Selon le géopolitologue français, au regard de la candidature de l’Ukraine à l’OTAN, le sommet de Vilnius laisse un goût amer. Certes, le terme d’« invitation » fut bien employé par les pays membres de l’OTAN, mais pour préciser qu’elle n’était pas encore à l’ordre du jour. Le spectre du sommet de Bucarest en 2008 n’est toujours pas exorcisé. Mais il faut tenir compte de l’ensemble des décisions prises et de l’image globalement favorable qui ressort de ce sommet.
Le traitement de la candidature de l’Ukraine à l’OTAN laisse un goût d’autant plus amer que l’idée n’était pas de faire entrer ce pays en plein milieu d’une grande guerre, au risque d’y plonger les alliés dont la participation à ce conflit demeure indirecte (voir le groupe de Ramstein). Pourtant, on pouvait espérer une invitation en bonne et due forme, assortie d’un calendrier purement indicatif ; l’idée était de signifier à Vladimir Poutine qu’il ne disposait pas d’un veto de fait, en perpétuant une guerre qui repousserait aux calendes grecques l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN. En effet, il ne saurait être question d’attendre un règlement définitif de la guerre. Pour mémoire, l’alliance des États-Unis avec la Corée du Sud ou le Japon, avec la mise en œuvre d’une dissuasion nucléaire élargie, n’a pas attendu la réunification de la péninsule de Corée ou le règlement du litige territorial au sujet des Kouriles.
Exorciser le spectre de Bucarest
Dans le cas de l’Ukraine, il semble qu’une partie des alliés n’ait pas perdu le vague espoir d’une résolution diplomatique du conflit, l’entrée ou non de l’Ukraine dans l’OTAN faisant partie de la négociation. Si le maître du Kremlin acceptait de rappeler ses troupes en libérant les territoires ukrainiens annexés, il pourrait se voir proposer en retour la perspective d’une Ukraine demeurant hors de l’OTAN. Un tel scénario, s’il correspondait aux attentes de certains gouvernements alliés, signifierait l’incompréhension persistante des mobiles du pouvoir russe. Commencée en février-mars 2014, la guerre n’est pas animée par des buts négatifs, à savoir contrer l’avancée de l’OTAN et empêcher l’adhésion de l’Ukraine. L’enjeu pour le Kremlin est de prendre possession de ce pays dont il nie l’existence en tant qu’État et nation. À défaut, de détruire méthodiquement ce qui ne peut être conquis. L’armée russe s’y emploie et seul le manque de moyens explique que l’attaque des villes ne soit pas massive et continue.
Cependant, la lecture du communiqué de l’OTAN est plus rassurante que les extraits pris isolément. Il y est écrit que « l’avenir de l’Ukraine est dans l’OTAN » (point 11), en des termes qui dépassent le seul rappel de la politique ouverte. Les Alliés invoquent la charte des Nations Unies et réaffirment leur engagement quant à la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Ukraine, ce qui rend difficile une hypothétique reculade (point 9). L’établissement d’un Conseil OTAN-Ukraine n’est pas négligeable (point 12). Par ailleurs, le pacte de sécurité promu par l’ancien secrétaire général de l’OTAN Anders F. Rasmussen prend forme. Les pays du G7, rejoints par d’autres, s’engagent à soutenir l’Ukraine dans la durée, matériellement et militairement. En somme, perpétuer et institutionnaliser ce qui fut improvisé à partir de février 2022. Il s’agit non pas d’une clause de défense mutuelle mais de garanties d’assistance, sur le modèle de l’alliance américano-israélienne. Si ce n’est qu’Israël est en position de suprématie militaire au Proche-Orient et dispose d’une force de frappe nucléaire ! Toujours est-il que ce pacte conditionne l’avenir de l’Ukraine, à condition que les livraisons d’armements suivent en temps et en heure (munitions, systèmes de frappe à longue portée et F-16). C’est essentiel. Si l’Ukraine était défaite, sa candidature à l’OTAN serait vaine, une telle issue plaçant cette dernière en position de faiblesse. C’est la victoire ukrainienne qui exorcisera le spectre de Bucarest.
