Alfred Koch, l’homme des privatisations et de NTV

Vladimir Poutine n’a pas conçu et construit seul le poutinisme. L’historienne Cécile Vaissié propose à Desk Russie le quatrième volet de son feuilleton « Ils ont fait le poutinisme ». Cette fois, elle raconte l’histoire de l’homme qui a la réputation de « parler vrai » sans mâcher ses mots. On peut aussi trouver qu’il est mal élevé, arrogant, et semble avoir du mal à se remettre en cause. Mais, si Alfred Koch est assez universellement haï en Russie, c’est surtout parce qu’il est associé aux privatisations et aux changements économiques des années 1990 qui ont eu des conséquences douloureuses pour de très nombreux Russes. Moins parce qu’il a, « en requin du capitalisme », contribué à l’étouffement des médias sous Poutine.

Son parcours semble éloigné de ses rêves de départ : Alfred Koch dira avoir voulu « toute sa vie » être écrivain, et, comme Sourkov, comme Pavlovski, il a signé plusieurs livres. Il a aussi perdu son poste au gouvernement dans ce qui a été appelé « l’affaire des écrivains », ce qui démontre que la définition de l’écrivain peut être large et souple en Russie. Mais en 2004, il assurait avoir enfin compris qu’il était et serait toujours « un koulak ». Et il ajoutait : « Je ne suis pas un grand capitaliste. Je suis russe. Koch. Alfred. Fils de Reinhold. Le bonheur de t’aimer. Ma Patrie1. » Touchant, mais complexe. Car pour n’importe quel Russe, Koch, Alfred et Reinhold sont des noms allemands. En tout cas, notera son ami le journaliste Igor Svinarenko en 2005, si les regards portés sur Koch peuvent différer, il « est, réellement, l’un de ceux qui ont construit le pays actuel. Quel que soit celui-ci. Nous y vivons2 ». Enfin, ils y vivaient : Igor Svinarenko, né à Marioupol, est mort le 10 mai 2022, à 64 ans. Et Alfred Koch réside en Allemagne depuis 2015. Au temps pour « Ma Patrie ».

Une ascension fulgurante

Son nom est allemand, son prénom également, tout comme celui de son père : Alfred Koch descend de ces Allemands qui se sont installés en Russie à partir du XVIIIsiècle. Le lieu de sa naissance, en 1961, le confirme et signale implicitement l’une des tragédies soviétiques : le futur politicien est né à Zyrianovsk, au Kazakhstan. Or c’est notamment dans cette république que Staline a fait déporter, pendant la Seconde Guerre mondiale, ces Allemands de Russie, qu’il soupçonnait — sans autre raison que leurs lointaines origines — de vouloir collaborer avec les nazis. Reinhold Koch est resté sur place et a épousé une Soviétique de nationalité russe, si bien qu’en 2003, leur fils disait parler à peine l’allemand. À l’école, Alfred était traité de « fasciste », même si, au Kazakhstan, les distinctions reposaient plutôt sur un autre critère : il y avait les enfants des anciens prisonniers des camps, et ceux des gardiens de ces camps3.

À huit ans, Alfred Koch a suivi ses parents qui s’installaient à Togliatti, et le futur homme politique a terminé ses études secondaires dans cette ville industrielle. Par la suite, il dira n’avoir aucun bon souvenir de cette période, à part ses premières histoires d’amour : « Le reste, ce n’était qu’une tactique de survie4 ». Puis il a étudié l’économie à Leningrad (LFEI : Institut économique et financier) et a entamé une thèse de kandidat [équivalent du doctorat du 3e cycle, NDLR], qu’il a soutenue en février 1987. Il voulait enseigner et a travaillé quelques années comme chercheur à Leningrad.

À partir de 1988, Koch organise des séminaires d’économie avec Anatoli Tchoubaïs : celui-ci est né en 1955 et son père, colonel à la Direction politique de l’armée, occupe la chaire de philosophie dans un institut supérieur militaire. Dès 1978-1979, Anatoli Tchoubaïs a constitué un groupe d’étude semi-clandestin sur les réformes économiques en URSS et dans certains pays de l’Est5. Il n’en est pas moins entré au PCUS à 25 ans, a soutenu sa thèse d’économie et est devenu chercheur dans un institut peu prestigieux. Il avait, depuis 1980, des contacts avec un groupe d’économistes moscovites, dirigé par Egor Gaïdar (1956-2009), qui était le petit-fils d’un écrivain soviétique extrêmement connu et deviendra premier ministre. Egor Gaïdar et le futur oligarque Piotr Aven assistent aux séminaires de Koch et Tchoubaïs, tout comme une vingtaine de spécialistes en finances ou sociologie. C’est pourquoi des Occidentaux croiront que la transition et la rupture avec le système soviétique étaient préparées et menées par de jeunes universitaires bien formés et dynamiques, et ne réaliseront pas que le KGB aussi était aux manettes.

En 1990, Alfred Koch se lance dans la politique : il est élu maire de Sestroretsk pendant un an, puis préside, à Leningrad, le comité exécutif du Conseil des députés du peuple, et quitte son institut. En avril 1991, il est nommé président de la commission chargée d’appliquer localement une réforme du rouble et, cette année-là, entre dans une structure qui, créée par Gorbatchev, supervise tous les biens étatiques à Leningrad et sa région. Koch y est donc aux commandes pour ce que certains considèrent comme le cœur de sa carrière : les privatisations, et c’est à cette époque, semble-t-il, qu’il rencontre Vladimir Poutine, chargé des investissements étrangers à la mairie de Leningrad.

