« Une roquette Grad a tué mon mari, mon fils, ma mère et mon chien »

Par Irina Jivoloup, notaire, Izioum

Desk Russie publie le deuxième témoignage d’une réfugiée ukrainienne, recueilli dans le cadre du projet Exodus-2022, lancé par le journaliste ukrainien Michael Gold. Il s’agit de rassembler des récits de réfugiés juifs de la guerre russo-ukrainienne. Ayant fui l’« opération de dénazification » menée par l’armée russe, les juifs russophones se sont retrouvés en Europe, en Israël, ou encore dans l’ouest de l’Ukraine. Les histoires de ces réfugiés, dont la vie a été détruite par les « libérateurs », sont particulièrement révélatrices.

Le 24 [février 2022], à cinq heures du matin, mon fils m’a appelée de Kharkiv et m’a dit qu’ils étaient bombardés — il vivait du côté de Belgorod. J’ai bondi et me suis mise à hurler : Descends à la cave, vite, puis rejoins-nous à Izioum. Il est arrivé le lendemain par le dernier train en provenance de Kharkiv. Ensuite j’ai reçu un appel d’une collègue : leur maison avait été bombardée. Des amis ont appelé du district voisin : leur village, où était stationnée depuis toujours une unité militaire, avait été rasé. Les blessés ont commencé à affluer et, le 25, les premières explosions sont arrivées chez nous. J’ai suggéré qu’on parte mais ma mère et mon mari ne voulaient pas, je ne pouvais pas les laisser.

Je suis la seule à avoir survécu

Pourquoi les gens ne sont-ils pas partis tout de suite ? Personne ne croyait que les Russes allaient raser ainsi la ville. Ils détruisaient des écoles, des églises, des bâtiments épargnés par les deux guerres mondiales. Izioum a été rayé de la surface de la terre. Ils n’arrivaient pas à contourner le mont Kremenets. Comme les Allemands en 1941, les Russes ont construit des pontons, au même endroit, et nous, comme avant, on frappait. La montagne était jonchée de cadavres de Russes mais un traître les a conduits jusqu’à la ville. Tout le monde sait de qui il s’agit, je pense qu’ils vont le rattraper.

Le 1er mars, à minuit, nous dormions au troisième étage quand soudain mon mari a crié : « Un avion ! ». J’avais l’impression que l’avion allait entrer par la fenêtre. Il a largué une bombe sur la place, nous habitions un peu plus bas. L’onde de choc a été telle que j’ai été projetée à travers la chambre contre la porte, mon mari m’a sortie de là. En général, on se cachait dans la salle de bain, ensuite on est descendu au sous-sol, et bientôt on a déménagé dans la maison de ma mère, qui avait sa propre cave équipée. À cette époque, les bombardements survenaient toutes les 90 minutes, les avions se succédaient. Alors que les choses semblaient se calmer, le soir du 6 mars, le chien a gémi. J’ai compris qu’il s’agissait d’un raid aérien et une roquette Grad est tombée en plein milieu du hall d’entrée où nous nous trouvions tous — moi, ma mère, mon fils, mon mari et le chien. Je suis la seule à avoir survécu. J’ai creusé pour les sortir de là, je ne sais pas comment j’en ai trouvé la force : j’avais la tête fracassée et toute couverte de sang, les jambes brisées. Mais j’ai écarté les poutres. Mon fils a succombé dans mes bras, probablement d’une hémorragie interne.

Nous portions tous des lunettes et pas une paire n’a été cassée. C’est étrange… Je ne sais pas pourquoi j’ai survécu, mais j’ai rampé dans la maison, j’ai trouvé de l’eau, je me suis hissée sur le lit, j’ai mis la veste de mon fils, un bonnet, et je suis restée ainsi pendant huit jours — sans fenêtres ni toit, il faisait moins dix, les missiles volaient sans discontinuer, les corps des miens gisaient sur le seuil. J’ai bu de l’eau, j’ai trouvé du saucisson dans le sac à dos de mon fils. Je me souviens de l’odeur de kérosène. J’ai ouvert les yeux et j’ai vu l’armoire criblée d’impacts, j’ai compris que je me trouvais dans un angle mort, Dieu merci.

