Écrivaine et historienne de la littérature, Natalia Gromova a beaucoup travaillé sur l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Dans ce texte poignant, elle compare les épreuves des familles soviétiques pendant la guerre de 1941-1945 à celles subies par des familles ukrainiennes dans la guerre actuelle lancée par le pouvoir russe. Le message est très clair. Rassembler les témoignages ukrainiens est « la seule chose que je peux mettre en travers de la route de cette inhumaine machine de mort », dit l’autrice russe, réfugiée en Israël.
Les images qui se sont présentées à moi depuis le 24 février 2022, après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, ont modifié de manière décisive, dans ma conscience, toutes les représentations de la culture et de la littérature avec lesquelles j’avais vécu jusque-là. En 2014, nous avions déjà remarqué que La Garde blanche de Boulgakov et Docteur Jivago de Pasternak se lisaient désormais de manière complètement différente. Nous avons été saisis par le sentiment aigu d’être impliqués dans le temps historique, qui aspirait inexorablement quiconque pensait vivre sa vie, avec ses victoires et ses défaites privées, alors qu’il était imperceptiblement entraîné dans le tourbillon général, que sa maison et les murs derrière lesquels il menait une vie paisible devenaient brusquement une embarcation ballottée sur un océan houleux. C’est d’ailleurs ce qui était arrivé aux Tourbine et à Iouri Jivago quand ils ont été pris malgré eux (ils avaient chacun leur vie, leurs rêves, leurs aspirations) dans le cours de la grande Histoire.
Le paradoxe de ma situation est que j’ai passé une bonne partie de ma vie à étudier précisément l’histoire du XXe siècle, à essayer de comprendre et de décrire dans mes recherches documentaires ce que je croyais être du passé — les catastrophes et les crises.
Le 6 mars 2022, je me trouvais à la gare Varsovie-Zachodnia. Devant moi, des centaines de personnes gisaient par terre. C’étaient des réfugiés venant de l’est de l’Ukraine soudainement envahi. À côté d’eux s’entassaient des valises, des sacs, des ballots remplis d’effets personnels. Des enfants pleuraient et criaient. Tout ce monde déraciné parlait russe et ukrainien. Des bénévoles proposaient du thé chaud et distribuaient des sandwiches dans des sachets de cellophane. Des marmonnements émanaient d’une interminable file de personnes attendant, le long d’un mur, l’obtention d’une carte SIM : interpellations, cris, récits, lamentations, consolations, paroles de réconfort adressées à un enfant. Au milieu de cette agitation et de ce chaos, un jeune Noir avec une grosse valise sortait du lot. Il promenait attentivement autour de lui un regard triste. Peut-être avait-il déjà vu cela quelque part ?
J’ai écrit des livres sur la guerre et l’évacuation d’écrivains et de leur famille pendant la Seconde Guerre mondiale. J’ai fait des expositions à ce sujet. Pour l’une d’elles, j’ai fait aménager, dans la première salle, des fenêtres barrées d’une croix. À l’entrée, il y avait une photo de la station de métro Maïakovskaïa, à Moscou, où des familles s’abritaient des bombes. On y voyait des objets jetés à la hâte dans des malles, des sacs, des baluchons. L’exposition se terminait par des centaines de valises empilées, formant un mur de douleur…
« Nous vivions dans une des ruelles situées entre la rue Troubnaïa et la rue Sretenka, la maison se trouvait sur la colline Sretenski et, des fenêtres du sixième étage, on apercevait le Kremlin et des aérostats dans le ciel », écrit Natalia Pliguina-Kameonskaïa dans les souvenirs que j’ai recueillis en 2013 pour mon ouvrage Les errants de la guerre. « De temps à autre, la radio annonçait une alerte aérienne et nous nous cachions dans un abri antiaérien au sous-sol de la maison. Les enfants pleuraient, on suffoquait dans la cave et on était terrifié. Papa me réconfortait comme il le pouvait. Le soir, il me prenait sur ses genoux, je me blottissais contre lui et je caressais ses doux cheveux bruns… Bientôt, il a été question d’évacuation, mes parents ont dit qu’on allait m’envoyer à Tchistopol, dans un pensionnat, avec d’autres enfants d’écrivains. Comme maman travaillait à l’époque à l’Union des écrivains, je faisais partie des enfants évacués à Tchistopol. Maman avait mis dans ma valise, entre autres, un petit paquet de cartes postales avec une adresse moscovite de retour et une savonnette dont l’odeur m’évoque encore aujourd’hui le sentiment d’être orpheline. Je me souviens aussi d’une autre odeur : celui d’un foulard de ma mère, que je n’arrêtais pas de renifler et de presser contre mon visage ».
Lorsque Natalia Pliguina-Kameonskaïa m’a fait part de ses souvenirs, elle m’a demandé inopinément d’y ajouter un aveu douloureux concernant la mort de son père, l’artiste Alexandre Pliguine, qui organisait des expositions et participait à la revue Le Monde de l’art. Quand elle avait neuf ans, son père, déjà âgé et malade, venait lui rendre visite au pensionnat de Tchistopol, et elle avait honte de son aspect négligé et un peu ridicule. Un jour, elle lui a demandé de ne plus venir : des camarades cruels se moquaient de lui et de son apparence et elle trouvait cela insupportable. Quelques jours après cela, son père s’est pendu.