Cette année-là, à trente ans, Alfred Koch, déjà marié et père de famille, obtient son premier appartement, attribué dans le cadre de ses fonctions. Jusque-là, il disposait d’une chambre dans un appartement communautaire. Ils ont pratiquement tous vécu dans la mouise soviétique et, brusquement, de nouvelles perspectives, y compris matérielles, s’offrent à certains d’entre eux, parce qu’ils se trouvent dans les bons circuits, ont des compétences et sont suffisamment jeunes pour s’adapter avec souplesse. De quelle « humiliation » parlera-t-on ? Ils vont profiter. Jouir. Pendant une bonne vingtaine d’années. Et penser à eux, à leur famille et aux enrichissements qu’ils peuvent tirer de cette période en mutation. Voire, parfois, au pays. Koch le soulignera en 2004 : « L’argent, cela ne signifie pas le bonheur, cela signifie la liberté6. » Ce qui n’est d’ailleurs pas faux, mais beaucoup réduiront la liberté à l’argent.

Les privatisations de l’économie russe

L’URSS disparaît en décembre 1991 ou, plutôt, laisse la place à quinze pays indépendants et souverains. Dès janvier 1992, le gouvernement de Boris Eltsine lance des réformes visant à transformer l’économie russe en une économie de marché, non étatique. Ce qui implique de privatiser une partie au moins des biens de l’État.

Dans la pratique, cette privatisation a commencé, très discrètement, dès les dernières années soviétiques. D’après la sociologue Olga Krychtanovskaïa, spécialiste de la question, une première vague s’est déroulée entre 1986 et 1989 : des centaines, voire des milliers d’entreprises ont été créées sous l’égide des organisations du Komsomol et le contrôle du KGB, et elles ont été confiées à des fonctionnaires du Komsomol, jeunes et dynamiques, qui récupéraient les bénéfices, même si le capital restait à l’État7. Mikhaïl Khodorkovski, qui sera une quinzaine d’années plus tard l’homme le plus riche de Russie, était l’un des bénéficiaires de cette opération. La deuxième vague de privatisations a commencé en 1989 et se terminera en 1992 : des fonctionnaires ont privatisé à leur profit les biens publics qu’ils géraient, et ils l’ont fait avec l’accord des autorités. Victor Tchernomyrdine, ministre du gaz, a, par exemple, transformé son ministère en une société par actions : Gazprom, dont il est devenu le PDG. Des banques sont également apparues, issues de banques d’État, tandis que d’autres étaient initiées et financées par l’État, sans que celui-ci s’affiche8.

En 1991, avant même la disparition de l’URSS, certains Soviétiques étaient donc déjà riches, dotés d’un premier capital qu’ils devaient, pour la plupart, à leurs liens avec des structures étatiques. Ce qui n’était encore que « contrôle » et « gestion » allait rapidement devenir « propriété » : Khodorkovski s’est rendu compte, en 1993, que l’entreprise qu’il dirigeait pouvait être considérée comme lui appartenant9. Ceux qui, comme lui, avaient à la fois une expérience des affaires, un premier capital et de bons contacts allaient pouvoir gagner plus d’argent encore, grâce aux réformes entreprises par les gouvernements Eltsine.

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Alfred Koch avec un bon de privatisation // Sa page Facebook

Au début de 1992, Alfred Koch réside encore à Leningrad et c’est lui qui y organise la vente de biens publics, dans le cadre de ses fonctions de vice-président du Comité municipal des biens de l’État (Goskomimouchtchestvo). Mais son ami Tchoubaïs est nommé, le 1er juin 1992, vice-premier ministre de Russie, et Koch devient son adjoint : il va superviser, au niveau fédéral, la troisième vague de privatisation, celle qui semble concerner l’ensemble de la population et est lancée pendant l’été 1992. Elle s’appuie sur la distribution d’un bon (voucher) de dix mille roubles à chaque citoyen russe, censé s’en servir pour acheter des actions d’entreprises. Dans les faits, la population n’en a guère profité, alors que des gens bien placés et informés — dont Boris Berezovski — ont alors acquis des firmes importantes.

Un an après son arrivée à Moscou, Koch obtient un nouvel appartement, lié à ses fonctions. L’une de ses plus grosses opérations est encore à venir : les « prêts contre actions ». C’est la quatrième vague de privatisations, conçue par deux hommes : Boris Jordan, un banquier américain d’origine russe, et Vladimir Potanine, futur oligarque et fils d’un responsable du ministère soviétique du Commerce extérieur. Rappelons-nous : en 1995, l’entourage de Eltsine conclut un accord avec quelques oligarques possédant des banques. Celles-ci — créées grâce au soutien et aux financements du pouvoir — prêteront deux milliards de dollars au gouvernement et recevront en garantie des actions des meilleures entreprises industrielles russes. En 1997, l’élection présidentielle passée, ces banques pourront organiser elles-mêmes, et à leur profit, les enchères au cours desquelles les entreprises mises en gage seront vendues. Et tout sera supervisé par Alfred Koch qui est partisan d’une privatisation massive : pour lui, l’État ne doit rien posséder.

Le 30 mars 1995, Potanine, accompagné par Mikhaïl Khodorkovski et Alexandre Smolenski, deux autres banquiers, expose son projet devant le gouvernement russe au sein duquel Koch et Tchoubaïs soutiennent ce plan. Il s’agissait, expliquera Tchoubaïs vingt-cinq ans plus tard, de lier étroitement le monde des affaires à Eltsine et au gouvernement des réformateurs10. Le 25 septembre 1995, Alfred Koch signe la liste des entreprises mises aux enchères. Ces dernières auront lieu, d’après lui, en l’espace d’un mois et si discrètement que la plus grande partie de la population russe n’en entendra parler qu’après coup. Moins d’une dizaine d’hommes d’affaires, jugés de confiance, vont pouvoir ainsi acquérir des fleurons industriels à des prix très bas : des biens publics qui vaudront 14 milliards de dollars sur le marché boursier en juillet 1997, sont vendus pour moins d’un milliard. Les principaux bénéficiaires sont des structures liées à Berezovski, Khodorkovski et Potanine. Avec l’aval d’Alfred Koch.