Un jour j’ai entendu des voisins parler, je me suis mise à crier et ils m’ont sortie de là, ils m’ont lavée, nourrie. Puis un secouriste est arrivé, a examiné ma jambe et a dit qu’il fallait que je voie un médecin. L’hôpital avait été bombardé mais il restait un chirurgien. Les voisins m’ont mise dans une voiture et m’ont emmenée sous les bombardements chez le médecin, Iouri Evguenievitch Kouznetsov. Avec une infirmière, ils m’ont fait des points de suture, sans anesthésie. Ils m’ont dit : « Tu n’as pas intérêt à t’évanouir, on n’a rien pour te réanimer ». Quoi qu’il en soit, ils m’ont rafistolée et m’ont installée au sous-sol de l’hôpital. J’avais de la chance, il restait des tas de médicaments, de pansements, etc. Ils m’ont fait toutes les piqûres et tous les pansements nécessaires et je suis restée 25 jours dans ce sous-sol. Je ne sais pas où j’ai trouvé la force de supporter tout cela.

On a menacé le seul médecin qui restait de lui tirer dans les jambes

Beaucoup de gens avaient des blessures causées par des éclats d’obus, des fractures. Il y avait aussi des maladies pulmonaires — on vivait au sous-sol — et des AVC chez les personnes âgées. Quelqu’un a essayé de glisser de l’argent au médecin, qui a refusé de le prendre. Elle a dit : « On est des êtres humains ici, pas des pillards ». La responsable du laboratoire était une femme juive de 82 ans rescapée de l’Holocauste. Elle faisait des analyses de sang et d’urine élémentaires, celles qu’il est possible de réaliser pratiquement sans réactif. Elle vivait dans la même cour d’immeubles que moi, elle me connaissait. Un jour, elle m’a apporté un pot de confiture. J’ai protesté : « Mais pourquoi, Eleonora Danilovna? ». « Prends donc, Irotchka, c’est pour toi ».

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Fosses communes dans la forêt d’Izioum // currenttime.tv

J’ai organisé dans la cave un club de mots croisés. D’abord trois personnes sont venues, puis cinq, puis huit, on a installé des chaises. Ils bombardaient, nous on vivait notre vie. Cela nous distrayait mais on était terrifié quand les murs se mettaient à trembler et que le plâtre nous tombait dessus. Moi, au moins, je pouvais me déplacer avec mes béquilles. Parce qu’il y avait aussi des grabataires. Un jeune homme, Vlad, avait le bassin, un bras et une jambe fracturés. Un mur s’était effondré sur eux — son père était mort mais lui avait survécu. Leur maison avait été bombardée, huit ailerons de bombe gisaient dans le potager. Sa femme s’occupait de lui. [Le couple se trouve maintenant à Lviv, où l’homme a un suivi médical, NDLR.]

Les Russes occupaient déjà la ville à ce moment-là, ils y étaient entrés fin mars. Ils ne s’en prenaient à personne en particulier. Puis ils ont été remplacés par des membres de l’ORDLO1 et des Kadyrovtsy2. Les Tchétchènes ne sont pas entrés dans notre hôpital mais ceux de Donetsk, c’était un vrai cauchemar. Ils ont dit au seul médecin qui restait : on va te tirer dans les jambes, on verra quel médecin tu fais. J’étais couchée, l’un d’eux s’est approché avec sa mitraillette, la main sur la gâchette, il a soulevé la couverture, a pointé son arme sur ma jambe bandée. J’ai bien cru qu’il allait tirer. Ils ont proposé de m’emmener en Russie, à Belgorod. Le médecin a dit : pas question de toucher à cette patiente. Il essayait de les effrayer.

Les Russes sont partis rapidement mais eux, ils sont restés, il y avait des postes de contrôle tous les 50 mètres, ils étaient vêtus comme des vagabonds, avec des casques datant de la Seconde Guerre mondiale. L’un portait des baskets, un autre des sandales. Une bande de truands, un ramassis de pouilleux.

Ils ont visité tous les appartements, cambriolé les maisons, fait sortir les gens des caves. Quand c’était fermé à clé, ils faisaient sauter les serrures.

Ils ont même bombardé le cimetière

Dans notre appartement, les fenêtres et les portes ont été soufflées et ils ont fait le ménage là aussi, ils ont emporté des affaires, des crèmes, et jusqu’à mes culottes, désolée pour les détails. La porte en fer des voisins était bloquée, ils l’ont fait sauter et ont détruit leur trois-pièces. Ils ont volé des voitures, cambriolé des garages et des bureaux, pris du matériel, pillé. Ils réclamaient de l’alcool, de la nourriture, donnez-nous de la viande, disaient-ils, mais comment voulez-vous qu’on ait de la viande, dans une khrouchtchevka3, après un mois de guerre ?