Natalia Pliguina a vécu toute sa vie avec ce remords. C’était la guerre, là aussi.
Et voici un autre destin cruel : « J’ai bientôt dix-huit ans, écrit le poète Vsevolod Bagritski dans son journal à la veille de la guerre, mais j’ai déjà vu tant de chagrin, tant d’affliction, tant de souffrance humaine que j’ai parfois envie de dire aux gens, et de me dire à moi-même : pourquoi vivons-nous, mes amis ? Puisque de toute façon, « nous descendrons tous sous la voûte éternelle »1. Alors je me suis mis à réfléchir à ce qui se passait, à chercher un commencement et une fin, une certaine logique dans les événements. Hélas, je ne m’en suis pas trouvé mieux. J’étais accablé. Accablé. Maintenant je suis complètement abattu. Prostré de solitude, même si je m’y habitue peu à peu ». Ce jeune homme, resté absolument seul, fuit Tchistopol pour aller au front, où il passera environ deux semaines. Dans ses dernières notes, rédigées sur le front, Vsevolod décrit des choses terribles : « Toute la rive opposée est jonchée de cadavres. On aperçoit sous la neige le gris des manteaux militaires. Ce n’est pas un sentiment d’effroi qui m’étreint à la vue de ce spectacle, c’est un sentiment de profonde et d’infinie solitude. La silhouette d’un soldat, la première que j’ai vue, m’a particulièrement frappé. Sa tête et ses épaules étaient recouvertes de neige. Il était allongé sur la route, les jambes relevées contre la poitrine. Seules une partie de son dos et sa gourde étaient visibles sous la neige. Bientôt, il sera complètement enseveli. Et au printemps, quand la Volkhov grossira, elle l’emportera vers le lac Ilmen ».
Lorsque je me suis retrouvée, au tout début de l’invasion de l’Ukraine, à la gare Varsovie-Zakhodnia, le visage de la guerre m’est brutalement apparu dans toute sa réalité. Ces jours-là, j’ai écrit dans mon journal : « Travail, musée, livres, rencontres, tout s’est évaporé, calciné par les explosions de roquettes qui ont frappé les villes ukrainiennes aux premières heures du jour. Ils frappent des immeubles aux fenêtres calfeutrées où des personnes dorment encore dans leur lit, avec leurs enfants à côté d’elles dans leurs berceaux, et des chiens et des chats douillettement blottis. Leur sommeil matinal est traversé de bombes lancées par des gens qui encore récemment marchaient dans les mêmes rues que moi. C’est simple : ils sont entrés dans leur bureau, ont composé un numéro de téléphone et ont donné l’ordre de frapper les maisons, les fenêtres et les gens qui dorment.
J’en ai le souffle coupé. Je ne peux plus inspirer dans mes poumons l’air de Moscou, désormais empoisonné. Tout, alentour, est empli des émanations toxiques de la guerre. Je ne comprends simplement pas pourquoi les gens dans les cafés, les femmes qui marchent dans la rue en riant avec insouciance, ne s’en aperçoivent pas.
Au travail, on me dit : pourquoi devrait-on s’envelopper dans un linceul et ramper jusqu’au cimetière ? On me regarde et on se dit : elle est à la retraite, elle s’en sortira, mais nous ? Il nous faudrait tout abandonner et partir à cause de cette guerre ? Peut-être que tout va encore s’arranger, peut-être qu’ils parviendront à un accord et que les missiles cesseront de voler. C’est moche, bien sûr. Mais bientôt nous ne regarderons plus du côté de la douleur et de l’horreur. Bientôt, la guerre sera devenue routine. Ils ont bombardé, tué, rebombardé, ils sont venus et repartis. Bientôt la situation aura perdu de son acuité, les nouvelles se ressembleront et on continuera de vaquer à ses affaires comme avant. On ira au travail comme avant, on se réunira comme avant et on se remémorera, autour d’un verre, le bon temps d’avant la guerre en se disant qu’on n’avait pas conscience de son bonheur. Elle, elle est partie maintenant, mais nous, où est-ce qu’on irait? »
Mon fils, scénariste pour le cinéma, chez qui je me suis installée à Varsovie, accueillait à l’époque des réfugiés d’Ukraine. Il avait vécu et travaillé à Kyïv pendant huit ans et il connaissait là des étudiants à qui, la veille de l’invasion, il avait donné ses derniers cours. Le jour de l’invasion, il a écrit :
« Je dors environ une heure et demie par jour parce que je n’arrive pas à trouver le calme. Je me lève, j’allume mon ordinateur. Et c’est parti…
On appelle ses amis et ses proches à Kyïv. Tout le monde est réveillé. Des explosions retentissent dans la ville, on entend le vol de missiles, le vrombissement d’hélicoptères et d’avions. Où sont-ils ? Où l’engin est-il tombé ? Qui a été blessé ?