Après la réélection de Eltsine, Tchoubaïs devient chef de l’administration présidentielle, et, le 12 septembre 1996, Alfred Koch, 35 ans, prend la tête du Comité fédéral des biens de l’État (Goskomimouchtchestvo), avec rang de ministre. Le 17 mars 1997, il est promu vice-premier ministre de la Fédération de Russie. Une fonction qu’il n’exercera que jusqu’au 13 août 1997 et à laquelle « l’affaire des écrivains » mettra un terme abrupt, ce qui aura aussi des conséquences dans l’étouffement des médias par Poutine.

Sviazinvest et « l’affaire des écrivains »

Koch n’était pas encore vice-premier ministre lorsque, vers janvier 1997, l’homme d’affaires Vladimir Goussinski est allé le voir et s’est plaint de n’avoir pas bénéficié de la dernière privatisation, alors qu’il avait beaucoup aidé Eltsine. Il souhaitait donc que l’entreprise Sviazinvest, qui disposait du monopole des télécommunications russes, soit privatisée à son profit. Koch affirmera par la suite que lui et les « jeunes réformateurs » du gouvernement avaient toutefois décidé que la vente de Sviazinvest se ferait « honnêtement11 » — ce qui est une façon d’admettre que cela n’avait pas toujours été le cas pour celles des « prêts contre actions ».

Goussinski aurait aussi souhaité que Vladimir Potanine, alors vice-premier ministre, soit écarté de ces enchères, ce que Koch aurait refusé. Ce dernier aurait alors été mis en garde par Goussinski et Berezovski : si Potanine était autorisé à participer à cette vente, les deux hommes utiliseraient leurs médias contre Koch et Tchoubaïs. Ce dernier accepte d’écarter Potanine, mais, en mars 1997, celui-ci quitte le gouvernement. Tchoubaïs l’y remplace et déclare que, puisque Potanine n’est plus au gouvernement, il n’y a plus de raison qu’il ne participe pas à la vente de Sviazinvest, programmée pour juillet 1997. Le consortium incluant Potanine, Soros et quelques autres investisseurs emporte les enchères : leur offre était supérieure, mais Goussinski, furieux, estime qu’il y a eu du favoritisme. Par la suite, Koch estimera avoir été violemment attaqué par les médias de l’homme d’affaires lors de « l’affaire des écrivains », parce que Goussinski voulait se venger de lui12.

Aujourd’hui encore, cette affaire reste obscure. Cinq personnalités du gouvernement et de l’administration présidentielle, dont Koch et Tchoubaïs, ont reçu une avance d’au moins 90 000 dollars chacun, de la part d’une maison d’édition contrôlée par la banque de Potanine, pour des livres alors non écrits sur l’histoire des privatisations en Russie. Démesurées, de tels à-valoir pourraient dissimuler des pots-de-vin, y compris pour la vente de Sviazinvest. Le scandale médiatique est tel que Tchoubaïs perd son poste de ministre des Finances, tout en restant vice-premier ministre. Quant à Koch, il est accusé d’abus de fonction et doit quitter son poste de vice-premier ministre le 13 août 1997. Il prétendra toutefois que ces à-valoir étaient normaux et ont été offerts à un Fonds de défense de la propriété privée. L’affaire est d’autant moins claire que, toujours d’après Koch, il y avait, en fait, deux financements, dont celui d’un éditeur new yorkais. Et un livre collectif au moins paraîtra en 1999 chez Vagrius : l’affaire juridique sera close cette année-là.

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Manifestation à Moscou en soutien de la chaîne NTV en 2001 // NTV, capture d’écran

Le scandale ne s’arrête toutefois pas lorsque Koch quitte le gouvernement et prend la tête d’une entreprise d’investissements, Montes Auri. Celle-ci, prétendra le politologue Dimitri Simes en renvoyant à des rumeurs, aurait fait des « profits énormes » en investissant sur le marché russe des actions, et elle aurait bénéficié d’informations d’insiders, de la part de Tchoubaïs et Potanine13. La machine judiciaire est en marche et, à partir de septembre 1997, Koch doit faire face à des interrogatoires et des perquisitions « de dix heures, en présence des enfants14 », pour cette « affaire des écrivains », mais aussi pour une autre concernant l’attribution de son appartement moscovite. Selon lui, tout cela se faisait sur l’ordre de Goussinski qui orchestrait les attaques dans la presse, le faisait suivre et l’avait placé sur écoute.

S’il est difficile d’y voir clair dans ces rumeurs, ces accusations et ces dénégations, il s’avère qu’à l’époque, d’éventuels pots-de-vin de moins de 100 000 dollars semblaient une raison suffisante pour écarter quelqu’un du gouvernement et le poursuivre en justice, ce qui sera loin d’être le cas quelques années plus tard. Des motivations très diverses semblent néanmoins mêlées, des plus légitimes aux plus mesquines. Or Koch prétendra avoir été attaqué avec une violence particulière par la chaîne de télévision NTV qui appartenait à Goussinski. La question des motivations se posera donc à nouveau lorsque, en 2000-2001, Koch supervisera la vente de NTV à Gazprom, ce qui marquera le début de la disparition des médias non contrôlés par l’État en Russie.

