Russie : la fin du consensus

Selon l’historienne française, l’apparence encore quasi monolithique du système poutinien ne doit pas faire illusion. Poutine s’est imposé parce qu’il promettait deux choses : un fabuleux enrichissement à ceux qui le servent et la restauration de la Russie comme grande puissance. Or aujourd’hui il a sabordé la prospérité économique, et non moins grave, il a révélé le bluff de la soi-disant puissance russe restaurée. Les indices de l’effritement du « consensus poutinien » se multiplient. On parle de l’émergence d’un « parti de la paix ». En réalité, la politique de rupture avec l’Europe se trouve au cœur du clivage entre deux groupes de l’élite, les poutinistes inconditionnels partisans du « pivot vers la Chine » et les « libéraux systémiques » instruits par l’histoire, qui ont compris que, sans l’Europe, la Russie est condamnée à sombrer dans l’insignifiance.

Aujourd’hui, à la place du « consensus poutinien », nous assistons à la lente cristallisation de deux camps : face aux poutiniens irréductibles se dressent désormais les réseaux des « libéraux systémiques » et des « impérialistes intelligents » (ils existent) conscients de la trajectoire catastrophique du régime. Ce camp compte des notables, que ce soient certains oligarques (des conversations téléphoniques fuitées attestent leur attitude très critique à l’égard du « leader national ») ou des siloviki, si l’on en croit le politologue Valeri Soloveï, devenu un virulent critique de Poutine, qui souligne régulièrement dans ses vidéos diffusées sur YouTube que nombre d’officiers du FSB sont mécontents de la politique du président et que le FSB est le seul à pouvoir débarrasser la Russie du dictateur dément : le fait même que Soloveï puisse tenir des propos si hardis indique qu’il doit bénéficier de protections puissantes en haut lieu.

Cette mouvance qui est en train de faire son « coming out » estime qu’il faut mettre fin au plus vite à la calamiteuse aventure ukrainienne et travailler à la levée des sanctions en rétablissant les ponts avec l’Occident. Même à la télévision russe ou sur YouTube, des personnages autrefois tout feu tout flamme pour l’intervention musclée en Ukraine, tel Konstantin Zatouline, premier vice-président de la commission de la Douma chargée des questions de la CEI, de l’intégration eurasienne et des relations avec les compatriotes, constatent qu’aucun des objectifs proclamés n’a été atteint : l’Ukraine continuera d’exister, car « nous n’avons pas assez de forces pour en venir à bout, avec le soutien qu’elle reçoit ». Zatouline propose de revenir à la politique de subversion : « Nous devons proposer une autre voie […], une propagande intelligente, un comportement correct, une meilleure attitude envers ceux qui se sont retrouvés sur notre territoire ».

Autre exemple : Alexandre Kolpakidi, un historien des services spéciaux, lui aussi chaud partisan de « l’éradication du fascisme en Ukraine », regrettant que « cela n’ait pas été fait en 2014 », s’en est pris à ceux qui menacent l’Occident d’une frappe nucléaire : « Je crois qu’en Occident on ne trouvera pas de scélérats […] qui souhaitent détruire la planète. […] Je me demande si ceux qui profèrent de tels propos se rendent compte de ce qu’ils disent ou s’ils ont complètement disjoncté. Ils sont complètement dingues […]. Et ils comptent aller au paradis, avec leurs maîtresses, leur progéniture illégitime, leur argent sale ! […] Est-ce que par hasard ils s’imaginent que toutes ces menaces d’apocalypse nucléaire ne laisseront pas de traces et qu’on les oubliera ? […] Comment a-t-on pu en arriver là ? À l’époque soviétique, nous montrions la voie du progrès, nous construisions un monde nouveau, et maintenant de quoi avons-nous l’air? […] Nous ne sommes plus un modèle pour personne. Le problème est que pour une grande partie du peuple ukrainien, notre pays n’est pas un idéal. Nous ne sommes champions que dans le vol et le mensonge […]. Notre politique oscille entre des menaces idiotes et la volonté évidente de négocier la paix. […] Pendant 23 ans, on nous a rabâché que nous avions la diplomatie la plus puissante du monde, que l’économie pouvait peut-être laisser à désirer mais qu’en matière d’affaires étrangères, nous étions imbattables… Maintenant nous devons rougir même devant les Chinois qui ne s’attendaient nullement à ce que les choses tournent de la sorte… »

