Le récent limogeage du directeur de la rédaction de l’hebdomadaire va-t-il infléchir la fascination que semble exercer la Russie sur le journal ? Comme l’explique Vincent Laloy qui continue son exploration du milieu des poutinophiles français, ce média est devenu une sorte de faire-valoir du Kremlin avec, pour pendant, son hostilité à l’Amérique, digne du trio Mélenchon-Le Pen-Zemmour. En 2019, Le Spectacle du monde, qui fait partie du même groupe de presse, a publié un épais numéro spécial intitulé « L’hégémonie américaine ».
L’exemplaire Poutine
La plupart des articles — à l’exception peut-être des éditoriaux, plus mesurés, de François d’Orcival — prend fait et cause pour le grand maître du Kremlin. Sans se livrer à une étude exhaustive, tentons d’en préciser les contours.
Le 24 septembre 2020, Jean Kedroff détaille, en quatre pages, l’empoisonnement d’Alexeï Navalny, mettant en doute la responsabilité des services spéciaux russes. Il s’appuie sur l’avis d’Arnaud Dubien, directeur de l’Observatoire franco-russe de Moscou, issu de l’Iris, l’officine de Pascal Boniface, que Le Figaro magazine et Causeur qualifient d’ « islamo-gauchiste »1. Dubien se livre volontiers à L’Humanité et à L’Humanité dimanche. Le Monde diplomatique de mai 2020 rend compte favorablement de son rapport « Russie 2019 ».
Valeurs actuelles du 28 janvier 2021 continue à se moquer de Navalny, qui aurait peu mobilisé ses partisans, préférant exhiber un Poutine se baignant par -18°.
Régis Le Sommier, autre poutinophile patenté et, à l’instar de Mariani, admirateur du sanguinaire dictateur syrien, est accueilli à bras ouverts dans ses colonnes, — celui que Franc tireur du 24 mai 2023 qualifie d’ « employé de politburo ». Un lecteur, Stéphane Bonin, se félicite, le 16 février 2023, que Le Sommier donne le point de vue russe, citant aussi Anne-Laure Bonnel, « l’idole des poutinolâtres français », ainsi que la définit Benjamin Sire dans Franc tireur du 16 mars 2022.
Le journal soutient aussi Pékin, dénonçant, le 11 août 2021, la visite à Taïwan de Nancy Pelosi, présidente de la Chambre des représentants.
Curieusement, le numéro du 28 avril 2022 insère une tribune d’intellectuels appelant à cesser la guerre, signée notamment de Robert Redeker, Guy Sorman et Pierre-André Taguieff, d’ordinaire mieux inspirés lorsqu’ils dénoncent la communauté internationale — Amérique en tête —, accusée d’avoir « humilié, insulté et quelquefois même outrageusement diabolisé » la pauvre Russie, reprenant ainsi les contre-vérités du Kremlin.
Desk Russie, a déjà relevé, dans sa livraison du 1er décembre 2022, « la propagande sauce Kremlin », en particulier celle véhiculée par Mériadec Raffray, pour qui l’agression en Ukraine est le fait des Occidentaux ; à la même date, Raffray récidive, s’en prenant à « l’Est belliciste », Pologne en tête, et à « l’Europe va-t-en guerre », pas moins. Il se félicite, dans son papier du 16 février 2023, citant Dubien et Jacques Sapir, que « l’économie russe ait surmonté haut la main les conséquences des sanctions occidentales », ce qui est infirmé par les faits. Il va jusqu’à publier, le 30 mars 2023, une interview de Peer de Jongh qui juge la milice Wagner « irréprochable ».
Le 24 février 2022, jour même du déclenchement la guerre, le journal voit en Poutine « un patriote russe qui, légitimement, ne supporte pas les humiliations » et s’en prend à l’Otan, « machine de guerre made in USA ».
Un an après l’agression russe, Franck Ferrand dénonce les « atermoiements insincères des pays de l’Otan », estimant « à quel point la Russie, tout agresseur qu’elle soit ici, demeure un acteur essentiel du concert des nations » (23 février 2023).
