Nuages sombres et lueurs d’espoir en Ukraine

Le politologue ukrainien se penche sur les incertitudes liées à la contre-offensive ukrainienne. Il explique le sens des opérations de sabotage et des attaques sur le territoire russe que l’Ukraine ne reconnaît pas avoir dirigées. Il parle également des fissures au cœur des élites gouvernantes russes et de la signification possible de ces fissures.

Les guerriers victorieux gagnent d’abord, puis font la guerre.

Sun Tzu, L’art de la guerre

Nous devrions nous souvenir de l’axiome selon lequel les premiers rapports ne sont jamais aussi bons ou aussi mauvais qu’ils en ont l’air.

— Ben Hodges, général de corps d’armée à la retraite

Envisager le jour J

À l’occasion du 79e anniversaire du jour J, le 6 juin, plusieurs journaux occidentaux ont fait référence à cet événement historique en traitant d’un sujet très actuel et non historique (pour l’instant) — la préparation de l’Ukraine à une contre-offensive anti-russe tant espérée. L’analogie entre le débarquement des forces alliées en Normandie en 1944 et l’éventuelle opération de l’Ukraine dans le sud-est était peut-être ténue en termes de stratégie militaire, mais elle véhiculait un message symbolique clair. La lutte pour la libération nationale de l’Ukraine contre l’empire revanchard a été présentée comme un combat millénaire du bien contre le mal (c’est pourquoi Paul Krugman l’a ouvertement qualifiée d’« équivalent moral » du jour J). Et l’importance de ce combat pour les participants et le monde entier a été portée à un niveau historique comparable.

Les enjeux sont importants, en particulier pour les Ukrainiens, puisqu’ils se battent sur leur propre territoire, avec des ressources humaines et militaires beaucoup plus limitées que celles de leurs adversaires. La motivation pour gagner la « bataille décisive » et mettre ainsi fin à la guerre est très forte ; si la contre-offensive ukrainienne échoue, la guerre peut en effet durer indéfiniment, avec des soldats coincés dans les tranchées, derrière des champs de mines bien fortifiés, des fossés antichars et des « dents de dragon ». Dans ce cas, un armistice de type Corée du Nord/Corée du Sud se profile à l’horizon, mais il ne s’agit certainement pas d’une « solution de paix » viable. Une telle issue ne permettrait pas de dompter les appétits impériaux de la Russie, ni d’apporter à l’Ukraine le soulagement et le feu vert dont elle a tant besoin pour adhérer à l’UE et à l’OTAN.

Les milliers d’experts en pantoufles et d’observateurs oisifs qui suivent l’évolution de l’Ukraine comme une série Netflix et font un bruit incroyable sur le Web avec leurs commentaires, leurs conseils et leurs fantasmes ne facilitent pas non plus la vie des commandants politiques et militaires ukrainiens. Au contraire, ils les poussent à éviter les risques et à tergiverser davantage. Les dirigeants ukrainiens ont été plutôt réticents à lancer la campagne en mai et avancent encore très prudemment sur le champ de bataille en juin, avec un nombre limité d’unités et d’équipements militaires. Jusqu’à présent, seules trois des douze brigades blindées auraient été déployées sur le champ de bataille. Cela peut ressembler à un jeu d’échecs où des Großmeisters expérimentés calculent soigneusement chaque étape, testant la défense du rival et se fiant davantage aux failles de ce dernier qu’à leur propre avancée directe (et coûteuse).

Tester le terrain russe

Dans ce contexte, les tentatives de l’Ukraine d’étendre certaines opérations militaires (ou paramilitaires) au territoire russe méritent plus d’attention et peut-être une évaluation plus bienveillante. Les mystérieux incendies et explosions dans diverses régions russes, parfois très éloignées de l’Ukraine, ont été signalés dès le début de « l’opération spéciale » russe et se sont apparemment intensifiés au cours des derniers mois. Les actes de sabotage présumés visaient principalement des dépôts de carburant, des raffineries, des entrepôts, des lignes électriques, des bureaux d’enrôlement militaire et d’autres cibles militaires ou infrastructures. Les Ukrainiens n’ont jamais confirmé leur implication dans ces attaques, mais ont parfois conseillé aux Russes, avec un brin d’humour, de mieux respecter les règles en matière d’incendie et de s’abstenir de fumer dans des endroits inappropriés.