Encore plus iconoclaste, Boris Nadejdine, directeur de l’Institut des projets régionaux et de la législation, a suggéré sur la chaîne NTV de reconstruire des relations normales avec l’Europe. Cependant, a-t-il souligné, « sous le régime politique actuel, nous ne pourrons pas retourner en Europe ; il nous suffit de choisir un autre président, qui construira une relation normale avec les pays européens. Et tout se remettra en place. Les élections présidentielles auront lieu l’année prochaine. Je n’en dirai pas plus. » Bref des voix toujours plus nombreuses s’élèvent pour recommander l’abandon de « l’opération militaire spéciale ».

En dépit de leurs rodomontades sur les soi-disant succès de la politique de « substitution aux importations », les élites russes ont été peu à peu obligées de se rendre à l’évidence : sans l’Europe, l’économie russe régresse et dépérit. Les oligarques et même les Russes aisés ont perdu la jouissance de leur fortune. Adieu les villas en Floride, les yachts sur la Côte d’Azur, les palais toscans, les séjours à Courchevel. Les apparatchiks de niveau moyen se rappellent avec nostalgie l’époque pré-24 février 2022, quand ils pouvaient faire leur shopping à Milan et se dorer au soleil à Cannes. Ils voient bien que le pivot vers la Chine n’a été qu’une dangereuse illusion, Pékin ne songeant qu’à exploiter sa partenaire affaiblie. Pire encore, ils constatent que la capacité militaire russe est sérieusement touchée par les sanctions.

De façon tacite, bien des Russes sentent que leur pays dépend de l’Europe et que le flirt avec « le Sud global » n’apportera à Moscou que de maigres satisfactions de vanité. Si l’on en croit Soloveï, ce « parti de la paix » naissant est unanime sur un autre point : aucun armistice n’est possible tant que Poutine est au pouvoir. En revanche, des divergences existent sur les sacrifices qui peuvent être consentis pour obtenir la fin de l’affrontement armé et surtout la levée des sanctions : seuls quelques-uns sont prêts à revenir aux frontières du 24 février. Et nul n’envisage de restituer la Crimée à l’Ukraine. Sur ce point, le consensus serait total.

Face à la montée irrésistible de cette contestation larvée, le noyau des poutiniens irréductibles cherche à contre-attaquer. Poutine lui-même se montre de nouveau en public, inquiet de voir que Prigojine l’a éclipsé dans l’actualité. L’article de Sergueï Karaganov intitulé « Une décision difficile, mais indispensable » publié le 13 juin 2023 se veut un manifeste de ces inconditionnels du président russe et de la ligne jusqu’au-boutiste. Pour l’auteur, le retour de l’Ukraine dans l’orbite russe ne devait être que la première phase d’un immense processus de redistribution du pouvoir au sein des élites mondiales. Cette première phase devrait s’accompagner de l’expulsion des Américains d’Europe et de l’instauration d’une hégémonie russe de l’Atlantique à l’Oural. Mais voilà : l’Occident se consolide et le vieux Karaganov retrouve les plis idéologiques de sa jeunesse, vaticinant sur une « aggravation de la lutte des classes » à l’échelle mondiale, la Russie montrant la voie de l’émancipation des peuples ayant pâti d’une « exploitation occidentale qui a duré 500 ans ». C’est un remake de la thèse de Staline selon laquelle la résistance des classes condamnées par l’histoire devenait toujours plus acharnée au fur et à mesure des succès du socialisme.

