La réouverture du front Hamas-Hezbollah contre Israël : un diabolique jeu de poupées russo-iraniennes

Les actions militaro-terroristes conjuguées du Hamas et du Hezbollah contre Israël, et la réouverture d’un front sanglant dans la région, ne sont certainement pas une simple péripétie moyen-orientale. La Russie, l’Iran et le régime de Damas sont à l’arrière-plan, avec des objectifs variés mais solidaires les uns des autres. Au-delà, ce front s’inscrit dans la lutte « anti-hégémonique » qui réunit Moscou, Pékin, Téhéran et quelques autres.

De prime abord, cette action d’ensemble, coordonnée entre le Hamas et le Hezbollah — au moment où l’État hébreu est accaparé par une grave crise politico-institutionnelle interne (à propos du rôle et de la réforme de la Cour suprême) —, souligne le fait que ces deux organisations terroristes ne doivent décidément pas être considérées comme de quasi-acteurs politiques légaux, en voie d’assagissement. Certes, la corruption est une réalité quotidienne dans la bande de Gaza (et ailleurs), mais il s’agit d’un mode de fonctionnement ordinaire, qui a ses avantages propres. Cela ne signifie pas que le lucre l’a emporté sur la libido dominandi, la haine et l’idéologie. C’est pourtant ce que veulent croire les partisans des « accommodements » et du pragmatisme, prompts à qualifier leurs opposants de doctrinaires et de bellicistes, voire, insulte suprême, de « néo-conservateurs ».

L’ombre portée de l’Iran

Derrière le Hamas et le Hezbollah se trouve, on ne le sait que trop, le régime islamique chiite de Téhéran, qui a l’ambition de dominer le Grand Moyen-Orient, depuis la Caspienne et le golfe Arabo-Persique jusqu’à la Méditerranée orientale, avec d’inévitables prolongements et répercussions dans le bassin occidental de cette mer, sur le flanc sud de l’Europe. D’une part, la rhétorique pan-chiite et le soutien résolu au régime de Damas, dès le début du « Printemps arabe » de 2011, ont permis de bâtir un pont terrestre, depuis la frontière irano-irakienne (largement effacée) jusqu’au Liban, où le Hezbollah impose sa volonté propre et dispose de ses forces armées. La Syrie de Bachar Al-Assad est un pivot par lequel transitent armes, équipements militaires et usines d’armement « en kit ».

D’autre part, la dimension islamo-révolutionnaire du régime iranien permet de dépasser le clivage entre chiites et sunnites pour soutenir le Hamas, c’est-à-dire la branche palestinienne des Frères musulmans qui, voici plus de quinze ans, s’est emparée de la bande de Gaza (la Cisjordanie à l’OLP ; Gaza au Hamas). Historiquement, les Frères musulmans ne sont d’ailleurs pas en pointe dans la rivalité sunnites/chiites, et leur combat est d’envergure panislamique ; il semble que l’ayatollah Khomeini, fondateur de la République islamique d’Iran, ait d’ailleurs été sensible au discours comme à la pratique des Frères musulmans. Surtout, la haine des Juifs, sous couvert d’« antisionisme », est un redoutable agrégateur de forces et de passions meurtrières.

Le jeu des échelles géographiques ne s’arrête pas à l’Iran, qui entend torpiller la dynamique des accords d’Abraham et la possible instauration de relations diplomatiques entre l’État hébreu et l’Arabie Saoudite. Qu’on en convienne ou non, la Russie et l’Iran sont des alliés, une alliance préparée par les « coalitions anti-hégémoniques » d’Evgueni Primakov dans les années 1990, et scellée lors de l’intervention commune en Syrie, au mois de septembre 2015 : les Russes dans les airs, les Iraniens et leurs milices pan-chiites au sol.

Alors, un axe Moscou-Damas-Téhéran prend forme, non sans réels succès sur le terrain, avec le recul occidental (« Surtout, pas de nouveau front ! »), le maintien du régime de Bachar Al-Assad, des ouvertures en direction de la Turquie (le processus d’Astana), de nettes inflexions du côté des régimes arabes sunnites (négociations avec Moscou et mise sur pied de l’« OPEP+ »). Lesdits régimes en sont venus à réintégrer Bachar Al-Assad dans le jeu diplomatique régional, et aussi à baisser la garde face à l’Iran, lequel s’emploie à détruire les accords d’Abraham (sans parler du trafic de captagon, organisé par ce narco-régime). Les « hommes forts » du Golfe devraient peut-être s’interroger sur la pertinence des revirements et stratagèmes qui leur tiennent lieu d’art de la guerre.