Une autre question s’impose : d’où vient la fortune de Koch, qui semble conséquente ? Il a été fonctionnaire de l’État jusqu’en 1997 et assurera en 2003 avoir gagné ses millions entre 1997 et 2001, ce qui sera sa façon de nier un enrichissement personnel dans le cadre des privatisations. Mais aussitôt, il ajoutera avoir « presque tout » perdu lors de la crise financière de 1998. Il aurait donc gagné ses millions entre 1999 et 2001 ? Ce n’est pas impossible dans la Russie de l’époque, mais Koch n’expliquera pas comment. En revanche, il assurera n’avoir jamais bénéficié d’un « seul kopeck de financement étatique », n’avoir jamais « rien pris » et avoir « sacrifié huit ans » de sa vie « pour créer les conditions nécessaires aux affaires dans le pays15 ».

Son ami, le journaliste Igor Svinarenko, lui fera toutefois remarquer, toujours en 2003, que beaucoup le voient, en Russie, comme « quelqu’un qui doit son ascension à ses relations avec le pouvoir et a utilisé des informations qu’il avait comme insider pour acheter et vendre des bons du trésor (GKO) ». Voire comme quelqu’un qui a été de parti pris lors des « prêts contre actions ». Mais Koch assure pouvoir expliquer « aux organes compétents » comment il a gagné son premier million. Il n’aurait, en revanche, rien à dire à l’opinion publique : « Qu’ils aillent se faire foutre16. » Avec la même élégance, il ajoutera ne pas vouloir non plus débattre de ses relations avec « les services de maintien de l’ordre ». Ce qui laisse quelques zones d’ombre. D’autant que Koch n’a pas disparu après « l’affaire des écrivains ».

Le « fossoyeur » de NTV

Dès son arrivée à la présidence russe, Vladimir Poutine entend, avec ses équipes, reprendre le contrôle des médias. Gleb Pavlovski raconte que, le soir du 30 décembre 1999, l’état-major de campagne s’était réuni, et la vodka coulait à flots. L’un de ses amis, « un journaliste très libéral qui a fait une carrière éblouissante » et qui n’avait aucun lien « ni avec Poutine, ni avec Saint-Pétersbourg, ni avec le FSB » — les trois principaux réseaux d’accès aux cercles poutiniens — lui a lancé : « La première chose que nous allons faire, c’est écraser NTV ! ». Pavlovski aurait été surpris, mais il reconnaîtra avoir lui-même suggéré au printemps 2000 des attaques « contre un ou deux oligarques » : Goussinski, puis Berezovski17. Des tabous étaient levés.

En fait, d’après Igor Malachenko — l’un des créateurs de NTV, très actif pour la réélection de Eltsine en 1996, puis membre de l’équipe ayant préparé les élections de 1999-2000 —, Gleb Pavlovski aurait joué un rôle-clé, à la demande de Boris Berezovski, pour convaincre le Kremlin que NTV et d’autres médias appartenant à Goussinski étaient « les ennemis qui [voulaient] étouffer la carrière politique de Vladimir Poutine18 ». Pavlovski reconnaîtra que, dès 1999, une « guerre à mort » était déclarée entre NTV et l’administration présidentielle, et il prétendra n’avoir compris que plus tard que leurs rapports d’alors aux médias engendreraient « tout le système de censure » ultérieure19. Une émission de NTV, en particulier, irritait l’équipe de Poutine : les Koukly, inspirées des Guignols de l’info français. Plus généralement, la chaîne avait une information de qualité, assez critique des dirigeants sur certains points, et elle ne soutenait pas les guerres en Tchétchénie, ni la première, ni la seconde.

NTV, créée en octobre 1993, a toutefois une faiblesse : pendant les années Eltsine, la chaîne a bénéficié de « crédits » de la part de Gazprom et, d’après le célèbre journaliste et humoriste Viktor Chenderovitch — un ancien de NTV —, ces « crédits » étaient des sortes de pots-de-vin versés « pour la réélection de Eltsine », comme toutes les personnes impliquées l’auraient su20. Il n’empêche : sur le papier, NTV doit de l’argent à Gazprom, et l’élection de Poutine, le 26 mars 2000, change la donne. Le 11 mai, plusieurs établissements de Media-Most — le groupe de Goussinski — sont perquisitionnés et un fonctionnaire du Kremlin expose par écrit les conditions pour que cessent les attaques : il fallait que NTV modifie sa ligne éditoriale sur la Tchétchénie, arrête ses attaques contre les proches de Boris Eltsine et enlève la marionnette de Poutine aux Koukly, un petit monstre, maigrichon et cruel21.

Cette marionnette disparaît effectivement, mais un nouvel épisode de l’émission satirique montre Alexandre Volochine, le chef de l’administration présidentielle, en train d’écouter les instructions d’un Dieu invisible. Dieu. Le Seigneur Dieu. En russe : Gospod’ Bog. (K)GB. Après des décennies de censure soviétique, tout le monde décrypte le message. Or, vers avril-mai 2000, Alfred Koch rencontre, aux bains russes, Mikhaïl Lessine, associé de Gleb Pavlovski et, désormais, « ministre de la presse, de la diffusion télévisée et radio et des moyens de communication de masse ». Lessine lui fait une proposition : le groupe Media-Most dont fait partie NTV doit à Gazprom près d’un demi-milliard de dollars ; Gazprom a donc prié Lessine de lui recommander quelqu’un qui essayerait de récupérer une partie de cette dette ; Lessine a pensé à Koch : celui-ci est-il d’accord ? Koch comprend que cette proposition ne vient pas que de Gazprom et que le nouveau ministre a sans doute été chargé de ce « projet » par la nouvelle administration : « Un nouveau maître au Kremlin, de nouvelles règles », écrira-t-il, en reconnaissant de facto la dimension politique de cette affaire. Il comprend aussi, admettra-t-il, que l’on s’adresse à lui parce qu’il a une vengeance à prendre contre Goussinski22. Le journaliste Chenderovitch le saisit également : « Le pouvoir savait qui charger de l’anéantissement de NTV23. »

C’est donc très consciemment que Koch accepte sa mission : « Confisquer les médias d’un homme sans toucher à celui-ci24 Le lendemain, Lessine lui promet de ne pas trop apparaître dans cette négociation, pour que celle-ci n’ait pas l’air d’être politique — ce qu’elle est… —, et ne puisse être présentée comme une atteinte à la liberté d’expression. L’argent n’est pas un problème : Koch pourra engager tous ceux dont il aura besoin. Constatant que les dettes ont été garanties par des cautions, il décide d’exiger celles-ci, si les dettes ne peuvent être remboursées. C’est alors, le 12 juin 2000, que Koch est nommé directeur de Gazprom-Media25. Parce qu’il a accepté cette mission.