Le jeu du chat et de la souris a culminé en mai avec une attaque de drone sur le Kremlin, plutôt inoffensive mais symboliquement significative. Soudain, sans crier gare, des groupes rebelles anti-poutinistes sont apparus dans les régions frontalières de la Russie, sous le nom de Légion de la Russie libre et de Corps des volontaires russes. On peut facilement remarquer que ces développements reproduisent largement les scénarios russes de 2014 sur les « petits hommes verts » en Crimée et les « mineurs et conducteurs de tracteurs pacifiques » dans le Donbass qui se sont soudainement rebellés contre la « junte fasciste » de Kyïv. Jouer de l’audace sous le couvert d’un « déni plausible » a été l’outil favori de la politique internationale de Poutine pendant de nombreuses années, et l’appropriation audacieuse de cet outil par l’Ukraine contre Poutine lui-même pourrait ajouter une insulte aux blessures plutôt légères que les provocations ukrainiennes causent sur le sol russe.

Les dommages causés par ces actes sont relativement faibles et certainement incomparables avec les résultats des bombardements quotidiens russes sur les villes ukrainiennes, qui tuent des civils et détruisent des infrastructures cruciales. Mais ils sont symboliquement significatifs, car les Ukrainiens indiquent clairement qu’ils ne vont pas tendre l’autre joue aux terroristes de Poutine qui les frappent depuis des refuges sûrs dans les profondeurs du territoire russe. Au contraire, ils ont l’intention de contre-attaquer encore plus activement avec de nouvelles armes, de nouvelles technologies et de nouveaux réseaux d’agents.

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Des militaires ukrainiens posent à Piatykhatky, un des villages repris mi-juin près de Zaporijjia // Chaîne Telegram Warshal, capture d’écran

La réaction occidentale aux contre-attaques ukrainiennes en Russie a été plutôt mitigée. Si certains experts reconnaissent le droit légitime de l’Ukraine à réagir de manière symétrique et asymétrique à la terreur russe, d’autres s’inquiètent d’une éventuelle escalade du conflit, de l’utilisation présumée d’armes importées au-delà des frontières de l’Ukraine — contrairement à certains accords intergouvernementaux — et d’éventuelles provocations russes contre leurs propres civils sous faux drapeau ukrainien. En effet, les Ukrainiens devraient respecter strictement les restrictions convenues sur l’utilisation transfrontalière d’armes importées, afin de ne pas compromettre leur crédibilité internationale (l’astuce du « déni plausible » fonctionne bien contre Poutine mais ne devrait pas être appliquée vis-à-vis des partenaires occidentaux). Quant aux éventuelles provocations et escalades, l’expérience passée montre que les Russes ne sont pas limités à cet égard par des scrupules moraux et diplomatiques, mais surtout par leur capacité à faire ce qu’ils veulent. Les actes, les méfaits ou l’absence d’actes de l’Ukraine importent peu, voire pas du tout, à cet égard. Moscou est toujours prêt à inventer n’importe quelle histoire qu’il juge appropriée.

Outre le pur symbolisme, les opérations de l’Ukraine sur le sol russe ont également un sens pratique puisqu’elles détournent l’attention des Russes et les ressources de l’invasion de l’Ukraine vers la protection de leurs propres régions frontalières, de leurs bases militaires et des infrastructures liées à la guerre. Surtout, bien que ce ne soit pas encore décisif, elles sapent le moral des Russes, sapent le récit officiel de la droiture et de l’invincibilité du régime et influencent certaines catégories de la population — pas les nationalistes convaincus, évidemment, mais une vaste proportion de personnes parmi les agnostiques, les ambivalents et les indifférents.

Des fissures dans le monolithe ?

Que cela soit intentionnel ou non, les Ukrainiens semblent jouer avec succès la carte de l’incertitude et de l’imprévisibilité dans leurs préparatifs de contre-offensive. Leurs mouvements erratiques, combinés à leur capacité à repousser les attaques russes sur le terrain et dans les airs, rendent leurs rivaux de plus en plus nerveux, voire hystériques, comme l’indique de façon imagée un récent article de Sergueï Karaganov. Professeur d’université renommé et président honoraire du Conseil russe de politique étrangère et de défense, il a appelé ouvertement à « abaisser le seuil d’utilisation des armes nucléaires » et à « remonter rapidement l’échelle de la dissuasion-escalade », « à effectuer une frappe préventive en représailles à tous les actes d’agression actuels et passés [de l’Occident considéré collectivement] », et à « frapper un certain nombre de cibles dans un certain nombre de pays afin de ramener à la raison ceux qui ont perdu la raison », — car c’est le seul moyen, selon lui, « d’éveiller l’instinct de conservation que l’Occident a perdu et de le convaincre que ses tentatives d’épuiser la Russie en armant les Ukrainiens sont contre-productives »1.