La Suède dans l’OTAN ?
Le 10 juillet au soir, la levée de l’opposition turque à l’entrée de la Suède dans l’OTAN était de bon augure pour le déroulement du sommet de Vilnius. Trois mois après l’adhésion de la Finlande, cette nouvelle constituait un succès géopolitique majeur, et donc une défaite pour la Russie. Un an après le sommet de Madrid, qui avait entériné la candidature des deux pays longtemps « non-alliés », l’OTAN est appelée à accroître sa présence dans l’espace nordico-baltique. En dépit du blocage initial de Recep T. Erdoğan, le processus d’élargissement n’aura pas été long. Le président turc aura utilisé la candidature suédoise comme levier pour obtenir la vente de F-16 et la modernisation des appareils que la force aérienne turque possède. Les sanctions américaines, en réponse à l’acquisition de systèmes anti-aériens russes (les S-400), seraient aussi discutées. On ne sait pourquoi certains commentaires présentent ce marchandage comme une grande manœuvre qui illustrerait la maestria diplomatique du président turc. D’une part, la décision finale sur les F-16 appartient au Congrès, où plusieurs parlementaires y sont favorables. D’autre part, la manœuvre aura porté atteinte à la réputation de l’État turc ainsi qu’aux rapports avec ses alliés qui désormais doutent. Enfin, conservons à l’esprit qu’Erdoğan a tôt fait d’indiquer que le parlement turc ne pourra pas ratifier avant octobre l’adhésion de la Suède à l’OTAN. N’était-il donc pas possible de convoquer une session spéciale ?
Cette question posée, plaçons-nous dans une perspective positive. Déjà interopérables avec l’OTAN, les forces armées finlandaises et suédoises contribueront à la défense et à la sécurité de la zone euro-atlantique, l’intégration de ces deux « producteurs de sécurité » modifiant en profondeur les rapports de force. Plus que jamais, Saint-Pétersbourg et les ports construits au cours des années 2000 (Vyborg et Oust-Louga), au fond du golfe de Finlande, seront comparables à une simple fenêtre sur la Baltique, complétée il est vrai par l’enclave militaire de Kaliningrad (l’ex-Königsberg). Quant aux États baltes, ils seront désenclavés, la Suède et la Finlande leur conférant une réelle profondeur stratégique. Soulignons la dimension stratégique du port de Göteborg, essentiel pour le soutien aux États baltes et à la Finlande, ainsi que la position centrale, en mer Baltique, de l’île de Gotland. Bref, la Baltique sera une mer occidentale (la « mer de l’ouest » des Estoniens). Il faudra aussi prendre en compte les conséquences stratégiques dans la zone arctique. Si l’on raisonne en dynamique, sept des huit États du Conseil de l’Arctique seront membres de l’OTAN (la Russie est le huitième).
Jeter l’ancre dans l’Indo-Pacifique
Dans le prolongement du concept stratégique de Madrid, le communiqué accorde enfin une grande place à la Chine populaire, dont l’étroitesse du « partenariat stratégique » avec la Russie et la complaisance dont elle fait montre dans la guerre d’Ukraine sont pointées. Nombre de commentaires brodent sur l’écart entre les positions des États-Unis et celles de leurs alliés européens. Pourtant, le 23e point du communiqué est explicite : « La République populaire de Chine (RPC) affiche des ambitions et mène des politiques coercitives qui sont contraires à nos intérêts, à notre sécurité et à nos valeurs. Elle recourt à une large panoplie d’outils politiques, économiques et militaires pour renforcer sa présence dans le monde et projeter sa puissance. Parallèlement, elle entretient le flou quant à sa stratégie, à ses intentions et au renforcement de son dispositif militaire. Ses opérations hybrides ou cyber malveillantes, sa rhétorique hostile et ses activités de désinformation prennent les Alliés pour cible et portent atteinte à la sécurité de l’Alliance. La RPC cherche à exercer une mainmise sur des secteurs technologiques et industriels clés, des infrastructures d’importance critique et des matériaux et chaînes d’approvisionnement stratégiques. Elle utilise le levier économique pour créer des dépendances stratégiques et accroître son influence. Elle s’emploie à saper l’ordre international fondé sur des règles, notamment pour ce qui concerne les domaines spatial, cyber et maritime. » Ajoutons-y l’expansion menaçante de l’arsenal nucléaire chinois.
