Un bilan de trente ans d’Ukraine indépendante : une « nation de la volonté »

En trente ans d’indépendance, la population ukrainienne s’est consolidée pour former un véritable État-nation, autour d’un projet politique et non d’une ethnicité. La guerre d’agression déclenchée par la Russie a été un puissant accélérateur de construction nationale. Les sondages d’opinion cités par l’auteur sont sans équivoque. L’Ukraine s’est constituée en État-nation par la volonté de ses citoyens.

Cette année en Ukraine, le Jour de l’Indépendance [24 août. NDLR] n’a pas été très différent du précédent. Il y a un an, les troupes russes avaient été repoussées de Kyïv et du nord-est de l’Ukraine. La vie quotidienne était redevenue « presque normale » : le couvre-feu avait été assoupli et les blocs antichars retirés, les cafés avaient rouvert et les transports publics s’étaient remis à fonctionner, avec cependant quelques interruptions dues aux alertes aériennes de temps à autre, et à la nécessité de filer dans les abris. Cette année encore, les célébrations officielles ont été annulées pour des raisons de sécurité, tandis que le traditionnel défilé militaire a été remplacé par une monumentale exposition de chars russes détruits et autres équipements militaires : une façon claire de se moquer de Poutine qui rêvait d’organiser son propre défilé à Kyïv.

Pour les sociologues, cette fête nationale est une occasion récurrente de poser la même série de questions (ou des questions similaires) dans des sondages à l’échelle du pays. On peut ainsi suivre d’année en année l’évolution de l’attitude des citoyens à l’égard de diverses questions intérieures et internationales. Ces sondages s’intéressent en particulier aux identités citoyenne et ethnique, aux politiques de construction de l’État-nation et aux orientations géopolitiques du pays. Quatre instituts de sondage réputés (l’institut de sondage Rating, l’Institut de sondage international de Kyïv, le centre Razoumkov et la Fondation Initiatives démocratiques) utilisent des questionnaires différents et appliquent des méthodologies différentes, mais leurs résultats sont assez similaires : ils reflètent les mêmes tendances, bien que certains détails varient.

Les principales conclusions de leurs sondages peuvent se résumer en trois points majeurs : (a) la société ukrainienne devient plus citoyenne et plus « ukrainienne » ; (b) les Ukrainiens se rassemblent autour du drapeau et sont toujours déterminés à résister à la terreur russe aussi longtemps qu’il le faudra, sans faire aucune concession à l’agresseur ; et (c) les Ukrainiens se sont débarrassés de leur traditionnelle ambivalence, de leur désir naïf d’être en bons termes avec l’Occident et avec la Russie, d’appartenir aux deux mondes en dépit du fait que ces deux mondes ont des valeurs de plus en plus incompatibles.

La première tendance est parfaitement illustrée par le soutien le plus élevé jamais apporté à l’indépendance nationale dans l’hypothèse d’un référendum (96 % contre 4 %), par le sentiment de fierté vis-à-vis de la citoyenneté ukrainienne (89 % contre 8 %) et par les manifestations les plus caractéristiques, selon les personnes interrogées, du patriotisme ukrainien (trois activités pouvaient être cochées) : faire des dons et du bénévolat (46 %), combattre au front (33 %), rester en Ukraine malgré tout (33 %), travailler ou faire des affaires en Ukraine (31 %), continuer à mener des actions citoyennes (14 %). Seuls 6 % ont mentionné la « fréquentation de l’Église ukrainienne » comme une manifestation importante de patriotisme, et 3 % ont mentionné le « port de symboles patriotiques ». 45 % des personnes interrogées ont également mentionné le fait de « parler ukrainien » comme une caractéristique importante du patriotisme. Mais plus qu’une quelconque revendication d’exclusivité ethnique, cela reflète surtout un sentiment de solidarité avec la langue ukrainienne, qui a été constamment marginalisée, stigmatisée et minorisée par le pouvoir russe. Les réponses données à d’autres questions confirment cette hypothèse : lorsqu’on demande aux personnes interrogées de citer les trois facteurs les plus importants susceptibles d’unir les Ukrainiens, la « victoire des forces armées » arrive largement en tête (65 %), suivie de la « croissance économique » (30 %), puis de la langue (25 %).

Malgré la guerre, les Ukrainiens sont fortement attachés aux valeurs démocratiques libérales et s’opposent à l’autoritarisme : alors que 28 % des personnes interrogées pensent que l’Ukraine a besoin d’une « main forte », 64 % souhaitent « plus de démocratie » ; alors que 15 % souhaitent « plus de censure », 75 % soutiennent la liberté d’expression ; alors que 31 % souhaitent un contrôle accru du gouvernement sur l’économie, 58 % soutiennent un véritable marché libre ; alors que 36 % s’opposent à l’emploi de migrants dans la future Ukraine, 50 % l’approuvent. Cela se reflète même sur les questions de mœurs : la société ukrainienne — initialement presque aussi homophobe que la société russe — soutient désormais à 37 % le mariage homosexuel (alors que 42 % s’y opposent encore).

