La Russie n’est pas un empire comme les autres

Cet article analyse la nature profonde de l’Empire russe et son caractère unique. Selon l’auteur, les peuples victimes de la colonisation russe n’ont rien Ă  gagner Ă  lier leur cause au « paradigme dĂ©colonial Â» en vogue, si occupĂ© Ă  « dĂ©construire Â» des formes d’oppression imaginaires qu’il en escamote l’oppression rĂ©elle, celle qui s’exerce sur les Ukrainiens et sur les peuples non russes de la FĂ©dĂ©ration de Russie.

Le 24 février 2022, le monde occidental a pris conscience de l’impérialisme agressif de la Russie. Jusqu’à cette date, les gouvernants et les opinions publiques étaient restés sourds devant les indices de plus en plus nets des ambitions de conquête de Poutine et de sa haine de l’Occident, malgré les avertissements des Ukrainiens et de quelques intellectuels. En quelques jours, les Européens ont réalisé que leur monde basculait et ils se sont engagés aux côtés de l’Ukraine. Trop peu et trop lentement bien sûr, mais il n’empêche qu’une révolution intellectuelle et politique s’est produite en Europe depuis le début de la guerre d’agression russe.

Une des consĂ©quences de la guerre impĂ©riale de Poutine a Ă©tĂ© d’ouvrir un dĂ©bat sur l’empire et l’impĂ©rialisme. DĂ©bat ancien en Ukraine, depuis qu’avec sa souverainetĂ©, elle avait retrouvĂ© la libertĂ© d’étudier et de penser son histoire, mais dĂ©bat nouveau pour les autres EuropĂ©ens. Mais le concept d’empire est complexe, car chaque empire a ses particularitĂ©s. Comment peut-il Ă©clairer notre comprĂ©hension de l’impĂ©rialisme russe d’aujourd’hui ?

Qu’est-ce qu’un empire ?

Les exemples anciens et modernes que chacun connaĂ®t ne fournissent pas une notion claire, car le concept d’empire semble s’appliquer Ă  des formes politiques très diffĂ©rentes, d’Alexandre le Grand aux tsars. On peut cependant dĂ©gager trois traits gĂ©nĂ©raux : a) l’empire n’a pas de frontière et s’étendra aussi loin que ses alliances et ses conquĂŞtes le lui permettront — le type de l’empire est l’empire universel : stricto sensu, on ne devrait parler d’empire qu’au singulier â€” ; b) les sujets de l’empire ont des statuts personnels diffĂ©renciĂ©s selon le territoire, la religion, la coutume, etc. ; c) le pouvoir politique dans les empires n’est pas dĂ©tenu exclusivement par l’empereur, il y a une hiĂ©rarchie  de pouvoirs subordonnĂ©s â€” royaumes, principautĂ©s, etc. â€”, qui jouissent d’une autonomie plus ou moins importante. L’empire russe fait exception sur ce point : nous verrons plus loin que ce n’est pas sa seule singularitĂ©.

L’empire est une forme politique pré-moderne. Il a été peu à peu évincé en Europe avec l’émergence de la monarchie souveraine1 sur un territoire délimité, qui a abouti ultérieurement à l’État-nation, caractérisé par un statut personnel unique pour tous ses citoyens. Si la monarchie nationale s’est progressivement généralisée à partir du XVIe siècle, la forme empire n’a pas disparu pour autant. Le Saint-Empire romain germanique déclinant avait trouvé une nouvelle jeunesse en Espagne, avec la colonisation des Indes et des Amériques2. En Europe, l’Empire ottoman, l’Empire austro-hongrois et l’Empire russe ont subsisté jusqu’à la Première Guerre mondiale.

ImpĂ©rialisme et colonialisme : est-ce la mĂŞme chose ?

Ici se loge une difficultĂ© qui n’intĂ©resse pas que l’historien car elle brouille la comprĂ©hension du prĂ©sent : Ă  partir du XVIe siècle, les principaux États-nations europĂ©ens ont Ă©difiĂ© peu Ă  peu des « empires coloniaux Â», jusqu’à l’apogĂ©e de la colonisation au XIXe siècle. Était-ce une rĂ©surgence de l’empire ou un phĂ©nomène politique d’une autre nature ? Certains chercheurs insistent sur la continuitĂ© du phĂ©nomène impĂ©rial de l’AntiquitĂ© aux empires coloniaux modernes. Ils affirment la persistance d’une « culture impĂ©riale Â» dans les pays qui ont eu un empire colonial, d’oĂą une affinitĂ© naturelle avec la culture impĂ©riale russe, qui a survĂ©cu Ă  l’effondrement de 1917 Ă  travers l’empire soviĂ©tique, et revient de plus belle dans la Russie de Poutine. Je voudrais montrer que cette thĂ©orie n’est pas fondĂ©e, pas plus que la thèse que la russophilie française serait due Ă  une culture impĂ©riale commune.