Il y avait un campement de Tsiganes non loin de là. Ils les ont chassés dans le froid en leur disant qu’ils n’étaient pas des êtres humains. Ils ont tiré sur les maisons, se sont acharnés sur l’une d’elles. Des antifascistes, en somme.

J’ai trouvé des gens pour m’aider à enterrer les miens, ils ont commencé à creuser une tombe, la terre était gelée et, tout à coup, le cimetière a été bombardé depuis un hélicoptère. Un homme a eu le bras arraché. L’allée « des Afghans » a aussi été bombardée. Le monument à la mémoire des soldats tombés durant la Grande Guerre patriotique se dresse là, cela n’a arrêté personne.

Il y a eu un moment d’accalmie et des volontaires se sont mis à exhumer les corps qui avaient été enterrés à la hâte dans les parterres de fleurs, dans les potagers, au pied des immeubles ; ils les photographiaient, les inhumaient, donnaient des numéros. Mes proches ont été enterrés dans un cimetière à l’écart, du côté de la forêt. Je ne sais pas où ils reposent, sous quel numéro… Pas moyen non plus d’obtenir un certificat de décès. Les occupants ne laissaient pas entrer les volontaires, ils proposaient d’emmener les blessés hospitalisés mais n’autorisaient ni les volontaires ni les organisations internationales.

Ils ont bombardé la gare routière. Ils ont tiré sur les bus d’évacuation, j’avais une amie qui partait avec sa mère et son mari. Celui-ci, en cherchant à protéger sa belle-mère de son corps, a été blessé, mais il est vivant, Dieu merci. Une autre de mes amies, Lidia Medinskaïa, qui était gynécologue, allait pratiquer un accouchement dans une cave quand elle a été tuée par une bombe. Le directeur de la caisse d’épargne a perdu sa mère et son frère avec toute sa famille.

Un immeuble de plusieurs étages a été touché le 9 mars — entre 50 et 60 personnes se sont retrouvées sous les décombres. Un ami de feu mon premier mari — ils avaient grandi ensemble — a péri là-bas, on l’a enterré après Pâques, on avait sorti le corps fin avril.

Il y a un gros bourg, Kamenka, après Izioum. Plusieurs décembristes, amis de Pouchkine, y ont jadis vécu en relégation. Il ne reste plus que deux maisons debout. La laure de Sviatogorsk, qui n’est pas loin de chez nous et où les gens allaient s’abriter, a elle aussi été bombardée. Même les nazis ne faisaient pas ça.

On m’a fait traverser la Donets par un pont suspendu

Pendant ce temps, des amis essayaient de me sortir de là mais on ne les laissait pas traverser la Donets (notre ville est coupée en deux par la rivière), on leur tirait dessus et ils devaient rebrousser chemin. Et puis un projectile est tombé sur leur immeuble, tout a brûlé, une porte de réfrigérateur s’est retrouvée sur le toit d’une maison voisine. Ils ont survécu par miracle, ils ont réussi à quitter Izioum et, pendant plusieurs semaines, je n’ai plus eu de nouvelles.

Puis j’ai rencontré dans notre hôpital un homme qui recherchait sa femme, à peu près de mon âge. Quand il est rentré chez lui dans son village, où ma mère et moi avions des amis, il a raconté ses recherches. L’amie de ma mère l’écoutait en pleurant, elle a mentionné notre nom de famille en disant qu’il ne restait plus personne. Il s’est souvenu alors avoir entendu ce nom à l’hôpital. Le lendemain, ils sont venus et m’ont ramenée au village. À mon départ de l’hôpital, toutes les infirmières étaient là, on s’est embrassées, je leur ai dit de ne pas pleurer. À ce moment-là, il n’y avait déjà plus de matériel de pansement, le médecin m’a donné deux bandes en disant : tu les laveras.

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Habitants d’Izioum après la libération. Photo : Dzmitry Halko, Grani

On m’a fait traverser le pont sur un chariot… C’était le 7 avril. Quand on est arrivé, une foule de connaissances s’est précipitée sur moi, je leur ai dit : doucement, je suis en vie. On a vite essuyé nos larmes. Dans le village, on m’a lavée et nourrie, on m’a installée au chaud dans un lit et Raïa, qui était médecin, a changé mes pansements. Quelques jours plus tard, des volontaires sont venus me chercher pour m’emmener à Dnipro. J’ai retraversé la Donets par le pont suspendu, puis on a pris à travers la forêt par des sentiers de chèvres. À Dnipro, une amie m’a recueillie. Quand je suis arrivée à l’hôpital Metchnikov, on m’a demandé d’où je venais. J’ai répondu Izioum. Apparemment, la situation y était de nouveau calme. Au service de traumatologie on m’a rafistolée, j’avais un pied cassé, des morceaux de chair arrachés.