Pour Karaganov, la Russie n’a qu’un moyen de sortir du bourbier ukrainien : mater les Occidentaux de manière à ce qu’ils cessent d’aider Kyïv. Le problème, explique-t-il, est que l’Occident n’a plus peur de la Russie. Par conséquent, « il est nécessaire de restaurer en lui le sens perdu de l’instinct de conservation […]. L’ennemi doit savoir que nous sommes prêts à lancer une frappe de représailles préventive pour toutes ses agressions actuelles et passées afin d’empêcher un glissement vers une guerre thermonucléaire mondiale. […] J’ai dit et écrit à maintes reprises que si nous élaborons une bonne stratégie de dissuasion et même d’utilisation de l’arme nucléaire, le risque d’une frappe nucléaire « de représailles », et en fait de toute autre frappe sur notre territoire, peut être minimisé. Ce n’est que si un fou siège à la Maison Blanche, un fou haïssant de surcroît son pays, que l’Amérique décidera de frapper pour « défendre » les Européens, entraînant une riposte, et sacrifiera par exemple, Boston pour Poznan. […] Mais que se passe-t-il s’ils ne reculent pas ? S’ils ont totalement perdu l’instinct de conservation ? Alors il nous faudra frapper un groupe de cibles dans un certain nombre de pays afin de ramener à la raison ceux qui ont perdu l’esprit. » Et tout cela au nom de quoi ? D’un « avenir radieux » dans lequel la Russie peut réaliser « son pivot vers l’Asie », s’abriter derrière le dos de la Chine, ayant rendu au monde reconnaissant l’immense service de le débarrasser de l’oppression multiséculaire de l’Occident.

Ainsi le processus de différenciation que nous commençons à percevoir en Russie se fait entre ceux qui partagent la vision délirante du président russe et essayent de la bétonner par des constructions idéologiques issues de l’accouplement du soviétisme et du messianisme slavophile, se résignant par haine de l’Occident à une vassalisation par la Chine, et ceux qui gardent les pieds sur terre et sont encore capables de distinguer la cause et les effets. Dans cette optique, Prigojine serait plutôt dans la ligne du deuxième groupe, même s’il donne l’impression d’être un électron libre pouvant être utilisé par les uns et les autres. Notons qu’au sein du premier groupe des notes dissonantes se font entendre: si tous souhaitent mettre le pays sur le pied de la guerre totale jusqu’à la victoire, certains éprouvent des réticences devant l’utilisation de la menace nucléaire.

L’empire peut-il se passer de l’Europe?

La vraie démarcation est la question de la relation avec l’Europe. Mais ne nous leurrons pas. Les critiques de la politique de rupture avec l’Europe ne sont nullement des convertis à la démocratie libérale européenne. Leurs prises de position permettent de conclure qu’ils n’ont aucunement tiré les vraies leçons de la tragédie d’aujourd’hui. Car il y a un abîme entre une dénonciation de Poutine pour ses crimes — qui déboucherait sur une mise en cause en profondeur de toute la politique du Kremlin menée depuis les années 2000 — et la désillusion suscitée par les revers subis depuis seize mois et la frustration que cause l’isolement de la Russie. N’oublions pas que même les turbo-patriotes ne mâchent pas leurs mots quand ils évoquent l’incapacité de Poutine à assumer son rôle de commandant en chef. L’attitude du « parti de la paix » face à la question de l’évacuation des territoires ukrainiens montre assez qu’il n’y a pas de rupture fondamentale avec le poutinisme. Ces apparatchiks et ces oligarques veulent le remplacement de Poutine, car on ne peut mener une politique étrangère efficace quand le président n’est pas sortable, ce qui est le cas de Poutine au sens littéral du terme. Pour eux, il s’agit de sauver ou de restaurer les fondements de la puissance russe, la vente des hydrocarbures à l’Europe, la possibilité d’attirer des investissements et des technologies d’Europe, notamment pour moderniser l’armée. Ils rêvent de revenir à l’âge d’or des premiers mandats de Poutine.