En premier lieu, rien n’indique qu’il existe encore une nostalgie de l’empire dans les nations moyennes qui ont eu des empires, en tout cas en France. En admettant mĂŞme qu’une telle nostalgie subsiste, plus de soixante ans après la fin de la guerre d’AlgĂ©rie, c’est un phĂ©nomène rĂ©siduel, qui ne saurait ĂŞtre le foyer d’une « culture impĂ©riale Â». Ensuite, les concepts de « conscience impĂ©riale Â» et de « savoir impĂ©rial Â», qui sont essentiels pour comprendre l’idĂ©ologie russe contemporaine, ne peuvent pas ĂŞtre transposĂ©s Ă  l’expĂ©rience de la colonisation dans les États d’Europe occidentale. Certes, il y a une filiation de l’empire au sens ancien aux empires coloniaux3, mais cela n’en fait pas des formes politiques comparables.

La Russie est le seul État qui a conservĂ© Ă  l’ère moderne l’idĂ©ologie de l’empire universel. On Ă©voque souvent la gĂ©ographie pour expliquer cette singularitĂ© : les empires occidentaux Ă©taient ultramarins et limitĂ©s les uns par les autres, celui de la Russie est continental et en expansion indĂ©finie — de Lisbonne Ă  Vladivostok dĂ©clarait mĂŞme Medvedev en 2022 ! Mais cette distinction est superficielle et approximative4 : la conquĂŞte par la Russie de l’immense hinterland de la Moscovie, jusqu’aux confins de l’Eurasie, et son expansion constante vers l’ouest et le sud — de Pierre le Grand Ă  Staline —, ne sont pas de mĂŞme nature que la colonisation occidentale. L’expansion indĂ©finie de l’Empire russe a forgĂ© une culture politique unique.

En première approche, on pourrait dire que la Russie Ă©tait (et est toujours) un empire, tandis que les puissances coloniales avaient un empire. L’empreinte de l’expĂ©rience de la colonisation dans l’imaginaire collectif n’est pas la mĂŞme dans les deux cas. L’empire est consubstantiel Ă  la Russie, il n’est qu’optionnel pour un pays comme la France. En Occident, la colonisation fut un moyen de puissance Ă©conomique dans le contexte de la rivalitĂ© entre nations, mais elle n’a pas transformĂ© les États-nations en empires. C’est ce qui explique que les dĂ©colonisations se sont dĂ©roulĂ©es très rapidement au sortir de la Seconde Guerre mondiale et, dans la majoritĂ© des cas, pacifiquement5. La colonisation a pu laisser des traces complexes et durables, mais celles-ci n’ont plus rien Ă  voir avec la nostalgie de l’empire. MĂŞme ceux qui combattaient pour l’AlgĂ©rie française savaient bien que les indĂ©pendances Ă©taient inĂ©luctables et, de plus, bĂ©nĂ©fiques pour la mĂ©tropole : la colonisation Ă©tait devenue un fardeau pour des pays dĂ©vastĂ©s par la guerre et un archaĂŻsme incompatible avec la sociĂ©tĂ© industrielle6.

Expliquer la russophilie

C’est pourquoi il est vain de chercher l’explication du tropisme pro-russe d’une partie de l’opinion française dans une soi-disant nostalgie impĂ©riale. Les passions qui animent les pro-russes français sont diverses : l’anti-amĂ©ricanisme, la fascination pour l’autoritĂ©, le goĂ»t pour l’économie administrĂ©e, la dĂ©fense des « valeurs traditionnelles Â» ; mais la nostalgie de l’empire n’en fait pas partie7. Le folklore napolĂ©onien, parfois pĂ©nible, s’inscrit d’abord dans le grand rĂ©cit de la rĂ©volution française et non dans une vision impĂ©riale — ce pourquoi les admirateurs de NapolĂ©on n’ont pas de mal Ă  lui pardonner le dĂ©sastre de sa chimère impĂ©riale. Au-delĂ  du cas des poutinolâtres — intĂ©ressĂ©s ou non —, il est tout aussi peu pertinent d’invoquer cette nostalgie supposĂ©e pour expliquer le peu d’intĂ©rĂŞt des Français pour l’Ukraine avant 2022. Les explications sont ailleurs : dans la vieille idĂ©e de l’alliance de revers contre l’Allemagne après 1870, puis dans la pĂ©nĂ©tration idĂ©ologique du communisme, nourrie après 1945 par le mythe de la « Grande Guerre patriotique Â», dans l’habiletĂ© russe et soviĂ©tique Ă  escamoter la nation ukrainienne et sa culture et, plus rĂ©cemment, dans la guerre de dĂ©sinformation menĂ©e par la Russie dans toute l’Europe. Au demeurant, on peut remarquer que l’Allemagne qui, pour des raisons Ă©videntes, est peu suspecte de nostalgie impĂ©riale, n’en est pas moins le pays europĂ©en qui avait Ă©tĂ© le plus profondĂ©ment poutinisĂ© avant 2022, et le reste encore malgrĂ© la Zeitenwende (changement d’époque) chère au chancelier Scholz.