Le lendemain de cette nomination, Goussinski est arrêté et Koch dit l’avoir appris dans le bureau de Lessine. Tous deux en auraient été très surpris, et Koch n’aurait pas approuvé cette arrestation qui aurait été — ce n’est pas impossible — une initiative des forces de sécurité. Ou de Poutine. Vladimir Goussinski est accusé de détournements de fonds, à hauteur de dix millions de dollars, et d’abus de pouvoir. Dix-sept personnalités politiques et économiques influentes — dont Anatoli Tchoubaïs et Vladimir Potanine — prennent sa défense dans une lettre qu’Alfred Koch signe également, ce qui lui permettra de prétendre n’avoir été impliqué que dans une mission financière ordinaire et non dans un piège répressif.

Parallèlement, Igor Malachenko, directeur général de NTV, négocie avec Lessine. Ce dernier raconte ensuite à Koch que, d’après Malachenko, Media-Most et tous ses actifs valent un milliard, alors que les dettes à Gazprom s’élèvent à 700 millions. Malachenko aurait donc proposé que Gazprom efface les dettes et achète Media-Most pour 300 millions. Koch estime que Media-Most ne vaut pas un milliard et a d’autres dettes que celles envers Gazprom, mais le nouveau ministre lui assure que cela n’a pas d’importance : il en a déjà parlé « où il faut », « notamment à Gazprom ». Il ajoute : « S’ils sont prêts à payer 300 millions, la question est close pour toujours ; il n’y a plus de dettes, et pas d’affaires au pénal. » Sinon, Koch continue son travail26.

Vladimir Goussinski est libéré après trois jours de détention. En échange de sa liberté, il a accepté de vendre NTV à Gazprom. Ce n’est donc pas sans cynisme qu’Alfred Koch soupirera, quelques années plus tard : « Ô, l’époque végétarienne des premières années Poutine ! De telles choses étaient encore possibles27 ! » De fait, elles ne le seront bientôt plus dans ce système Poutine que Koch aura contribué à construire.

Boris Nemtsov propose alors à Koch de rencontrer Goussinski et, selon Koch, un accord aurait été trouvé avec l’homme d’affaires : établir un plan de remboursement en deux étapes, et, si les dettes ne sont pas remboursées, Gazprom récupérera les garanties. Sauf que cela ne colle pas vraiment avec la version selon laquelle Goussinski aurait accepté de vendre son entreprise. Car c’est lors de ces négociations qu’est établie « l’annexe numéro 6 », un papier qui garantit à Goussinski sa liberté et sa sécurité personnelles, à condition qu’il vende les actifs lui appartenant28. Là encore, la situation reste obscure : les responsables de NTV assureront que cette annexe a été élaborée par le Kremlin sur le modèle « vos actions contre votre liberté » ; Lessine et Koch, qu’elle a été rédigée à l’initiative de Goussinski, et ils s’accuseront les uns les autres de mensonges29.

En tout cas, Koch est le premier à signer cette « annexe numéro 6 », suivi par Lessine, puis Goussinski, et les poursuites contre ce dernier sont levées. En juillet, l’homme d’affaires part en Espagne, devenant, selon la journaliste Masha Gessen, « le premier réfugié politique du régime Poutine, seulement cinq semaines après l’inauguration30 ». Là, il dénonce l’accord que, dit-il, il aurait signé sous la menace. La réaction ne traîne pas : le 19 septembre 2000, Gazprom — dirigé par Alfred Koch — porte plainte contre Media-Most et déclare vouloir récupérer de nouvelles actions de NTV, en échange des « crédits » accordés et non remboursés.

Là encore, Koch donne une version assez différente de ces événements. Pour lui, Goussinski s’était réfugié à Londres, tout comme Malachenko qui aurait alors demandé à Koch non plus 300, mais 500 millions. Ce dernier aurait refusé, et c’est alors, selon lui, que Goussinski a déclaré avoir été forcé à signer un accord. Il aurait compté, prétendra Koch assez cyniquement, sur la réaction de l’Occident, prêt à « défendre la liberté de parole en Russie31 ». Koch aurait donc déposé plainte. Mais déjà, un raid du même genre est engagé pour s’emparer des médias de l’oligarque Boris Berezovski : il s’agit bien de prendre le contrôle des médias.

Le 13 novembre 2000, un mandat d’arrestation international est lancé contre Goussinski. L’homme d’affaires est arrêté, mais la justice espagnole refuse de l’extrader. Le 15 décembre, le fisc russe demande la liquidation de Media-Most et de NTV. C’est également le fisc qui permettra de faire passer l’empire pétrolier de Khodorkovski sous la coupe de l’État.