Leur différence avec le noyau poutinien tient aussi à leur conception de l’empire. Au Kremlin, l’on est obsédé par le déclin démographique du pays, car on pense qu’un pays dépeuplé doit faire le deuil de ses ambitions impériales. Privée de l’Ukraine « la Russie est un tronc sans bras ni jambes », comme l’a dit Igor Guirkine. En 2021, l’écrivain ultranationaliste Zakhar Prilepine soulignait le gain démographique qui résulterait de l’annexion du Donbass : « En 2020, la population de la Russie a diminué de 500 000 personnes [en réalité 688 000, NDLR]. Si la Russie prend en son sein les républiques du Donetsk et de Louhansk, nous compenserons toutes les pertes de l’année dernière, de celle en cours, et, en bref, nous augmenterons notre population. Quatre millions de nouveaux Russes. »

À quoi ces « nouveaux Russes » serviront-ils ? La conception poutinienne de la politique impériale remonte au XVIe siècle. Elle consiste à installer des garnisons dans les territoires conquis ou aux marches de l’empire, en vue des conquêtes futures. La Russie a toujours coopté les peuples vaincus ou ralliés pour réaliser sa politique d’expansion. Ainsi, les Cosaques zaporogues seront transplantés dans le Kouban par Catherine II et utilisés pour conquérir et soumettre le Caucase. Aujourd’hui, les Tchétchènes vaincus par Poutine en 2005 sont déployés en Ukraine pour servir de janissaires aux autorités d’occupation ; les hommes du Donbass annexé par Poutine sont envoyés au front en priorité, au point que le Donbass exsangue est devenu « une région sans hommes ». Dans cette optique anachronique, l’Ukraine est avant tout vue comme un réservoir de futurs soldats du « monde russe » : d’où l’enlèvement d’enfants ukrainiens et leur russification systématique.

Mais il existe en Russie une autre conception de l’expansion impériale et celle-ci présuppose la coopération avec les pays européens (sans négliger les moyens militaires pour autant). Les Russes cultivés savent bien au fond d’eux-mêmes que l’Empire russe s’est bâti comme grande puissance grâce à la contribution de nombreux Européens. Pierre le Grand a convié des centaines de Hollandais à venir travailler à sa flotte. Le chantier naval de l’Amirauté a accueilli de célèbres constructeurs hollandais et anglais. Catherine II, sous le règne de laquelle l’Empire russe a connu une prodigieuse phase d’expansion, était une princesse allemande. Les Allemands de la Baltique fourniront des cadres précieux à l’armée et l’administration russes. Le cas des provinces ukrainiennes aujourd’hui revendiquées par Poutine illustre on ne peut mieux le profit que la Russie a tiré de la cooptation des élites européennes pour l’édification de son empire. En 1803, le tsar Alexandre 1er nomma gouverneur d’Odessa un aristocrate français ayant fui la révolution, le duc de Richelieu. Laissons la parole à l’historien Alfred Rambaud : « En 1805, il le nomma gouverneur-général de la Nouvelle-Russie, c’est-à-dire de la région qui s’étendait du Dniestr au Caucase ; elle comprenait les pays d’Odessa, Kharkiv, Kherson, Ekaterinoslav, la Crimée, le Kouban, le rivage du Caucase. C’était tout un empire, celui-là même sur lequel Richelieu avait vu régner Potemkine avec la pompe et la nonchalance d’un despote oriental, et qu’il allait désormais gouverner avec la simplicité, l’activité et la probité d’un administrateur européen, élevé dans les doctrines économiques et les idées philanthropiques du XVIIIe siècle français ; où son prédécesseur avait maintenu les traditions et les mœurs de l’Asie, il allait faire pénétrer la civilisation de l’Occident. »1

« Reprenant les traditions de Catherine, Richelieu appela des colons français, surtout alsaciens, et des colons allemands, surtout wurtembergeois. Les troubles de l’empire turc lui envoyèrent des Grecs, des Roumains, des Bulgares, des Arméniens… […] il protégea [les Tatars de Crimée] contre les soupçons du gouvernement russe ; pendant la guerre qu’on soutenait alors contre les Turcs, celui-ci avait imaginé de réduire les Tatars à l’impuissance en leur enlevant leurs chevaux. C’eût été la ruine de ces populations. Il faut voir avec quelle chaleur Richelieu plaide leur cause auprès du général Viazmitinof, ministre de la guerre… ». Au moment de la guerre russo-turque de 1810, « Richelieu obtint de son gouvernement que le négoce ne fût pas interrompu ; il démontra que les grains que n’exporterait plus Odessa seraient amenés à Constantinople par les navires des autres nations ; que parmi les sujets turcs, ce seraient surtout les chrétiens qui souffriraient de cette mesure ; qu’il n’y aurait qu’une perte sèche pour le trafic russe, sans aucune compensation politique. Pendant presque toute la durée de la guerre, tandis qu’on se battait sur le Danube, les négociants des deux empires trafiquaient paisiblement dans le port d’Odessa. »2