Depuis avril, alors que les tentatives russes de « bombarder les Ukrainiens jusqu’à l’âge de pierre » ont apparemment échoué (l’Ukraine a même récemment repris ses exportations d’électricité vers les pays voisins) et que l’offensive hivernale russe dans le sud-est de l’Ukraine n’a donné que de maigres résultats, les voix sceptiques concernant l’« opération militaire spéciale » sont venues de manière inattendue des loyalistes pro-Poutine qui, jusqu’à récemment, soutenaient sans équivoque sa guerre criminelle. Evgueni Prigojine, le chef du tristement célèbre groupe Wagner, a probablement été le premier à demander ouvertement aux autorités de mettre fin à l’« opération militaire spéciale », de déclarer ses objectifs atteints et de « consolider fermement les territoires qu’elles possèdent déjà et de s’y accrocher ». Plus tard en mai, cependant, il s’est apparemment contredit en déclarant qu’aucun objectif n’avait été atteint :

« Nous sommes venus de manière rustre, nous avons marché avec nos bottes sur tout le territoire à la recherche des nazis. Pendant que nous cherchions les nazis, nous avons saucissonné tous ceux que nous pouvions, puis nous nous sommes approchés de Kyïv, puis nous avons merdé et nous nous sommes éloignés… Nous avons fait de l’Ukraine une nation connue de tous dans le monde entier. L’Ukraine est devenue un pays connu absolument partout. C’est comme les Grecs à l’époque de la prospérité de la Grèce. Nous avons légitimé l’Ukraine. » Il en va de même pour la « démilitarisation » : « S’ils avaient, disons, 500 chars au début de l’opération spéciale, ils en ont aujourd’hui 5 000. S’ils avaient 20 000 personnes capables de se battre habilement, ils en ont maintenant 400 000. Comment l’avons-nous démilitarisée ? Il s’avère que c’est le contraire qui est vrai — nous l’avons militarisée, Dieu sait comment. » En conséquence, « les Ukrainiens constituent actuellement l’une des armées les plus puissantes. Ils ont un niveau élevé d’organisation, d’entraînement, d’armement et de renseignement. Ils utilisent avec le même succès les armements soviétiques et ceux de l’OTAN. Ils supportent avec philosophie les pertes qu’ils subissent. Ils ont tout ce qu’il faut pour atteindre l’objectif suprême, comme nous l’avions pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais avec plus de technologie et de clarté. »

En juin, deux poids lourds du poutinisme ont exprimé des doutes sur le déroulement de l’« opération spéciale » et se sont interrogés implicitement sur ses objectifs ultimes. Le premier était Konstantin Zatouline, chef adjoint du comité de la CEI à la Douma russe et directeur de longue date de l’Institut de la CEI. Dans un long discours prononcé lors du forum de Moscou intitulé « De quel type d’Ukraine avons-nous besoin ? », il a reconnu avec amertume que la Russie n’avait ni une position solide en Ukraine ni « suffisamment de raisons » pour « supposer que nous gagnerons certainement » : « Nos objectifs officiellement déclarés au début de l’opération militaire [étaient] la dénazification, la démilitarisation, la neutralité de l’Ukraine et la protection des habitants des républiques populaires de Donetsk et de Louhansk, qui ont souffert pendant tout ce temps. Sur lequel de ces points avons-nous obtenu des résultats à ce jour ? Aucun. » Il a notamment critiqué ses collègues qui niaient la viabilité de l’État ukrainien et l’existence de la nation ukrainienne. « Nous avons cru naïvement, a-t-il soutenu, que l’État ukrainien s’effondrerait sous notre assaut militaire et que nous réaliserions ce que nous avons essayé de faire au cours des huit dernières années par le biais des accords de Minsk. Malheureusement, ce plan a échoué car il était essentiellement irréaliste. Nous avons donc besoin d’un plan différent, le plan B. » L’Ukraine est « dangereuse », a-t-il affirmé, mais elle persistera parce que nous n’avons pas assez de pouvoir pour la vaincre, compte tenu du niveau de soutien occidental dont elle bénéficie.