Koch prétendra avoir, au préalable, revu Goussinski à Londres ; un nouveau contrat aurait même été signé mi-décembre 2000. L’homme d’affaires refuse toutefois de céder ses actions et il aurait porté plainte, à Londres, contre Gazprom-Media. Le 29 janvier 2001, les journalistes de NTV sont reçus par Poutine et affirment, en sortant, n’avoir « plus d’illusions ». Certains tentent pourtant de sauver NTV et des manifestations sont organisées. Ted Turner, le magnat des médias américains, propose même d’acheter la chaîne, mais, lorsque Goussinski en informe Koch par téléphone au début février, ce dernier rétorque que la question n’est pas là. C’est alors — se souviendra-t-il — que Goussinski lui lance : « Toi, Alfred Koch, tu te détruis toi-même complètement en tant que figure démocratique32. » C’est exact. Sauf que, répète-t-on, « la réputation n’est pas une institution en Russie ».

Mais les dirigeants russes tiennent alors compte de celle qu’ils peuvent avoir à l’étranger : Koch se rend aux États-Unis au début de 2001, notamment pour y donner sa version des événements. Selon lui, la méfiance à son encontre aurait rapidement disparu, et il notera avoir été aidé par « beaucoup de gens » : ceux « qui ne prenaient pas au sérieux la liberté de parole « à la Goussinski » et qui considéraient que cette liberté de parole ne pouvait justifier le non-paiement de dettes33 ». Parmi eux, il citera le politologue Dmitri Simes.

Peu après, un tribunal russe reconnaît que l’équipe de Koch a le droit de s’emparer des garanties proposées pour les dettes. Les actionnaires sont réunis le 3 avril 2001 : Gazprom prend le contrôle de NTV et Koch est nommé président du Conseil d’administration et vice-directeur de la chaîne. Un joli jouet. Il y animera même, à deux reprises, un jeu télévisé, mais dira avoir dû arrêter, faute de temps. Boris Jordan, ce banquier américain qui a imaginé le système « prêts contre actions », remplace le journaliste Evgueni Kisseliov comme DG de NTV. En signe de solidarité avec ce dernier, les journalistes de NTV occupent leurs locaux, tandis que deux nouvelles manifestations ont lieu contre ce qui est compris par beaucoup comme une attaque contre la liberté d’expression. Néanmoins, notera Mikhaïl Zygar, « seuls les membres déjà un peu âgés de l’intelligentsia » participaient à ces manifestations, alors que « la classe moyenne, des gens jeunes qui réussissaient, se fichaient du destin de la chaîne34 ». Sans approuver, ils ont laissé faire.

Alfred Koch rencontre alors Viktor Chenderovitch, une figure clé de NTV, se montre « correct et gentil », et assure « être complètement indépendant du Kremlin » — ce qui est faux. D’après le journaliste, Koch déplore une polémique trop vive, souhaite qu’on lui fasse confiance, expose ses projets pour la chaîne et propose à Chenderovitch d’y participer. Ce dernier essaie de lui expliquer la différence entre leurs positions : « Pour vous, c’est un business. Et pour nous il s’agit de notre réputation, et c’est tout. » Le journaliste se rappellera que « quelque chose d’étonnant s’est alors passé ». Koch, en entendant le mot « réputation », est passé à l’anglais : « Mother fucker ! », a-t-il crié, « Reputation ! Mother fucker ! ». Chenderovitch conclura : « Il semble que je n’avais pas dit ce qu’il fallait35. »

Cette conversation a eu lieu trois jours avant que, le 14 avril 2001, la nouvelle direction de NTV — celle de Koch, donc — n’investisse les locaux. De nuit. Koch sera très léger en racontant cet épisode : « Quand notre patience a pris fin […], nous sommes simplement entrés de nuit dans l’entreprise, en ayant acheté […] le service de sécurité de Goussinski, et nous avons commencé à diriger celle-ci36 ». De tels procédés ne sont pas rares à l’époque et, en 2005, Koch ne semblera toujours pas saisir à quoi ceux-ci ouvraient la voie.

Gazprom restructure alors, au-delà de NTV, le groupe Media-Most : le journal Segodnia n’est plus financé ; la rédaction d’Itogui est licenciée, et ce magazine, publié en collaboration avec Newsweek, disparaîtra définitivement en 2014. Aujourd’hui, Chenderovitch a émigré en Pologne, Koch en Allemagne, Kisseliov en Ukraine et Vladimir Goussinki vit depuis longtemps en Israël. Igor Malachenko s’est suicidé en 2019. Koch et Kisseliov au moins se croisent parfois à des forums de l’opposition.

Ayant joué son rôle, Koch est renvoyé de NTV dès octobre 2001. En récompense de ses bons travaux, il aurait obtenu — d’après Chenderovitch — un terrain près de Saint-Pétersbourg et abandonné les médias pour la construction et la gestion d’un port de commerce.

Un « requin du capitalisme » dans les élections de 2003

En 2003, Alfred Koch dirige sa propre entreprise et explique, termes anglo-saxons à l’appui, réaliser, en prestataire de services, du « hostile take-over » : il s’empare d’entreprises à la demande de ses clients. Revendiquant être « un requin du capitalisme », il assure s’être ainsi saisi d’une trentaine d’entreprises, dont vingt-quatre appartenant à Goussinski37, et il présente donc l’attaque lancée contre NTV comme une action ordinaire du capitalisme, légale et légitime, et non comme une opération visant à étouffer la liberté de la presse en Russie.

Il va même plus loin en prétendant avoir exécuté « une tâche sociale ». En effet, pour lui, « la presse » a « un impact sérieux sur nos libertés » et « il s’est avéré que l’interprétation que Monsieur Goussinski fait de la liberté d’expression dérangeait énormément de monde ». Il admet, certes, que personne, parmi les ex-Soviétiques, ne savait vraiment ce qu’était la liberté d’expression, et il se moque de l’intelligentsia qui disait apprécier cette liberté. Un processus a été lancé, et pas seulement par Koch : ironiser sur ceux qui tentent de défendre certaines valeurs. Ce qui n’empêche pas l’ancien ministre d’affirmer s’être « toujours considéré comme un homme profondément démocratique par nature, aimant toutes les libertés civiques ». Et il serait « utile à l’économie » : « Pour celle-ci, il est préférable que des entreprises passent des faibles aux forts38. » Cela semble être alors sa conception du monde : la loi du plus fort.