Mais en février 1811, Richelieu prit conscience de la précarité de son œuvre ; il écrivit à sa sœur : « Pauvre Odessa ! Pauvre pays des bords de la Mer-Noire, où je me flattais d’attacher mon nom d’une manière glorieuse et durable ! Je crains bien qu’ils ne retombent dans la barbarie dont ils ne faisaient que de sortir. Quelle chimère aussi était la mienne de vouloir édifier dans un siècle de ruines et de destruction, de vouloir fonder la prospérité d’un pays quand presque tous les autres sont le théâtre de calamités qui, je le crains, ne tarderont guère à nous atteindre ! »3

Richelieu craint que les ambitions impérialistes de la Russie, principal obstacle à un armistice avec la Turquie, ne gâchent tout et plaide pour une paix rapide avec Constantinople, faisant part de ses inquiétudes au tsar Alexandre : « Les rapports continuels que nous avons avec Constantinople me confirment dans l’opinion où j’étais que les Turcs ne consentiront jamais à la paix aux conditions exigées par nous. C’est un fait dont il n’est plus permis de douter, non plus que de la prolongation indéfinie d’une guerre qui occupe six divisions et coûte à Votre Majesté annuellement, par les maladies seules, un tiers des hommes qui y sont employés. […] Si l’on vous voit fort et dégagé de tout embarras, la France vous respectera, l’Autriche et la Prusse reprendront un peu de confiance. Que d’avantages, Sire ! Et peuvent-ils être contre-balancés par le triste avantage d’acquérir la Valachie dévastée, en se donnant une frontière militaire très mauvaise et aigrissant les Turcs à jamais ? »4

Au final, Rambaud porte ce jugement sur le duc de Richelieu : « Bien qu’il eût opéré ses conquêtes non sur l’ennemi, mais sur le désert, il mérite de prendre place parmi ceux qui ont fait la grandeur de l’empire. Sur les huit universités de la monarchie, deux font remonter à lui leurs origines, Odessa et Kharkiv. Ce Français a été un des grands hommes d’État de la Russie. »5

Le contraste est grand avec ce qui se passe aujourd’hui dans les territoires occupés. Chose étonnante, même des Z patriotes auparavant fanatiques commencent à éprouver des doutes sur les bienfaits apportés aux « nouveaux territoires » par l’intégration à la Russie. Ainsi le blogueur Maxime Kalachnikov, proche de Guirkine, a montré dans un reportage remarquablement franc ses rencontres avec les habitants du Donbass dans leurs villages en ruines, comme celui de Tochka qui avait 4 000 habitants et n’en a plus que 170, dont 60 sans emploi. Le village a été pilonné par l’artillerie russe. Kalachnikov raconte avoir été interpellé par un villageois : « De quoi nous avez-vous libérés ? De nos maisons ? De nos emplois ? De notre vie ? » Effectivement, dit Kalachnikov, « il n’y a pas d’électricité, pas de gaz, pas de canalisations. Il n’y a pas de moyens de subsistance. L’aide humanitaire arrive une fois par mois… Pour obtenir des papiers, il faut un passeport russe. Mais comment faire ? Pas de photomaton. Les gens n’ont pas de quoi se payer un taxi jusqu’à la ville… Nous ne les libérons pas, nous les punissons. […] On leur dit : tout est miné et nous n’avons pas les moyens de déminer. Les gens vivent l’enfer dans une zone d’apocalypse… Si ça continue comme ça, tous fuiront le monde russe comme la peste… On ne peut pas faire une guerre comme ça. Au lieu de territoires libérés, nous laissons une terre brûlée. » Kalachnikov décrit les beuveries et les rixes, les pillages auxquels se livrent les soldats russes qui prennent aux survivants leurs maigres possessions. Bref, « qu’avons-nous apporté avec nous ? Par quoi voulons-nous remplacer l’eurointégration, le modèle libéral qui existe en Ukraine ? Quel est le but de cette guerre ? »