L’autre poutiniste convaincue, la directrice de la chaîne de propagande russe RT Margarita Simonian, qui a applaudi l’agression russe l’année dernière et a été selon ses propres termes « submergée par l’euphorie », a appelé à geler le conflit et à organiser éventuellement un référendum sur les territoires « contestés » sous la supervision de l’ONU. Comme d’autres faucons poutiniens, elle n’a pas changé d’avis sur l’Ukraine, mais a reconnu que le pays était trop fort et, en fait, désagréable. Elle s’inquiète sincèrement du fait que l’Ukraine est de plus en plus capable de riposter et d’atteindre des cibles russes à l’intérieur même de la Russie, et elle conclut donc raisonnablement que l’effusion de sang devrait être définitivement arrêtée parce qu’elle implique non seulement du sang ukrainien, mais aussi, de plus en plus, du sang russe.

Il ne faut pas s’étonner que cette critique émane spécifiquement du camp poutinien. C’est le seul camp, en fait, qui peut plus ou moins critiquer en toute sécurité la ligne officielle et l’« opération militaire spéciale » — à partir de la position d’extrême droite, de chauvinisme, d’anti-occidentalisme et d’ukrainophobie extrêmes. Nous ne pouvons pas exclure, comme le laissent entendre certains experts, que toutes ces « critiques » ne soient que du bluff — une campagne coordonnée par le Kremlin, une « maskirovka », visant principalement le public international, en particulier les experts et les hommes politiques qui croient encore en un « dialogue constructif » avec Moscou et seraient heureux de trouver là des partenaires « raisonnables » pour les pourparlers de paix tant convoités.

Il est toutefois peu probable que cette « maskirovka » puisse ébranler de manière substantielle le récit stratégique occidental qui s’appuie sur la reconnaissance du caractère génocidaire de la guerre russe (et du « déni de l’Ukraine ») et du caractère existentiel de l’autodéfense de l’Ukraine. Quoi qu’il en soit, il est peu probable que les avantages potentiels de cette opération d’information compensent les dommages que les faucons infligent au discours du Kremlin sur la guerre et à l’autorité personnelle de Poutine. Ces critiques reflètent non seulement le mécontentement face aux revers spectaculaires de l’« opération spéciale » : elles émanent de personnes qui connaissent beaucoup mieux les réalités ukrainiennes et internationales que la grande majorité des radicaux nationalistes pro-Kremlin.

La question de savoir si cette déception produira un effet domino dépend largement des succès de l’Ukraine sur le champ de bataille. Jusqu’à présent, rien en Ukraine n’est aussi bon ni aussi mauvais qu’il n’y paraît.

Traduit de l’anglais par Desk Russie.

Version originale

ryabtchouk bio

Mykola Riabtchouk est directeur de recherche à l'Institut d'études politiques et des nationalités de l'Académie des sciences d'Ukraine et maître de conférences à l'université de Varsovie. Il a beaucoup écrit sur la société civile, la construction de l'État-nation, l'identité nationale et la transition postcommuniste. L’un de ses livres a été traduit en français : De la « Petite-Russie » à l'Ukraine, Paris, L'Harmattan, 2003.

Notes

  1. Les raisons de cette hystérie sont dévoilées avec une clarté toute freudienne : « Nous pouvons continuer à nous battre [en Ukraine] pendant encore un an, ou deux, ou trois, en sacrifiant des milliers et des milliers de nos meilleurs hommes et en broyant des dizaines et des centaines de milliers de personnes qui vivent dans les territoires qui s’appellent aujourd’hui l’Ukraine et qui sont tombées dans le tragique piège de l’histoire. Mais cette opération militaire ne peut se terminer par une victoire décisive sans contraindre l’Occident à un recul stratégique, voire à une capitulation. » En d’autres termes : nous sommes en train de perdre en Ukraine, notre seul espoir est donc le chantage nucléaire : « il faut raviver la peur », « les vainqueurs ne sont pas jugés », et « si nous construisons correctement une stratégie d’intimidation et de dissuasion et même d’utilisation des armes nucléaires, le risque d’une frappe nucléaire de représailles ou de toute autre frappe sur notre territoire peut être réduit à un minimum absolu ».

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