J’ai passé trois semaines à Dnipro et, pendant ce temps-là, des amis en Israël avaient entrepris de rechercher des membres juifs de ma famille. C’est ainsi qu’ils m’ont trouvé une cousine du côté paternel à Toronto. Mon père est juif et, du côté de ma mère, j’ai aussi des racines juives mais plus rien pour le prouver. Il n’y avait pas de communauté juive à Izioum, même si l’on trouvait quelques Juifs, comme Eleonora Danilovna.

Quoi qu’il en soit, je remercie la communauté juive de Dnipro, de Kryvyï Rih et de Toronto et, bien sûr, l’Agence juive Sokhnout, qui ont organisé mon évacuation médicale à Varsovie. On m’a conduite à la frontière polonaise. Là, des représentants de Sokhnout m’ont accueillie et m’ont emmenée jusqu’à Varsovie.

Notre petite ville est très belle (était)

J’ai une autre cousine en Russie. Elle m’a invitée chez elle, mais je n’irai pas là-bas. Elle m’a dit : c’est l’affaire de quelques jours, on va te libérer. Je lui ai raconté de quelle manière j’avais été libérée — libérée de tout.

Quand j’ai quitté Izioum, il restait encore des immeubles debout. Ensuite, même si c’étaient les étages supérieurs qui avaient été touchés, des fissures étaient apparues. Un missile est tombé juste quand la responsable de notre immeuble est descendue au sous-sol. Elle a été ensevelie sous les décombres, on a dû percer le mur de l’immeuble d’à côté. Ensuite, on a spécialement percé les murs pour pouvoir, au cas-où, passer d’un immeuble à l’autre sans s’exposer à l’extérieur.

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Irina Jivoloup en Israël // newsru.co.il

Dans mon immeuble, il y a encore quelques familles, avec entre autres une vieille dame de 80 ans. Ils font la cuisine ensemble, sur un brasero, ils se débrouillent pour trouver de l’eau, il y a une petite source, ils survivent en communauté. Ils se regroupent quand l’immeuble est bombardé : ils descendent à la cave, qui existe toujours. [Cette partie de l’entretien a été enregistrée en mai 2022, Izioum a été libéré début septembre, NDLR.]

Ma mère a une sœur qui souffre de la maladie d’Alzheimer, leur maison a brûlé hier, son frère de Kyïv s’est arrangé pour qu’on les envoie via la Russie en Pologne, où il ira les chercher. Beaucoup passent par la Russie avant de se rendre aussitôt dans les pays baltes ou en Pologne. Un grand nombre de mes collègues — des femmes avec des enfants — sont déjà en Pologne (à Cracovie, à Wroclaw), certains sont en Slovaquie, d’autres dans l’ouest de l’Ukraine. Mais tout le monde veut rentrer. Une avocate de mes amies m’a dit : « Je remonterai chaque brique de mes propres mains. Notre petite ville est très belle. Était. »

Pourquoi tout cela ? Nous sommes pour la plupart russophones, Izioum comprend de nombreuses nationalités. S’y sont installés à une époque beaucoup d’Arméniens qui fuyaient Bakou (l’ancien chef du conseil municipal était arménien), des Azerbaïdjanais qui quittaient le Haut-Karabakh, des Ossètes fuyant les Russes, la diaspora tchétchène. De quelle dénazification parle-t-on ?

La ville vivait sa vie, on cultivait des fraises, on ramassait des champignons, on commerçait, on construisait, on faisait des routes et des ponts. Personne n’appelait Poutine à la rescousse. En 2014, certains ont bien essayé, mais la vue des réfugiés du Donbass en a refroidi plus d’un.

En fait, mes amis israéliens avaient fui Donetsk en 2014, je les ai aidés à l’époque, maintenant, ils m’aident à leur tour. De telles choses ne s’oublient pas.