Les Européens n’ont pas seulement aidé les tsars à ordonner et administrer leur empire, voire à formuler l’idéologie impériale. Ils ont aussi contribué à l’expansion russe en Europe. On doit à un observateur français de la Russie quasi oublié aujourd’hui, Germain de Lagny, une remarquable analyse de la manière dont l’Empire russe s’est agrandi grâce « à une complicité morale ou matérielle de la part de l’Europe ». Ce sont les Européens qui ont ouvert « toutes les voies où, seule, la Russie n’aurait certes pas pu pénétrer […]. On trouve la Russie de connivence avec quelque autre État aidant et favorisant ses projets pour trouver une satisfaction à des desseins ambitieux. Si l’Allemagne aujourd’hui redoute la force et la puissance de la Russie, c’est elle qui a travaillé le plus à la rapide croissance de ce géant du Nord »6. L’observateur français cite d’autres exemples. L’Autriche a eu l’idée du partage de la Pologne dans l’espoir (vain) de détourner la Russie de la Crimée et des provinces danubiennes (1772). Pour amadouer le tsar Alexandre 1er, Napoléon « lui donne la Finlande en pâture » : la Finlande est arrachée à la Suède en 1809. Au fond, le pacte Ribbentrop-Molotov est une autre illustration de la thèse de Lagny : c’est l’Allemagne qui offre à Staline les provinces baltes.

Ainsi toute l’expérience historique de la Russie montre que les Européens sont indispensables au maintien, à la stabilité et à l’expansion de l’empire. C’est d’ailleurs à partir du moment où la nature cosmopolite de la bureaucratie pétersbourgeoise est de plus en plus violemment remise en cause par les slavophiles, sous Alexandre III et sous Nicolas II, que l’empire entre dans une crise qui le mènera à l’effondrement en 1917. Comme l’écrit Lagny, « partout et toujours, la Russie a emprunté le secours de ses voisins. Seule elle n’a rien entrepris, rien réalisé. »7 Une partie de l’establishment russe d’aujourd’hui est en train de prendre conscience de cette amère vérité. C’est le sentiment que la politique poutinienne de rupture avec l’Occident ébranle les bases mêmes de la puissance russe qui pousse ce groupe vers la fronde et les tentatives plus ou moins secrètes de sondage des élites occidentales.

L’après-Poutine restera impérial

Une constante de l’histoire russe veut que les considérations de puissance de l’État l’emportent toujours. C’est pourquoi on peut prévoir qu’après diverses péripéties, les « libéraux systémiques » se retrouveront aux commandes. Ce sont eux qui fixeront les limites de la dépoutinisation future de la Russie. Nous aurons droit à une dénonciation du « culte de la personnalité », un dégel avec une libération des prisonniers politiques, un retour au dialogue sur le contrôle des armes stratégiques, mais les successeurs de Poutine essaieront de préserver les leviers de la puissance du Kremlin, le contrôle des flux financiers et la centralisation des ressources. Ils poursuivront les mêmes objectifs de destruction de la nation ukrainienne et de vassalisation soft de l’Europe, ayant tiré les leçons de vingt-trois ans de poutinisme : autant la corruption et la subversion marchent, autant les menaces et l’intimidation sont contre-productives. Espérons que les Européens n’oublieront pas non plus les leçons de l’horrible guerre déclenchée par Moscou pour dominer l’Ukraine et l’Europe, et ne se hâteront pas de se remettre au service des ambitions inchangées du Kremlin.

Études de lettres classiques, a séjourné 4 ans en URSS en 1973-8, agrégée de russe, a enseigné l'histoire de l'URSS et les relations internationales à Paris Sorbonne.

Notes

  1. Alfred Rambaud, « Le Duc de Richelieu en Russie et en France », Revue des Deux Mondes, tome 84, 1887, p. 634
  2. Ibid. p. 638-642
  3. Ibid. p. 643
  4. Ibid. p. 644
  5. Ibid. p. 661
  6. Germain de Lagny, Le Knout et les Russes, Paris, D. Giraud éd., 1853, p. 5-6
  7. Germain de Lagny, op. cit., p. 12

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