Cette année-là, Alfred Koch dirige l’état-major de campagne de SPS (Union des forces de droite) pour les législatives, et il est, avec Iouri Gladkov, à la tête de la liste proposée par ce parti à Saint-Pétersbourg. Les élections ont lieu juste après l’arrestation de Khodorkovski, à laquelle SPS n’a pratiquement pas réagi, et Koch aurait dit à la journaliste Elena Tregoubova ne pas être gêné par ce quasi-silence. SPS obtiendra 4,3 % des voix39. Qui aurait eu envie de lutter pour un parti « libéral » dont certains candidats sont impliqués dans la destruction des libertés russes ? La carrière politique de Koch est terminée.

Celui-ci publie, en 2004-2005, plusieurs livres d’entretiens avec son ami le journaliste Igor Svinarenko, et ces livres apportent des matériaux factuels précieux pour l’étude de la Russie des années 1989-2002. Ils s’avèrent utiles également pour repérer certains processus psychologiques. Ainsi, un passage frappe dans le deuxième tome. De façon assez enfantine, Koch dit vouloir aller en Crimée : « C’est injuste ! Nous avons conquis [la Crimée] et ce sont les Ukraignos (khokhly) qui l’utilisent. Je veux qu’elle soit à nous. » Svinarenko lui lance : « Tu attends qu’un jour ou l’autre, on nous donne la Crimée. » Et Koch enchaîne : « Je suis même prêt à y organiser une invasion ! Si nous conquérons la Crimée, que nous fera-t-on ? Rien. Et aussi, je suis pour la justice. Ce n’est pas aux Ukraignos ! C’est Nikita [Khrouchtchev] qui leur a donné. » Les mêmes arguments que Poutine utilisera à partir de 2014… En quoi le « démocrate » auto-proclamé se distinguerait-il de l’autocrate qu’il a servi ?

Svinarenko lui suggère de porter l’affaire devant un tribunal international, mais Koch rétorque : « Il faut d’abord conquérir [la Crimée], puis porter plainte. Et le temps que la justice travaille, la Crimée sera à nous. Et tous en seront heureux en Crimée. Et il faut prendre Odessa en même temps. » Il en semble convaincu : « La Crimée est à nous, et nous en avons besoin. Rendez-la nous. Je suis pour la justice40. » C’est aussi cette attente, chez Koch et chez d’autres, que Poutine comblera, ou croira combler.

Pourtant, Koch parle alors du régime russe comme d’un « épouvantable despotisme asiatique41 », et le bilan qu’il dresse des actions de Poutine en 2005 est négatif : le président aurait seulement renforcé les « verticales » et baissé les impôts42. Mais qu’a fait l’ancien ministre pour changer cette situation ?

Parce qu’il se voudrait un intellectuel, il publie d’autres livres. Dans l’un, cosigné en 2013 avec l’oligarque Piotr Aven, des personnalités politiques impliquées, à un titre ou un autre, dans les réformes de Gaïdar sont interviewées : il s’agit d’essayer de comprendre comment la Russie est devenue ce qu’elle est. Elmar Mourtazaïev, alors premier adjoint du rédacteur en chef de Forbes Russie, relève : « Quand on écoute les interviewés, on a l’impression que tous se sont battus, ont refusé les compromis… Mais quand on regarde par la fenêtre, on a envie de demander : si vous avez fait tant d’efforts, pourquoi y a-t-il ce bordel autour de nous43 ? »

Oui. Pourquoi ?

Alfred Koch passe d’ailleurs de plus en plus de temps en Allemagne, en Bavière, et il s’y installe définitivement en 2015. Faut-il parler de « retour à la patrie historique », en reprenant la formulation soviétique et russe ? De fuite, devant ce qui se passe en Russie, depuis l’annexion de la Crimée ? De fuite tout court ? En effet, Koch est alors sous le coup d’une inculpation en justice44 : il a été accusé de contrebande pour avoir voulu emporter en Allemagne un tableau dont la valeur est contestée par les douanes. C’est un avertissement.

Celui qui a privatisé la Russie ouvre en Bavière une petite affaire d’immobilier et de construction. Et, en août 2015, pour fêter le jour de l’indépendance ukrainienne, il dépose des fleurs sur la tombe de Stepan Bandera, comme dans une ultime provocation assez vaine.

Conclusion

Désormais, Alfred Koch intervient régulièrement dans les « Forums de la Russie libre » que Garry Kasparov et Mikhaïl Khodorkovski organisent à Vilnius et auxquels les partisans de Navalny n’ont pas participé en 2021 et 2022. Il est aussi invité par les médias russophones d’opposition, ce qui suscite parfois des réactions indignées de ceux qui se rappellent son rôle dans l’affaire Media-Most. Si une union des opposants émigrés semble aujourd’hui si difficile, c’est aussi parce que des fantômes hantent les trente dernières années et demeurent des plaies à vif.

Oui, depuis la Bavière, Koch critique, quotidiennement ou presque, la guerre déclenchée par la Russie contre l’Ukraine. Il aurait changé ? Sans doute. Comme tant ont changé, dans un sens ou dans un autre. Cela peut même être un jeu : allez regarder, par exemple, ce que des incarnations de la perestroïka (Alexandre Iakovlev, Vitali Korotitch, etc.) écrivaient avant la perestroïka. Leurs propos « d’avant » pourraient souvent être publiés dans la Russie d’aujourd’hui, et peut-être sont-ils revenus parce qu’une chose et son contraire ont été dites par les mêmes personnes, à différentes époques, comme si les mots n’avaient aucune valeur.