Il faudra une génération avant de pardonner ce qu’ils ont fait

Il faudra une génération avant de pardonner ce que les Russes nous ont fait. Je ne comprends pas comment on peut bombarder une ville endormie à une heure du matin. Et dire ensuite que c’est nous qui nous tirons dessus. C’est moi qui ai bombardé ma maison, qui ai tué ma famille, qui me suis coupé le pied ? Qui peut le croire ?

Je ne vais pas me morfondre, je dois vivre, ne serait-ce qu’en mémoire des miens, dans l’attente d’un juste châtiment. Œil pour œil, dent pour dent. Je sais bien que ma peine n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan du malheur général. Le pire pour moi, c’est de rester seule au monde. J’étais une fille unique et je n’avais qu’un enfant, un fils de 33 ans. On m’a volé une partie de ma vie, la mémoire de mes ancêtres, je n’ai pu emporter aucune photo. Il y a en avait une, qui datait de 1920, où l’on voyait la famille de ma grand-mère maternelle. J’ai une amie qui n’a plus une seule photo de son enfant — de ses premiers jours, de ses années d’école, de sa remise de diplôme, de l’université. Leur maison a été réduite en cendres. Ils ont brisé le lien entre les générations.

Que de gens ont pris part à mon destin ! Des amis, des collègues… Une fois, j’ai craqué, c’était à l’hôpital, dans le sous-sol, je ne pouvais plus garder ma douleur pour moi, vous comprenez. L’infirmière avait sa peine, j’avais la mienne, nous nous sommes embrassées, elle était froide comme de la glace, moi brûlante comme le feu. Et nous nous sommes dit : nous devons survivre… Au nom de ceux qui sont partis : ils nous ont protégées, nous avons le devoir de reconstruire une Ukraine prospère. Je suis pleine de vie, je me battrai.

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La famille d’Irina : sa mère, son mari et son fils.

P.S. Deux mois plus tard

Cela fait exactement deux mois aujourd’hui que je suis en Israël. J’arrive un peu à marcher, avec des béquilles bien sûr. Je n’ai pas encore assez de peau pour étirer la jambe. J’ai appris que mon autre jambe était cassée elle aussi, qu’il y avait des éclats d’obus à l’intérieur.

J’habite chez une amie à Kfar Saba mais cela ne peut pas durer éternellement. Elle m’a laissé la chambre d’enfant et, le 1er septembre, l’enfant doit aller à l’école. Je ne peux même pas aller me chercher un verre d’eau, je n’ai plus de tendon d’Achille, c’est très douloureux…

Ma vie entière a été bouleversée. J’ai commencé à m’attendrir un peu, des larmes me sont venues, chose pour moi inhabituelle. Je réagis encore au moindre bruit. Hier j’ai entendu un grondement, c’était juste des travaux chez les voisins. Encore tout récemment, je prenais la sirène de l’ambulance pour une alerte anti-aérienne. Maintenant, je fais la différence.

Le monde est pourtant bien meilleur qu’on ne le pense, beaucoup de gens s’entraident. Cela vaut la peine de vivre.

P.P.S. Six mois plus tard

J’ai déménagé à Netanya, j’ai loué un petit appartement, je marche dans la rue avec une canne mais j’ai toujours des éclats d’obus dans mes blessures, les médecins continuent de couper et de nettoyer, ce n’est pas grave. Hier, le médecin qui avait sauvé des gens dans le sous-sol de l’hôpital a été décoré. Il le méritait bien. Depuis la libération, beaucoup retournent à Izioum. S’ils ont un endroit où s’installer, on leur procure de la lumière, de l’eau, du gaz, mais pas de chauffage, et il y a beaucoup de destructions. L’exhumation a eu lieu, j’ai contacté l’enquêteur, j’ai retrouvé ma famille, j’ai obtenu le numéro des sépultures, le parquet m’a envoyé des instructions pour faire pratiquer un test ADN à l’étranger. J’ai fait le test et envoyé les données en Ukraine par l’intermédiaire de bénévoles, j’attends les résultats. Je ne peux pas encore retourner à Izioum, mes blessures m’empêchent de me chausser…

Traduit du russe par Fabienne Lecallier

Les articles de la rédaction

Notes

  1. Acronyme désignant les territoires ukrainiens temporairement occupés de Donetsk et Louhansk. [Toutes les notes sont de la traductrice.]
  2. Unités spéciales tchétchènes.
  3. Surnom d’un immeuble d’habitation en brique ou en béton de trois à cinq étages, typique du début des années 1960 en Union soviétique (période Krouchtchev).

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