La deuxième tendance, à savoir la mobilisation citoyenne (le « rassemblement autour du drapeau »), est étroitement liée à la première. L’État ukrainien, qui était considéré comme corrompu et dysfonctionnel à de nombreux égards, est désormais reconnu comme précieux et important dans le contexte de la menace russe. D’où des scores sans précédents en ce qui concerne le soutien à l’indépendance nationale et la fierté vis-à-vis de la citoyenneté ukrainienne, mais aussi une réévaluation de la symbolique nationale (y compris la langue) et de l’histoire. Le Jour de l’Indépendance était auparavant à la traîne par rapport à de nombreuses autres fêtes nationales (seuls 12 % des personnes interrogées l’avaient cité parmi les cinq fêtes les plus importantes et les plus appréciées en 2013) ; il arrive désormais en troisième position avec 63 %, après Pâques (70 %) et Noël (69 %). Peu avant la guerre (en août 2021), 18 % seulement des personnes interrogées estimaient que l’histoire de l’Ukraine indépendante comportait plus d’éléments positifs que négatifs. 29 % étaient d’avis contraire, et 46 % pensaient que, dans l’histoire, le bon et le mauvais étaient répartis de manière plus ou moins égale. Ce dernier point de vue n’a pas beaucoup changé, car il est probablement le plus équilibré (40 % le partagent toujours), mais le point de vue « positif » a considérablement augmenté (jusqu’à 40 % également), tandis que le point de vue « négatif » sur le passé ne s’élève plus qu’à 12 %.

L’élément le plus révélateur de la résilience et de la détermination citoyenne des Ukrainiens est sans doute leur rejet massif de toute négociation ou concession avec la Russie, un État agresseur qui s’est rendu coupable de terribles crimes de guerre sur le territoire ukrainien, et qui poursuit toujours une guerre génocidaire contre l’ensemble de la nation. Moins de 5 % des personnes interrogées admettent que certains territoires pourraient être concédés à la Russie dans le cadre d’un éventuel accord de paix ; 17 à 18 % envisagent d’autres concessions, comme un coup d’arrêt aux politiques d’adhésion à l’OTAN, et de décommunisation / décolonisation / ukrainisation. Les points de vue varient légèrement d’une région à l’autre : ils sont plus radicaux à l’ouest et plus modérés au sud-est. Mais partout, une majorité claire rejette les compromis avec l’État terroriste, les jugeant peu fiables politiquement et injustifiables moralement.

riabtchouk
« L’Ukraine est unie » // prostir.ua

La troisième tendance que les dernières enquêtes d’opinion ont montrée ou plutôt confirmée, est liée à la fin de l’« ambivalence sociétale » de l’Ukraine. En effet, si une hésitation entre l’ouest et l’est a prévalu en Ukraine tout au long des années 1990, elle a décliné lentement mais sûrement dans les années 2000, et ce déclin s’est accéléré après l’Euromaïdan et l’invasion russe de la Crimée et du Donbass. Finalement, les attitudes ambivalentes se sont effondrées de manière irréversible en 2022, lorsque les missiles russes ont détruit les dernières illusions que certains Ukrainiens pouvaient encore avoir sur la « fraternité slave » et le développement pacifique « multi-vectoriel » [selon la terminologie russe habituelle. NDLR]. Aujourd’hui, parmi les Ukrainiens, aucune question nationale ou internationale n’est clairement polarisée en fonction de critères ethniques, linguistiques ou régionaux. Les points de vue diffèrent légèrement entre l’ouest et l’est, entre les populations russophones et ukrainophones, mais ces différences quantitatives minimes n’ont pas de signification qualitative. Les variations dépendent légèrement de ces facteurs régionaux, mais guère plus que de l’âge, de l’éducation, du genre ou du revenu des personnes interrogées.