Bien entendu, l’autre inconditionnel du Kremlin, Jacques Sapir, a droit a deux pages le 2 mars précédent quand d’autres auteurs dénoncent l’Europe qui « s’est couchée devant les États-Unis » (20 avril 2023), lesquels « menacent l’industrie française » (4 mai 2023).
Des lecteurs poutinolâtres à souhait
L’étude du courrier des lecteurs est révélatrice de la tendance du journal. A de rarissimes exceptions, ils admirent Poutine et haïssent les États-Unis, voire l’Europe, traitée de « colonie américaine ». Les lettres publiées émanent, pour nombre d’entre elles, d’anciens officiers, dont on connaît le tropisme en faveur de Moscou, ainsi que l’ont démontré, entre autres, l’hebdomadaire Challenges du 27 avril 2023 ou le Journal du dimanche du 21 janvier précédent.
Un certain Dahbi déplore la dilapidation du « précieux héritage gaullien d’indépendance militaro-stratégique : un glissement entamé en 2009 avec le retour dans le commandement intégré de l’Otan » (14 octobre 2021). Le même dénonce « La France de Hollande, [qui] s’est couchée, signant son asservissement aux intérêts américains » (10 mars 2022). Le même numéro estime, sous la plume de M. Godde, que les Russes auraient raison de réagir face aux missiles occidentaux « menaçants ».
Le 17 mars, c’est le déchaînement, M. Krux condamnant l’interdiction de la chaîne RT, tout comme les Asselineau, Bercoff, Onfray et la CNI-CGT, qui évoque « un acte de censure qui réduit le pluralisme »2. De leur côté, MM. Baratte, Chenet et Bonnenfant estiment que si la guerre a été déclarée, c’est de la faute exclusive des États-Unis et de leurs provocations.
Le 24 mars, Monod-Broca ne comprend pas pourquoi Washington n’engage pas des pourparlers de paix avec Moscou, comme si les deux capitales étaient en guerre.
Le 12 mai, Vincent Robert condamne l’Otan, « arme de guerre des États-Unis contre la Russie, l’Europe un vassal de l’oncle Sam » tandis que Denis Boyer qualifie l’intervention en Ukraine de « provoquée et pilotée par les Américains » (8 décembre 2022), dont Macron est « le laquais » (12 janvier 2023). Le contre-amiral Jourdier s’en prend lui aussi aux seuls États-Unis (15 décembre 2022) et le général Dubost réprouve la possible livraison de chars (19 janvier 2023).
En revanche, le général Dubois plaide pour la livraison d’armes à Kiev (2 février 2023), ce qui déclenche la fureur de Quentin de Gromard, dénonçant le « gouvernement fantoche ukrainien » et de Bruno Courtoux qui, lui, souhaite, l’effondrement rapide de l’Ukraine (16 février 2023). Les colonels Castillon et Vigier-Lafosse abondent dans ce sens, ce dernier estimant que « les États-Unis sont loin d’être nos amis et la Russie ne devrait pas être considérée comme notre ennemi » (23 février 2023).
Toujours la même rengaine avec MM. Bouté, pour qui Washington et ses « vassaux de l’Otan » sont les responsables de la situation, et Attlan, déplorant que l’on affaiblisse la Russie (9 mars 2023). Pour Jean-Pierre Lagresle, « il faut avoir à l’esprit que les États-Unis sont prêts à embraser la planète, sous couvert de l’Onu et de l’Otan qui n’est plus que le bras armé de la défense de leurs intérêts économiques ». Pour sa part, Jérôme de Roys se désole de l’admission de la Finlande au sein de l’Otan (13 avril 2023), « bras armé de la politique américaine », selon Yves Guiader (18 mai 2023).
Quand on voit que Valeurs actuelles du même jour se félicite, sans la moindre réserve, du retour du dirigeant syrien au sein de la Ligue arabe, où « ce vainqueur de la guerre civile syrienne, souhaité et parrainé par Moscou (…), retrouvera l’estime de ses pairs », on finit par comprendre pour qui œuvre ce singulier organe de presse.
Auteur, membre du comité de rédaction de Commentaire, ancien fonctionnaire et élu local.