En revanche, les conséquences de ce que Koch a fait au début des années 2000 sont sous nos yeux.

Quant à Anatoli Tchoubaïs, il a quitté la Russie peu après le début de l’attaque contre l’Ukraine. Sa femme et lui ont pris, dit-on, la citoyenneté israélienne.

La suite au prochain numéro…

Politologue, historienne, slaviste, professeure à l'université Rennes II, directrice du département de russe de Rennes II, chercheuse au CERCLE (Nancy II). Travaille essentiellement sur les relations pouvoir-société-culture dans la Russie des XXe et XXIe siècles, et sur les questions d'influence de 1920 à aujourd'hui. Ses derniers ouvrages : Le Clan Mikhalkov. Culture et pouvoirs en Russie (1917-2017), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019 ; Les Réseaux du Kremlin en France, Paris, Les Petits Matins, 2016 ; La Fabrique de l’homme nouveau après Staline. Les arts et la culture dans le projet soviétique, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2016.

Notes

  1. Koch Alfred et Svinarenko Igor, Iachtchik vodki, Tome 3, Moskva, Eksmo, 2004, p. 69.
  2. Ibid, Tom 4, 2005, p. 284.
  3. Ibid, Tome 1, 2003, p. 14.
  4. Ibid, Tome 4, p. 232.
  5. Sigman Carole, Clubs politiques et perestroïka en Russie. Subversion sans dissidence, Paris, Éditions Karthala, 2009, p. 91.
  6. Koch Alfred et Svinarenko Igor, op. cit., Tome 2, 2004, p. 125.
  7. Krychtanovskaïa Olga, Anatomiïa rossiïskoï elity, Moskva, Zakharov, 2004, p. 294-307.
  8. Ibid, p. 314-318.
  9. BELTON Catherine, Putin’s People. How the KGB took back Russia and the took on the West, London, William Collins, 2020, e-book, p.  69 / 489.
  10. Zygar Mikhaïl, Vse svobodny. Istoriïa o tom, kak v 1996 godou v Rossii zakontchilis vybory, Moskva, Alpina, 2021, p. 69.
  11. Koch Alfred et Svinarenko Igor, op.  cit., Tome 4, p. 25.
  12. Ibid, p. 29-30. Simes Dimitri K., After the Collapse. Russia Seeks its Place as a Great Power, New York (USA), Simon & Schuster, 1999, p. 184.
  13. Simes Dimitri K., op.  cit., p. 189-190.
  14. Koch Alfred et Svinarenko Igor, op.  cit., Tom 4, p. 215.
  15. Ibid, Tome 1, p. 10-11.
  16. Ibid, Tome 1, p. 11.
  17. Krastev Ivan, Eksperimentalnaïa rodina. Razgovor s Glebom Pavlovskim, Moskva, Izdatelstvo Evropa, 2018. Bookmate, p. 85 / 222. Bekboulatova Taisiïa, « Dissident, kotoryï stal ideologom Poutina », Meduza, 9 juillet 2018.
  18. Bekboulatova Taisiïa, Ibid.
  19. Ibid.
  20. Chenderovitch Viktor, « Zdes bylo NTV » i drouguié istorii, Moskva, Zakharov, 2004, p. 44.
  21. Ibid, p. 26.
  22. Koch Alfred et Svinarenko Igor, op.  cit., Tome 4, p. 205-206.
  23. Chenderovitch Viktor, op.  cit., p. 53. Chenderovitch
  24. Koch Alfred et Svinarenko Igor, op.  cit., Tome 4, p. 205, p. 215. Ibid, Tome 1, p. 13-14.
  25. Ibid, Tome 4, p. 206-207.
  26. Ibid, Tome 4, p. 210-211.
  27. Ibid, Tome 4, p. 209, note 1.
  28. Kassianov Mikhaïl, Bez Poutina. Polititcheskiïe dialogui s Evgeniem Kisselevym, Moskva, Novaïa Gazeta, 2009, p. 8.
  29. Koch Alfred et Svinarenko Igor, op.  cit., Tome 4, p. 212-213.
  30. Gessen Masha, The Man Without a Face. The Unlikely Rise of Vladimir Putin, London, Granta, 2012-2014, e-book, p. 161/314.
  31. Koch Alfred et Svinarenko Igor, op.  cit., Tome 4, p. 214.
  32. Ibid, Tome 4, p. 249.
  33. Ibid, Tome 4, p. 252.
  34. Zygar Mikhaïl, op.  cit., p. 53.
  35. Chenderovitch Viktor, op.  cit., p. 53.
  36. Koch Alfred et Svinarenko Igor, op.  cit., Tome 4, p. 259.
  37. Ibid, Tome 1, p. 8.
  38. Ibid, Tome 1, p. 10-13.
  39. Tregoubova Elena, Prochtchaniïé kremlevskogo digguera, Moskva, Ad Marginem, 2004, p. 182.
  40. Koch Alfred et Svinarenko Igor, op. cit., Tome 2, p. 104-105.
  41. Ibid, Tome 2, p. 50.
  42. Ibid, Tome 4 , p. 175.
  43. Voir le chapitre « Chto my ouznali », in Koch Alfred et Aven Piotr, Revolioutsiïa Gaïdara, Moskva, Alpina Publisher, 2013. Bookmate.
  44. Zygar Mikhaïl, Vsia Kremlevskaïa rat. Kratkaïa istoriïa sovremennoï Rossii, Moskva, OOO Intelektoualnaïa literatoura, 2016, p. 53.

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