Malencontreusement, la thĂ©orie de la culture impĂ©riale, qui rapprocherait les Français et les Russes, trouve une accrĂ©ditation supplĂ©mentaire dans une mode intellectuelle rĂ©cente, le « paradigme dĂ©colonial Â», qui consiste Ă  penser tous les rapports sociaux et Ă  rĂ©Ă©crire l’histoire suivant le prisme de la domination coloniale. Les peuples victimes d’une colonisation russe bien rĂ©elle n’ont rien Ă  gagner Ă  lier leur cause Ă  ce courant et aux concepts qu’il promeut, car il est si occupĂ© Ă  « dĂ©construire Â» des formes d’oppression imaginaires (« subjectives Â», « symboliques Â», « systĂ©miques Â», etc.) qu’il en escamote l’oppression rĂ©elle, celle qui s’exerce sur les Ukrainiens et sur les peuples non russes de la FĂ©dĂ©ration de Russie. Tout ce qui brille n’est pas de l’or, et les concepts les plus avancĂ©s de la sociologie critique, pour sĂ©duisants qu’ils paraissent, reviennent en pratique Ă  noyer la responsabilitĂ© criminelle de la Russie dans le fourre-tout de la « domination Â».

lara2 1
Spectacle MusĂ©e des voix ignorĂ©es (MouzeĂŻ neoutchtennykh golossov) de Marina Davydova au théâtre HAU2 Ă  Berlin. Photo : Dina Goder

Sainte Russie

Mais ce n’est pas tout. Le recours à une catégorie très large et indifférenciée d’empire, a fortiori à l’aune du paradigme décolonial, risque de perdre de vue de ce qui fait la singularité de l’impérialisme russe, pour ne pas dire son unicité8. Or la persistance de la Russie dans son rêve d’empire répond à une conception unique parmi les nations de son exceptionnalisme. « On dit sainte Russie, on ne dit pas sainte France ou sainte Italie », remarquait Alain Besançon. Peu ou prou, toutes les nations revendiquent une supériorité ou du moins une originalité qui les distingue face aux autres. Mais la Russie est la seule nation chez qui cette supériorité est religieuse, et la seule chez qui elle n’est pas censée reposer sur tel ou tel mérite, mais sur l’affirmation d’un sentiment mystique. Du Tsarévitch immolé (1967) à Sainte Russie (2012), Alain Besançon a mis au jour et analysé cette constante de la culture russe : la Russie est la nation élue. Cette « théologie nationaliste » a toujours imprégné l’impérialisme russe, y compris aux époques ou dans les courants qui ont éclipsé ou même combattu la religion orthodoxe, de Pierre le Grand aux occidentalistes du XIXe siècle, et même chez les bolcheviks. « Dostoïevski », écrit Besançon dans Sainte Russie, « n’est pas certain de croire en Dieu, mais il croit en la figure combinée du peuple russe et du Christ. » Dans la Russie moderne, « La sacralité qui appartenait à l’Église, et par dérivation au tsar, s’est maintenant déplacée sur la Russie. […] Le sacré brille sur tout ce que contient concrètement la Russie. […] Étant sacrée, elle n’a pas besoin d’être meilleure, elle est autre. » Sa misère, ses souffrances, sa violence sont ce qu’elle a de meilleur, elles ne sont qu’amour car la Russie est le Christ. 

Besançon cite cette formule ironique de Saltykov-ChtchĂ©drine, l’un des rares Ă©crivains russes du XIXe â€” avec Tchekhov â€”, Ă  avoir Ă©tĂ© lucide sur son pays : « Chez nous, c’est mieux parce qu’on y souffre plus Â»9. Poutine aime Ă  citer ce vers du poète Tioutchev (1803-1873), appris par tous les Russes : « En la Russie on ne peut que croire Â»10. Il touche une fibre sensible des Russes quand il reprend cette thĂ©ologie nationaliste, mĂŞme sous une forme grotesque. Au milieu de la haine et des crimes sans nom commis en Ukraine, il rĂ©active sans vergogne le thème de la domination dans et par l’amour, du dĂ©sir impĂ©rial comme la forme suprĂŞme de l’amour (selon ce discours, tout le monde sera heureux et sauvĂ© quand tout le monde sera russe).