La zone indo-pacifique peut sembler éloignée à ceux qui n’ont pas intégré le phénomène de mondialisation, mais les agissements militaires chinois autour de Taïwan, avec un possible passage à l’acte, et les revendications de Pékin sur les « méditerranées asiatiques » (les mers de Chine du Sud et de l’Est), par où transite l’essentiel du commerce entre l’Asie et l’Europe, menacent cette dernière. D’autant plus que la Chine populaire — via sa présence et sa politique en Europe et dans les mers épicontinentales, au Moyen-Orient et dans la « plus grande Méditerranée », ou encore dans l’espace exo-atmosphérique et le cyberespace —, vient à l’Europe. À l’avenir, le partenariat de l’OTAN avec les nations amies de l’Asie-Pacifique sera encore rehaussé, nations déjà impliquées dans la guerre contre l’Ukraine et la sécurité de l’Europe (voir la visite du président sud-coréen en Ukraine et les ventes d’armes à la Pologne). Certes, l’OTAN est centrée sur la zone euro-atlantique mais celle-ci comprend la « plus grande Méditerranée », où la Chine populaire s’active : la stratégie que l’OTAN y conduira aura des « implications » dans l’Indo-Pacifique ; elle appelle des articulations souples avec l’AUKUS et le Quad (États-Unis, Australie, Japon, Inde), parfois élargi à d’autres partenaires (le « Quad + »).
En guise de conclusion
Au-delà de l’OTAN en tant que telle, une grande alliance prend forme, du front arctique à la Méditerranée orientale, de l’Atlantique Nord à l’Indo-Pacifique. Plus exactement, un système d’alliances qui combine liens bilatéraux et pactes multilatéraux, avec différents niveaux d’enjeux et d’engagement des puissances. Centré sur l’Occident, ce système tend à regrouper l’ensemble du monde libre, du moins un certain nombre de pays qui aspirent à le demeurer, envers et contre les menaces extérieures. Malgré les spéculations sur le lâchage de Poutine par Pékin, cette alliance demeure solide. La Russie et la Chine populaire sont dos-à-dos et s’appuient réciproquement, unies par l’anti-occidentalisme et la vision d’une Grande Eurasie sino-russe (le cauchemar d’Halford MacKinder).
Ce système d’alliances dont l’OTAN est la poutre maîtresse, s’inscrit donc dans le développement d’une nouvelle bipolarité Est/Ouest, une configuration géopolitique en partie occultée par un discours convenu sur le monde multipolaire : l’Occident et ses alliés (parfois incertains) face à l’axe sino-russe, autour duquel s’organise un géosystème eurasiatique, ce dont les contours de l’Organisation de coopération de Shanghaï (OCS) donnent quelque idée. D’où l’importance prise par l’Inde qui joue de l’appartenance à l’OCS et de ses partenariats occidentaux. La tâche est immense et les résultats, en regard de la perfection de l’archétype, seront toujours insatisfaisants. Aussi est-il important de ne pas céder au découragement : Vilnius est une étape dans une entreprise de longue haleine.
Professeur agrégé d’histoire-géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Auteur de plusieurs ouvrages, il travaille au sein de l’Institut Thomas More sur les enjeux géopolitiques et de défense en Europe. Ses domaines de recherche couvrent la zone Baltique-mer Noire, l’Eurasie post-soviétique et la Méditerranée.