Si ceux qui sont prêts à céder certains territoires à Poutine au nom de la paix représentent 8 % à l’est du pays et seulement 1 % à l’ouest, cela ne divise pas le pays et ne crée pas de ligne de fracture entre l’ouest et l’est. La même observation s’applique aux différences de soutien à l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN (91 % à l’ouest contre 80 % à l’est). Cela n’indique pas une discorde interrégionale significative. Le haut niveau d’unité nationale (interrégionale et interethnique) que l’Ukraine a atteint pendant la guerre est en grande partie le produit des dernières décennies : d’un processus lent, non systématique et probablement pas vraiment prémédité, de construction de l’État-nation. La réussite de l’Ukraine est très instructive. Pourtant, elle s’est produite en grande partie par défaut. D’un côté, les « démocrates nationaux » ukrainiens n’étaient pas assez forts dans les années 1990 pour promouvoir une politique de nationalisation à la lettone, à l’estonienne (ou à la croate). De l’autre, les post-communistes au pouvoir, fortement russifiés, n’avaient pas assez d’autorité pour poursuivre une politique de russification / soviétisation dans le style de Loukachenko. Les clans rivaux ont dû négocier, faire des compromis et élaborer une politique qui semblait très opportuniste mais qui s’est révélée efficace à deux égards. Premièrement, elle a réduit l’influence du facteur ethnique, qui ne jouait déjà pas un rôle très important en Ukraine, même à l’époque soviétique. Ainsi, de nos jours, l’ethnicité n’est même pas prise en compte dans les enquêtes d’opinion. Deuxièmement, elle a facilité l’acceptation tacite par la grande majorité de la population ukrainienne de la langue ukrainienne en tant que valeur symbolique (mais pas nécessairement en tant que langue du quotidien).

Volodymyr Koulyk conclut l’un de ses articles de la manière suivante :

« En Ukraine, malgré un héritage soviétique caractérisé par une institutionnalisation et une présence assez forte de l’ethnicité dans le discours, l’État ukrainien post-soviétique a interrompu ou minimisé la plupart des mécanismes institutionnels de reproduction de la spécificité ethnique. Il a pratiquement abandonné l’utilisation des catégories ethniques dans le discours officiel. Si plusieurs minorités ont cependant conservé une certaine présence dans le discours, le groupe autrefois très important des Russes ethniques a cessé d’avoir une présence publique et d’être perçu par la population comme clairement distinct de la majorité des Ukrainiens. Ce changement s’est surtout manifesté par la réattribution prédominante de l’étiquette ethnique du groupe « russe » à la population de la Russie. »

Les mêmes mécanismes qui avaient facilité l’assimilation des Ukrainiens aux Russes à l’époque soviétique (proximité culturelle et linguistique, faible visibilité, caractère flou et hybride des catégories ethniques, nombreux mariages mixtes et autres types d’interactions sociales) semblent faciliter aujourd’hui l’assimilation des Russes ethniques aux Ukrainiens. Cela n’implique pas nécessairement l’abandon de pratiques linguistiques (l’usage de la langue russe). Cela repose avant tout sur le fait que la notion vague d’ethnicité est désormais absorbée par la notion non ambiguë de nationalité (au sens de citoyenneté définie par la loi).

Andreas Kappeler, célèbre historien autrichien et grand spécialiste de la région, définit les Ukrainiens comme une « nation de la volonté » (Willensnation), c’est-à-dire comme « un large groupe humain [qui] décide qu’il veut être une nation ». À cet égard, une « nation de la volonté » diffère d’une nation ethnique plus traditionnelle qui se réfère à l’héritage culturel et à la langue commune de ses habitants. « La définition ethnique a longtemps dominé en Ukraine, affirme Kappeler, mais au cours des vingt dernières années, la nation de la volonté s’est renforcée. La révolution orange de 2004 et l’Euromaïdan de 2013-2014 ont joué un rôle très important. En conséquence, nous pouvons maintenant constater que la grande majorité des citoyens russophones d’Ukraine s’opposent également à l’armée du Kremlin. » Andreas Kappeler surestime peut-être un peu la construction citoyenne de l’Ukraine et sous-estime l’attachement des Ukrainiens à leur « héritage culturel commun et à leur langue »1. Pourtant, il saisit avec justesse la tendance générale qui se dégage des enquêtes d’opinion et des observateurs indépendants, tendance qui explique en grande partie la résilience et l’optimisme des Ukrainiens, ce qui pourrait nous étonner compte tenu de leur quotidien fait d’alertes, de destructions et de bains de sang.

Traduit de l’anglais par Desk Russie et relu par Clarisse Brossard.

Version originale.

Mykola Riabtchouk est directeur de recherche à l'Institut d'études politiques et des nationalités de l'Académie des sciences d'Ukraine et maître de conférences à l'université de Varsovie. Il a beaucoup écrit sur la société civile, la construction de l'État-nation, l'identité nationale et la transition postcommuniste. L’un de ses livres a été traduit en français : De la « Petite-Russie » à l'Ukraine, Paris, L'Harmattan, 2003.

Notes

  1. Alors que tous les gouvernements ukrainiens ont poursuivi la « stratégie de construction d’une nation inclusive qui ne mettait pas l’accent sur les frontières ethniques internes », ce qui a conduit à la « disparition virtuelle des catégories ethniques du discours public, et a eu pour effet de minimiser leur importance sociale perçue », la question de la langue, selon Koulyk, « est restée importante dans la politique ukrainienne, les partisans de l’ukrainien cherchant à surmonter l’héritage de la russification soviétique » (op. cit.).

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