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Soldats israéliens lors d’un combat contre des terroristes du Hamas, le 8 octobre dernier. // Service de presse de Tsahal, capture d’écran

L’axe Moscou-Damas-Téhéran

Au vrai, les Occidentaux n’ont pas toujours fait preuve de lucidité face à l’engagement militaire de Moscou au Proche-Orient et dans le bassin Levantin, avec des vues sur la « Plus Grande Méditerranée », Afrique du Nord et mer Rouge incluses (la base de Tartous est à mi-chemin des détroits turcs, point de passage entre mer Noire et Méditerranée, et du canal de Suez). En septembre 2015, lors de l’intervention directe de l’armée russe en Syrie, bien des politiques et des observateurs ont fait « contre mauvaise fortune bon cœur ». La Russie, expliquaient-ils, allait simultanément combattre le djihadisme sunnite (l’État islamique et ses surgeons), nous débarrasser de Bachar Al-Assad, décidément infréquentable (« Poutine et Assad ne sont pas mariés »), et repousser les Iraniens et leurs milices qui menaçaient de s’enraciner en Syrie et resserraient leur prise sur le Liban. D’une pierre, trois coups, le tout à moindres frais pour le contribuable occidental ! Quant aux liens de la Russie avec le Hamas et le Hezbollah, ils étaient tenus pour quantité négligeable.

L’État hébreu, ou du moins ses dirigeants, n’ont pas été les derniers à croire à de telles fariboles, avec l’idée qu’il serait toujours possible de s’entendre avec le Kremlin, pour frapper le territoire syrien, et de jouer sur les effets de concurrence entre Moscou et Téhéran. Au cours des derniers mois, cela explique notamment le refus israélien d’entamer une coopération militaro-industrielle avec l’Ukraine et une tolérance de facto à l’égard des propos antijuifs des dirigeants russes (voir entre autres l’inénarrable Lavrov). Surtout, ne pas contrarier la Russie, qui ne serait pas vraiment alliée à l’Iran et au régime de Bachar Al-Assad. « C’est plus compliqué » disait-on, avec des airs de grand initié. Et Poutine était campé en grand philosémite devant l’Éternel.

C’est pourtant simple. D’une part, la Russie-Eurasie s’inscrit dans une certaine continuité avec l’URSS, dont on sait quelle était la politique au Moyen-Orient. D’autre part, sa logique profonde, en tant que puissance perturbatrice et revancharde, est de saper les bases de la présence américaine au Moyen-Orient et de détruire la perspective d’un règlement généralisé des rapports entre Israël et le monde arabe, dans le prolongement des accords d’Abraham (une indéniable réussite du mandat de Donald Trump). Face à une telle perspective, l’Iran est l’allié naturel de la Russie, une alliance qui conduit Téhéran à soutenir l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, en livrant à Moscou des drones, qui contiennent par ailleurs des composants chinois… Pour le moment, Moscou espère que les revers de Tsahal mobiliseront les capitales occidentales, au détriment de l’Ukraine.

Quant à la « sensibilité » hébraïque de Poutine… On ne saurait oublier que ce dernier, qui se place sous les auspices de Félix Dzerjinski, le fondateur de la Tchéka, se veut le fils spirituel de Iouri Andropov, théoricien et praticien de l’« État-KGB » (le KGB au-dessus du parti-État léniniste). Or Andropov, à la tête du KGB, était un tenant de la ligne dure dans les affaires moyen-orientales. Il soutenait le « front du refus », constitué après les accords de paix israélo-égyptiens (Camp David, 1978), et n’hésitait pas à soutenir et à manipuler par un jeu pervers les différents groupes terroristes de l’époque. Poutine a de qui tenir.

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Sergueï Lavrov reçoit Khaled Mechaal, le dirigeant du Hamas, en 2015. // mid.ru

Xi Jinping pressé par le temps ?