Tout cela, les Ukrainiens, les Polonais, les Baltes, les BiĂ©lorusses le savent depuis longtemps, pour avoir subi cet « amour Â» russe sous le joug soviĂ©tique, et les Ukrainiens le paient aujourd’hui de leur sang. Raison de plus pour ne pas perdre de vue la terrible singularitĂ© de l’impĂ©rialisme russe, pour ne pas le rĂ©duire Ă  un colonialisme gĂ©nĂ©rique.

delara

Maître de conférences à l’université Paris II Panthéon-Assas. Enseigne la philosophie et la science politique. Collaborateur régulier de Commentaire, chroniqueur au magazine Ukrainski Tyzhden. Ses travaux portent sur l’histoire du totalitarisme et les sorties du totalitarisme. A notamment publié: Naissances du totalitarisme (Paris, Cerf, 2011), Exercices d’humanité. Entretiens avec Vincent Descombes (Paris, Pocket Agora, 2020).

Notes

  1. Est souverain un pouvoir qui n’a pas de pouvoir au-dessus de lui. C’est le sens de la formule de Philippe Auguste (1165-1223) « le Roi est Empereur en son royaume Â».
  2. FondĂ© en 862, le Saint-Empire s’était affaibli Ă  la Renaissance sous la poussĂ©e des États allemands. Il se renforça et s’étendit mĂŞme Ă  d’autres continents grâce Ă  Charles Quint (1500-1558), Ă©lu Empereur en 1520, qui Ă©tait aussi « Roi des Espagnes Â» et archiduc d’Autriche.
  3. Ainsi les Anglais et les Français baptisèrent rapidement leurs possessions ultramarines « empire Â». En revanche, les Hollandais n’ont pas adoptĂ© ce terme. En rĂ©alitĂ©, les colonies, particulièrement en Asie, furent longtemps des entreprises privĂ©es — ainsi les Compagnies anglaises et nĂ©erlandaises des Indes, qui ne passèrent dans le giron de l’État qu’au dĂ©but du XIXe siècle.
  4. L’Empire habsbourgeois (1867-1918) Ă©tait Ă©galement continental, il n’en Ă©tait pas moins très diffĂ©rent de l’Empire russe. Il mĂ©langeait des traits archaĂŻques puisqu’il hĂ©rite du Saint-Empire, et des traits modernes par son caractère multinational. Dès l’origine, il s’identifia comme une « double monarchie Â» (autrichienne et hongroise).
  5. Les principales exceptions : l’Indochine et l’AlgĂ©rie pour la France, le Kenya pour le Royaume-Uni, l’IndonĂ©sie pour les Pays-Bas.
  6. Le contre-exemple du Portugal confirme cette analyse. C’est parce que le régime de Salazar avait basé son économie sur les colonies portugaises d’Afrique (Angola et Mozambique) que ce pays est resté dans un état d’arriération relative jusqu’en 1974.
  7. Quant Ă  l’amour des Français pour la culture russe, qui date de la fin du XIXe siècle, il est absurde et injuste d’en faire un indice de sympathie impĂ©riale. Pas plus que leur admiration pour la pensĂ©e et la littĂ©rature romantiques allemandes n’annonçait le rĂ©gime de Vichy ! Ce n’est pas parce que le rĂ©gime de Poutine (et l’URSS auparavant) utilise la culture comme une arme de propagande que tous ceux qui apprĂ©cient TchaĂŻkovski ou Tchekhov succombent Ă  cette propagande.
  8. J’hésite à parler d’unicité de l’Empire russe à cause de similitudes nombreuses avec la Chine.
  9. Entre mille bienfaits, je dois à Alain Besançon d’avoir découvert Histoire d’une ville de M.E. Saltykov-Chtchedrine (1870), parabole ironique et féroce de l’histoire de la Russie des origines à Nicolas 1er. Louis Martinez en a donné une traduction savoureuse et abondamment annotée (Gallimard, Folio, 1994).
  10. Besançon cite les vers prĂ©cĂ©dents : « La Russie on ne la comprend pas par l’intelligence/ On ne peut pas la mesurer/ Elle a un caractère Ă  part/ En la Russie on ne peut que croire. Â» Sainte Russie, dans Contagions, Belles Lettres, 2018, p. 1086.

Abonnez-vous pour recevoir notre prochaine Ă©dition

Deux fois par mois, recevez nos décryptages de l'actualité.