Impossible de comprendre tout cela, impossible de savoir quoi faire. On se contente d’écrire, on demande stupidement : « Comment ça va ? Qu’est-ce qui se passe chez vous ? Qu’est-ce que tu fais ? »
Certains de nos amis quittent précipitamment la ville ou le pays, d’autres descendent au sous-sol, d’autres encore s’engagent. Le flot d’informations est incessant. Et déjà on voit un char écraser une voiture dans les rues de la belle et lumineuse ville de Kyïv, les berges du Dnipro assourdies par des rafales de mitrailleuses. Dans les semaines qui suivent, on verra beaucoup de choses qu’on n’aurait jamais voulu voir. On verra aussi des combats à la station du métro Beresteïska. Combien de fois suis-je passé par là ! On verra des missiles tomber sur le quartier Loukyanovka, détruisant des maisons et des magasins, des parcs et des rues. Voici l’aire de jeux où j’allais promener mes enfants. Elle a été touchée par un missile. Voici le centre d’affaires où j’ai suivi le séminaire d’un célèbre rédacteur en chef et spécialiste de l’écriture de scénarios. Aujourd’hui, ses fenêtres sont brisées et il est à moitié détruit. Le parc près de Babi Iar, là où se trouve la tour de la télévision : je vois des photos avec des flaques de sang. Un missile est aussi tombé là, tuant quelqu’un… Combien de fois on s’y est promené, combien de fois je suis passé par là ! Nos meilleurs amis habitent à côté. La mort, la mort et le meurtre, c’est là la matière principale de tous les jours qui suivent. C’était déjà le cas il y a huit ans mais c’est bien pire aujourd’hui, plus grand, plus effrayant. Cependant on voit aussi de la résistance. L’Ukraine se bat. »
Nous avons alors eu l’idée, mon fils et moi, de réaliser un livre sur les témoignages de ses étudiants restés dans différentes parties d’Ukraine. Ces témoignages sont nés d’incessants entretiens sur Zoom, d’échanges sur WhatsApp et Telegram.
Les rimes de l’histoire étaient pour moi parfaitement claires. Voici un fragment des notes de Natalia Movsessian, de Marioupol.
« 24 février… Nous sommes réveillés par de fortes explosions… Les réseaux sociaux hurlaient : C’est la guerre… Tirs de missiles dans toute l’Ukraine… Mon cerveau refusait d’y croire mais le grondement derrière la fenêtre confirmait ces informations… Dans la pièce d’à côté, ma mère malade était couchée, elle pouvait à peine se lever, alors… On ne pensait qu’à une chose, au moyen de la soigner… Il n’était plus question de poursuivre les examens…
Dans la tourmente, on a réussi à acheter des provisions : pâtes, kacha, saucisson, pâtés, conserves… J’ai reproché à mon mari : pourquoi cinq boîtes de sprats ? Dans quelques jours, une semaine tout au plus, tout cela sera terminé… Je ne savais pas alors que dans le sous-sol, ce serait notre principale nourriture… Les premiers jours, on dormait par terre dans le couloir… Quand il y avait une alerte aérienne, on sortait dans le hall d’entrée… On a appelé mon mari pour qu’il retourne travailler à Azovstal… C’est la dernière fois qu’il a vu les hauts-fourneaux de l’usine où il avait travaillé pendant 24 ans… Tous les employés ont été invités à installer leur famille dans l’abri antiatomique de l’usine. Nous, on a décidé de rester chez nous !
Les explosions se rapprochaient de plus en plus, l’immeuble tremblait… Il était dangereux de rester au septième étage. On a pris quelques affaires et de la nourriture et on s’est installé dans l’appartement de ma mère. Heureusement, ce n’était pas loin… On hébergeait aussi ma belle-mère de 85 ans… »
La suite de l’histoire de cette famille de Marioupol est tragique. Natalia et son mari ont réussi à en réchapper mais cette terrible expérience ne les quittera jamais.
Comme avant, il me semble que la principale chose que j’ai à faire est de continuer à recueillir les témoignages de la guerre, qu’il faut faire connaître. Et même si je dois admettre que mes efforts — la rédaction d’ouvrages de témoignages sur la guerre et le blocus de la Seconde Guerre mondiale, et la conception d’expositions sur ce thème — n’ont malheureusement rien pu arrêter ni personne, je persiste à penser que c’est la seule chose que je peux mettre en travers de la route de cette inhumaine machine de mort. C’est ainsi qu’est né ce livre de témoignages très divers, que mon fils et moi avons réalisé. Il s’intitule Foyer dévasté et a été publié en Israël par les éditions Sefer, sous la direction de Vitali Kabakov.
En Israël, qui est devenu pour nous un refuge et un foyer, peut-être pour un temps, peut-être pour toujours.
Traduit du russe par Fabienne Lecallier
Natalia Gromova est écrivaine, dramaturge, autrice de livres sur la vie littéraire soviétique. Tous ses ouvrages s'appuient sur de nombreux documents d'archives et sur des récits de témoins.