Enfin, il y a la Chine néo-maoïste de Xi Jinping. D’aucuns la souhaiteraient plus intelligente, soucieuse d’influence à long terme, moins brusque et irréfléchie que la Russie-Eurasie de Poutine. En somme, un mercantilisme avisé, qui privilégierait la géoéconomie, un futur « actionnaire » (un stakeholder) du système international. C’est à cette aune que les percées moyen-orientales de la Chine — en Iran, en Arabie saoudite et en Syrie —, furent évaluées, surtout en Europe. Et il est probable qu’à Pékin, on est interloqué par ce brusque déclenchement d’une nouvelle guerre dans la région. Peut-être les dirigeants chinois devraient-ils en rabattre quant à leur sentiment de supériorité (Sun Tzu, le jeu de go, le Yin et le Yang, etc.), leurs partenaires et alliés moyen-orientaux pouvant leur en remontrer en matière de ruses et de vilenies.

Il reste que la Chine de Xi Jinping est bien alliée à la Russie-Eurasie de Poutine (jusqu’à livrer des images satellitaires à Wagner), que ces deux puissances sont soudées par leur profonde hostilité à l’encontre des États-Unis et de l’Occident, dont l’époque serait dépassée (les « poubelles de l’Histoire » des marxistes d’antan), et que leur allié régional est l’Iran des Gardiens de la Révolution, les trois pays formant un axe révisionniste, de l’Ukraine aux « méditerranées asiatiques » (mers de Chine du Sud et de l’Est), jusqu’à la péninsule de Corée, en passant par le Moyen-Orient.

Vue de Moscou, de Téhéran et de Pékin, la succession des hégémonies est une sorte de « destruction créatrice », qui passe nécessairement par des périodes de chaos. Les dirigeants de ces pays sont bien d’accord sur ce point, et ils se gargarisent des atermoiements des Occidentaux, de leur « grande fatigue » (« À quoi bon ? » ; « Cela n’est-il pas trop cher ? » ; « Et le prix de l’essence ? »), de leur pusillanimité. Tout cela est irréflexion et désinvolture, bien plus encore que mauvaise conscience (l’hypocrisie du mea culpa comme alibi de l’impuissance).

Cette grande convergence entre Russes, Iraniens et Chinois prévaut sur les désaccords quant aux rythmes, modalités d’action et lieux d’application de la violence. Au demeurant, il n’est pas sûr que Xi Jinping ait le sentiment que le temps joue en sa faveur. Alors que l’économie et la démographie chinoises vacillent, il a fait du devenir de l’île-État de Taïwan, à savoir son annexion effective à la Chine continentale, la pierre de touche de son action et de sa destinée. Comme l’Iran sur le front moyen-oriental, où les accords d’Abraham modifient la donne, comme la Russie-Eurasie en Ukraine, Xi Jinping pourrait être amené à précipiter les échéances, pour forcer le destin.

En guise de conclusion

En somme, l’Occident est plongé dans une lutte hégémonique d’envergure mondiale, d’une extrémité à l’autre de la masse euro-asiatique, et sur son boulevard méridional, de la Méditerranée à l’océan Indien. Outre les lignes de front des guerres ouvertes, l’affrontement se joue en Afrique, en partie déstabilisée par les soins de Wagner et de la Russie, ainsi qu’au Moyen-Orient, ce « nœud gordien » mondial. Le feu de la guerre pourrait s’étendre plus vite que les incendies provoqués par les modifications climatiques et l’aridité de certaines régions.

Du fait des volontés de puissance de l’axe révisionniste, ces différents foyers de guerres et de conflits sont virtuellement interconnectés. Ils s’inscrivent dans une perspective globale, soigneusement énoncée par Poutine lors du dernier forum de Valdaï (5 octobre 2023). Isolationnistes, tenants du grand repli et Thénardiers de la géopolitique doivent en prendre conscience. Si la volonté et les solidarités occidentales flanchaient, l’Europe redeviendrait un petit cap de l’Asie, et l’Amérique du Nord une sorte d’île continentale, privée par la technologie de ses barrières océaniques.

Professeur agrégé d’histoire-géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Auteur de plusieurs ouvrages, il travaille au sein de l’Institut Thomas More sur les enjeux géopolitiques et de défense en Europe. Ses domaines de recherche couvrent la zone Baltique-mer Noire, l’Eurasie post-soviétique et la Méditerranée.

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