Victoria Amelina, une martyre ukrainienne

Vibrant hommage à l’écrivaine et enquêteuse sur les crimes de guerre russes, tuée dans un bombardement à Kramatorsk. Avec des extraits de ses textes.

Comment parler de la mort d’une jeune et talentueuse romancière et poétesse ? Victoria est née à Lviv, en 1986, elle était de l’âge de mes deux filles. Elle a succombé à ses blessures le 27 juin 2023, trois jours après le bombardement sauvage d’une pizzeria à Kramatorsk où elle était en train de dîner avec des journalistes et écrivains colombiens. Au total, ce missile russe a causé la mort de 13 personnes. Une soixantaine d’autres ont été blessés.

Née à Lviv, Victoria a vécu entre les États-Unis, le Canada et l’Ukraine. À ses 37 ans, elle était une écrivaine connue, autrice de deux romans, de livres pour enfants et de poèmes. En fait, elle a commencé à écrire de la poésie après le déclenchement de la guerre pour donner libre cours à ses sentiments face à l’immense tragédie ukrainienne et à la barbarie russe. Membre du Pen-Club, elle a créé un festival littéraire dans une petite bourgade près de Bakhmout, dénommée New York, afin de soutenir les habitants de la région de Donetsk. Mais, dès les premiers jours de la guerre, elle s’est lancée dans une autre activité : elle documentait des crimes de guerre commis par l’armée russe pendant l’occupation et pour cela, elle sillonnait le pays, y compris les zones de combat. Elle a décrit ses périples et ses rencontres dans un livre-témoignage en anglais, War and Justice Diary : Looking at Women Looking at War, à paraître prochainement.

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Victoria prend des photos à Kharkiv en juin 2022. Photo : Tatyana Teren

Une histoire en particulier en dit long sur Victoria. Dans un village près d’Izioum, elle a trouvé le journal de Volodymyr Vakoulenko, un écrivain ukrainien torturé et tué par les Russes. Vakoulenko a enterré son journal dans son jardin, juste avant l’arrivée des Russes. Six mois plus tard, après la libération de la région, Victoria a rencontré les parents de Vakoulenko. Elle raconte ce moment extraordinaire dans la préface au journal retrouvé :

« Après la contre-offensive ukrainienne dans la région de Kharkiv, alors que les corps de ceux qui sont morts pendant l’occupation sont sortis de leurs tombes dans la forêt d’Izioum, je cherche désespérément quelque chose d’autre dans le sol — le journal de mon collègue exécuté, l’écrivain Volodymyr Vakoulenko.

Derrière moi, son père, désemparé, attend en respirant bruyamment. Il a été le premier à commencer à creuser, mais il n’a rien trouvé. Mais son fils l’a supplié de cacher le journal dans le jardin le 23 mars 2022, pendant l’occupation russe : « Quand notre peuple viendra, tu le rendras ». Six mois ont passé et je suis allé chez Volodymyr, mais le journal sous le cerisier n’avait toujours pas été retrouvé.

La perte du manuscrit dont j’ignorais l’existence jusqu’à il y a quelques heures et dont le père de Volodymyr a oublié l’emplacement, nous semble irréparable à tous les deux. Pour son père, parce qu’il n’a pas pu accomplir la volonté de son fils. Pour moi, parce que ma pire crainte est en train de se réaliser : je me trouve à l’intérieur de la nouvelle Renaissance fusillée.

Comme dans les années 1930, des artistes ukrainiens sont tués, des manuscrits disparaissent, la mémoire s’efface. Les temps semblent se mélanger et se figer dans l’attente d’un dénouement : je cherche dans la terre noire de Slobojanske non seulement les notes de l’un d’entre nous, mais aussi tous les textes ukrainiens perdus à la fois : la deuxième partie des Bécasses de Khvyliovy, les pièces de théâtre de Koulich, les derniers poèmes de Stous, les journaux intimes du Holodomor, les vieux livres ukrainiens brûlés dans une bibliothèque de Kyïv en 1964. Toutes nos pertes, des vieux livres au journal de Volodymyr, ressemblent à un grand texte qui ne sera jamais relu. Qu’y a-t-il d’écrit dans ce journal ? Dans tous ces textes ?

…Je me redresse et je rends au père de Volodymyr la pelle dont il n’a pas besoin, en essayant de trouver des mots pour le réconforter d’une manière ou d’une autre. Mais il n’y a pas de mots. Je me penche alors vers le sol et, soudain, j’aperçois quelque chose, je me baisse et j’en sors un petit paquet dans un sac en plastique.

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Victoria vient de trouver le journal de Volodymyr Vakoulenko dans son jardin // La page Facebook de Victoria Amelina

Je m’exclame joyeusement : « Je l’ai trouvé ! », comme si je n’avais pas seulement sorti un journal d’occupation, mais aussi toute la littérature ukrainienne perdue.

Au moment de prendre congé, je promets au père de Volodymyr de tout faire pour que le monde parle de son fils. »1

Les martyrs de l’Euromaïdan, assassinés par des sbires de Ianoukovitch, sont appelés la Centurie Céleste, parce qu’ils étaient une centaine. Aujourd’hui, les martyrs de cette guerre, civils et militaires, sont une légion, une armée céleste. En rendant hommage à Victoria, pensons également à ces filles et fils que l’Ukraine a perdu. Car Victoria interviewait les survivants pour documenter les crimes de l’agresseur, pour que le monde parle de ces femmes, ces hommes, ces enfants. RIP !

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Les obsèques à Lviv, le 5 juillet dernier // Chaîne Telegram du maire Andriy Sadovy
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Victoria Amelina et le poète Serhiy Jadan lors du festival littéraire de New York, dans le Donbass, en 2021 // Archive de l’écrivaine, LRT

Dernier poème de Victoria Amelina :

Mardi

il sait où elle sera dans une centaine d’années
parle d’une vie longue comme s’il lisait un livre
il y a dans cette vie des églises, des pas lents
des villes où elle rit dans une robe blanche
tout ce qu’elle veut savoir, elle, c’est pour mardi :
dis ce mardi tu essaieras de m’appeler ?
et quelque part au bout du pays il se fige
scrute le noir silence d’un maquis ennemi
scrute les conjectures, la chance, les environs
il écrit : je t’appellerai toujours le dimanche
dimanche elle s’arrête, elle est au centre-ville
ça sonne dans la ville, ça vibre dans sa robe
ça vibre dans son ventre, sa tête, sa poitrine
et d’un coup la femme rit d’amour et de fureur :
c’est lui qui l’appelle dimanche
— comme il a dit

Traduit de l’ukrainien par Nastasia Dahuron

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Née à Moscou, elle vit en France depuis 1984. Après 25 ans de travail à RFI, elle s’adonne désormais à l’écriture. Ses derniers ouvrages : Le Régiment immortel. La Guerre sacrée de Poutine, Premier Parallèle 2019 ; Traverser Tchernobyl, Premier Parallèle, 2016.

Notes

  1. Cité par Miroslava Bartchouk, journaliste ukrainienne.

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