvre peuple. […] Loin de m’inspirer l’admiration qu’on attend ici de moi, cette improvisation despotique me cause une sorte de peur : non la peur de la guerre, celle de la tyrannie. »

« D’après ce que j’ai pu entrevoir jusqu’ici, un ouvrage qui aurait pour titre les Russes jugés par eux-mêmes, serait sévère ; l’amour de leur pays n’est pour eux qu’un moyen de flatter le maître : sitôt qu’ils pensent que ce maître ne peut les entendre, ils parlent de tout avec une franchise d’autant plus redoutable que ceux qui écoutent deviennent responsables. »

« Dans l’administration russe les minuties n’excluent pas le désordre. On se donne une grande peine pour atteindre un petit but, et l’on ne croit jamais pouvoir faire assez pour montrer son zèle. Il résulte de cette émulation de commis, qu’une formalité n’assure pas l’étranger contre une autre. C’est comme un pillage : parce que le voyageur est sorti des mains d’une première troupe, ce n’est pas à dire qu’il n’en rencontrera pas une seconde, une troisième, et toutes ces escouades échelonnées sur son passage le tracassent à l’envi. La conscience plus ou moins timorée des employés de tous grades auxquels il peut avoir affaire, décide de son sort. Il aura beau dire, si on lui en veut, il ne sera jamais en règle. Et c’est un pays ainsi administré qui veut passer pour civilisé à la manière des États de l’Occident !…  »

Lettre huitième

« Un souverain absolu a tort de dire qu’il est pressé : il doit avant tout redouter le zèle de ses créatures, lesquelles peuvent se servir d’une parole du maître, innocente en apparence, comme d’un glaive pour opérer des miracles, mais aux dépens de la vie d’une armée d’esclaves ! C’est grand, trop grand, car Dieu et les hommes finissent par tirer vengeance de ces inhumains prodiges ; il y a imprudence pour ne rien dire de plus de la part du prince à mettre à si haut prix une satisfaction d’orgueil : mais le renom qu’ils acquièrent chez les étrangers importe aux princes russes plus que toute autre chose, plus que la réalité du pouvoir. En cela ils agissent dans le sens de l’opinion publique ; au surplus, rien ne peut discréditer l’autorité chez un peuple où l’obéissance est devenue une condition de la vie. Des hommes ont adoré la lumière ; les Russes adorent l’éclipse : comment leurs yeux seraient-ils jamais dessillés ? »

« À l’instar de l’ambassadeur de Maximilien [le baron Herberstein], je me demande encore si c’est le caractère de la nation qui a fait l’autocratie, ou l’autocratie qui a fait le caractère russe, et je ne puis résoudre la question non plus que ne le pouvait le diplomate allemand. Il me semble cependant que l’influence est réciproque : ni le gouvernement russe ne se serait établi ailleurs qu’en Russie, ni les Russes ne seraient devenus ce qu’ils sont, sous un gouvernement différent de celui qu’ils ont. »

« Aujourd’hui vous entendrez, soit à Paris, soit en Russie, nombre de Russes s’extasier sur les prodigieux effets de la parole de l’Empereur ; et, tout en s’enorgueillissant des résultats, pas un ne s’apitoiera sur les moyens. La parole du Czar est créatrice, disent-ils. Oui : elle anime les pierres, mais c’est en tuant les hommes. Malgré cette petite restriction, tous les Russes sont fiers de pouvoir nous dire : « Vous le voyez, chez vous on délibère trois ans sur les moyens de rebâtir une salle de spectacle, tandis que notre Empereur relève en un an le plus grand palais de l’univers ; » et ce puéril triomphe ne leur paraît pas payé trop cher par la mort de quelques chétifs milliers d’ouvriers sacrifiés à cette souveraine impatience, à cette fantaisie impériale qui devient, pour me servir des pluriels à la mode, une des gloires nationales. […] D’un bout de cet immense empire à l’autre, pas une protestation ne s’élève contre les orgies de la souveraineté absolue.

Peuple et gouvernement, ici tout est à l’unisson : les Russes ne renonceraient pas aux merveilles de volonté dont ils sont témoins, complices et victimes, quand il s’agirait de ressusciter tous les esclaves qu’elles ont coûté. Toutefois, ce qui me surprend, ce n’est pas qu’un homme, nourri dans l’idolâtrie de lui-même, un homme qualifié de tout-puissant par soixante millions d’hommes ou de presqu’hommes, entreprenne de telles choses et les mette à fin ; c’est que, parmi les voix qui racontent ces choses à la gloire de cet homme unique, pas une seule ne se sépare du chœur pour réclamer en faveur de l’humanité contre les miracles de l’autocratie. On peut dire des Russes grands et petits, qu’ils sont ivres d’esclavage. »

Études de lettres classiques, a séjourné 4 ans en URSS en 1973-8, agrégée de russe, a enseigné l'histoire de l'URSS et les relations internationales à Paris Sorbonne.

Notes

  1. Astolphe de Custine La Russie en 1839, Amyot, 1846. Le livre est consultable sur Internet

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