Ihor Kozlovski, grand intellectuel ukrainien et homme courageux

Ihor Kozlovski (1954, Makiivka – 6 septembre 2023, Kyïv) était un spécialiste de l’histoire des religions et écrivain. Il publia une cinquantaine d’ouvrages scientifiques, mais aussi des recueils de poèmes et de nouvelles. Professeur à l’Université de Donetsk, il est resté dans sa ville après l’occupation par les séparatistes, en 2014. Il fut arrêté, enfermé pendant plus de 700 jours dans la sinistre prison secrète Isolatsia et torturé. Libéré dans le cadre d’un échange de détenus fin 2017, il est devenu une voix de prisonniers. Desk Russie a préparé des extraits de publications consacrées à Kozlovski et des citations du défunt.

Constantin Sigov, philosophe et éditeur (l’Université Mohyla, Kyïv) :

« Je n’oublierai jamais notre dialogue sur les formes de la dignité humaine et son expérience de 700 jours et nuits dans les sous-sols de Donetsk. Ihor a subi de nombreux interrogatoires et tortures, au cours desquels il a été tourmenté non seulement physiquement, mais aussi psychologiquement. Les tortionnaires ont essayé de le priver de son droit de rester un être humain, de lui faire perdre sa dignité. J’ai été impressionné par sa ligne de résistance pendant la torture.

Il racontait : “Vous êtes battu, ensanglanté, mais soudain vous souriez… Et vous vous dites mentalement que vous n’avez plus peur de la mort. Ils ne te briseront plus, tu es au-delà de leur pouvoir, tu as franchi la ligne et tu n’as plus peur — tu t’es vu toi-même”.

La pensée et la voix d’Ihor Anatolievitch nous sont aussi nécessaires que l’air pour notre ville ».

Ihor Kozlovski :

« Après mon retour de captivité, j’ai réfléchi à différents moments et je me suis demandé pourquoi je n’avais pas crié pendant la torture. J’ai compris qu’il était important pour mon homme intérieur de ne pas leur montrer, à eux, les tortionnaires, qu’ils avaient atteint leur objectif de briser ma dignité, mon for intérieur, ma conscience. Et je ne leur ai donné aucune chance en ne criant pas. C’est un moment important — lorsqu’on réalise qu’on lance l’observateur intérieur non seulement pour observer, mais pour l’inclure dans la prise de certaines décisions, tant internes qu’externes. »

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Les obsèques d’Ihor Kozlovski à Kyïv, le 9 septembre. Photo : Tetyana Teren

Ihor Kozlovski :

« La machine russe ne se contente pas de nettoyer les territoires de toute dissidence, de réduire nos usines en ferraille et d’emporter nos équipements dans son propre pays, de s’emparer des richesses créées par le peuple ukrainien, elle prépare également un changement de conscience à l’échelle mondiale. Lorsque j’étais prisonnier là-bas, pendant la torture, l’un des prisonniers n’arrêtait pas de crier que le “monde russe” était arrivé. C’est un mythologème, un idéologème qu’ils ont inventé. Personne ne sait ce que c’est, mais ils continuent à dire qu’ils sont le “monde russe”.

Les auteurs de crimes contre l’humanité doivent savoir qu’ils seront poursuivis dans n’importe quel pays du monde et que leurs crimes sont imprescriptibles. Les criminels doivent savoir qu’ils ne peuvent pas se cacher. »

Oleksandra Matviïtchouk (Centre pour les libertés civiles, prix Nobel de la paix) : 

« Même dans des conditions inhumaines, Ihor Kozlovski a gardé la lumière en lui. Il l’a partagée généreusement. En particulier avec moi. Dans l’une de ses dernières correspondances, il m’a écrit :

Le véritable amour doit vous enrichir et non vous affaiblir […]. Il reste avec vous pour toujours et continue à vous donner la force de vivre et d’agir, car il s’agit d’un processus important de l’expérience de la vie. Appréciez la séparation comme un certain état de votre amour ! Ne la supprimez pas de votre vie. Le deuil est aussi un outil de croissance. Tirez-en des enseignements importants.

Il était aimé de tous ceux qui l’ont connu. »

Ihor Kozlovski :

« Pour moi, tout ce qui se passe aujourd’hui est une manifestation d’amour, et je le vois tout le temps. À commencer par le fait que j’ai vu ces files d’attente dans les bureaux de recrutement de militaires lorsque les gens sont partis défendre leur pays. J’ai vu ces volontaires qui perdent leur santé et leur argent pour soutenir la ligne de front et les personnes déplacées. C’est de l’amour, de l’amour inconditionnel, parce que l’amour est une action, pas des mots. C’est exactement ce qui caractérise cette guerre, à savoir qu’il s’agit véritablement d’une guerre populaire, que nous sommes un peuple armé de toutes sortes d’armes, non seulement ceux qui ont pris les armes, mais aussi ceux qui nous aident. C’est une autre forme d’amour. »

Oleksi Panych, philosophe, spécialiste des religions (Université de Donetsk, actuellement Université Mohyla, Kyïv) :

« J’ai connu Ihor Kozlovski pendant plus de trente ans. C’était une personne très profonde et aux multiples facettes. Il était capable de trouver un terrain d’entente avec presque tout le monde. Pour certains, il était un “gourou”, un maître spirituel. Pour d’autres, un collègue intelligent mais aussi un conseiller avisé.
Lorsqu’il est rentré à Kyïv après sa captivité, il avait presque la même apparence qu’auparavant. Mais ses yeux étaient pleins de calme, de sérénité, d’une certaine sagesse triste et d’une douleur profondément cachée. »

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