Sur le drame de l’Arménie : ne pas inverser les responsabilités présentes et passées

Le drame que vivent les Arméniens du Haut-Karabakh, vaincus militairement depuis la guerre des Quarante-quatre jours, à l’automne 2020, et aujourd’hui condamnés à l’exil, ne doit pas être le prétexte à une inversion des responsabilités entre Russes et Occidentaux : c’est bien le Kremlin et les siloviki de Poutine qui ont enfermé les Arméniens dans l’illusion d’une alliance irréfragable, avant de les abandonner. Cela dit, les puissances occidentales doivent prendre leurs responsabilités dans le Caucase, comme en Méditerranée et sur la scène mondiale.

En premier lieu, il importe de réfuter la thèse propagée par le « parti russe », le semblant de thèse plus exactement, selon laquelle l’Occident aurait trahi l’Arménie. Au regard de leur engagement auprès de l’Ukraine, les capitales occidentales auraient mis en œuvre un « double standard ». Or, il n’y a pas de symétrie juridico-internationale entre le cas du Haut-Karabakh, enclave ethnique arménienne qui, de droit, fait partie de l’Azerbaïdjan, et d’autre part la Crimée et le Donbass, parties intégrantes de l’Ukraine.

Manœuvres et manipulations russes

Lors de la dislocation de l’URSS, après un long délitement et une surprenante décision des dirigeants russes, bélarusses et ukrainiens — décision entérinée par leurs homologues baltes, moldaves, sud-caucasiens et centre-asiatiques —, il fut décidé que les limites des républiques fédératives d’URSS constitueraient leurs frontières, désormais reconnues par le droit international. Bien que violées par la Russie et les pseudo-États qu’elle entretient, ce sont donc ces frontières qui font référence.

À juste titre, on pointera les tenants et aboutissants de la politique stalinienne des nationalités dans le Caucase, et on regrettera que le Haut-Karabakh ne fût pas rattaché à la république soviétique d’Arménie, sans oublier le cas de la Géorgie (régions sécessionnistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud). Il reste que l’Occident se reporte au droit, dans le Caucase comme en Ukraine. L’État arménien lui-même n’avait ni reconnu l’indépendance de la république séparatiste d’Artsakh [nom arménien du Haut-Karabakh, NDLR], ni amorcé son rattachement au territoire national.

A contrario, le pouvoir russe a lâché les Arméniens et trahi ses engagements, et plus encore leur confiance. Certes, Moscou n’a pas non plus reconnu la république d’Artsakh, et les traités signés avec Erevan ont pour champ d’application le seul territoire de l’Arménie. Si l’Arménie est membre de l’OTSC (Organisation du traité de sécurité collective conclu à Tachkent en 1992), une alliance centrée sur la Russie, la clause de défense vaut pour le seul territoire national : aucune obligation politico-militaire ne porte sur le Haut-Karabakh.

Cela dit, c’est bien le pouvoir russe qui, au début des années 1990, arma et soutint les Arméniens du Haut-Karabakh, afin d’exercer des pressions sur l’Azerbaïdjan, une sorte d’émirat pétrolier post-soviétique qui voulait sortir de la sphère d’influence russe. À l’issue de ce conflit (1988-1994), amorcé avant même la disparition de l’URSS, les Arméniens du Haut-Karabakh furent vainqueurs. Dès lors, plutôt que de négocier en position de force avec l’Azerbaïdjan, pour obtenir un véritable statut d’autonomie, Moscou les poussa à l’intransigeance, et instrumentalisa les dirigeants de l’Artsakh pour faire pression sur Erevan.

Le pouvoir russe et ses affidés locaux ne furent pas pour rien dans l’échec de la normalisation entre Turcs et Arméniens (voir la « diplomatie du ballon rond », en 2008-2009). Il fallait que Moscou conserve le contrôle du Caucase et des processus diplomatiques régionaux, ce qui signifiait priver l’Arménie d’une hypothétique conciliation avec la Turquie et d’une levée du blocus des frontières turco-arméniennes, blocus instauré en vertu de l’alliance Ankara-Bakou. Bref, l’Arménie se voyait de facto réduite à maintenir une confiance aveugle dans la protection russe.

Malgré son adhésion au « Partenariat oriental » de Bruxelles, Erevan dut aussi se détourner de la proposition européenne d’un accord d’association plus étroit et d’une zone de libre-échange (2013). Il lui fallut rallier l’Union eurasienne voulue par Poutine, un ensemble géopolitique eurasiatique dont la plus belle prise aurait dû être l’Ukraine, qui sera attaquée du fait de son refus (les Ukrainiens choisirent la Westpolitik).

Simultanément, le maître du Kremlin prenait soin de ne pas perdre le contact avec son homologue azerbaïdjanais, Ilham Aliev, avec lequel différentes factions politico-mafieuses gravitant autour du Kremlin sont en affaire. Schématiquement, les pétro-dollars de Bakou servent à acheter des armes et des amis à Moscou. On se souviendra ainsi des déclarations d’Evgueni Prigojine en faveur de l’Azerbaïdjan, lors de la guerre des Quarante-quatre jours (automne 2020).

De fait, on ne voit pas comment les préparatifs guerriers auraient alors pu échapper à la surveillance de Moscou. Aliev ne fut pas mis en garde ni dissuadé, les Arméniens ne furent pas alertés, moins encore protégés. Et ce jusque sur différentes portions du territoire arménien, théoriquement couvert à l’origine par le traité à l’origine de l’OTSC. Depuis cette guerre, d’autres incursions se sont produites, l’armée azerbaïdjanaise occupant semble-t-il une partie du territoire arménien (Bakou nie la chose).

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Poutine, Aliev et Pachinian à Sotchi le 26 novembre 2021 // kremlin.ru

Le primat de l’eurasisme

L’accord de cessez-le-feu négocié à l’automne 2020, sous les auspices de Moscou, et le déploiement d’une force de paix de 2000 soldats russes ne sauraient occulter le lâchage de l’Arménie et du Haut-Karabakh. La violation de cet accord et l’inaction de la force de paix russe, les 18 et 19 septembre derniers, ont confirmé le tournant géopolitique pris par Moscou dans le Caucase. Le Haut-Karabakh passe entièrement sous le contrôle de Bakou, ses habitants se replient sur l’Arménie, dont l’intégrité territoriale est menacée (constatons les vues azerbaïdjanaises sur le « corridor de Zanguezour », dans le Syunik).

À notre sens, il serait erroné de voir dans le lâchage russe une simple affaire politico-mafieuse (le marché azerbaïdjanais serait plus « profitable »), ni même une vendetta politique contre le Premier ministre arménien, Nikol Pachinian, désireux de tourner son pays vers l’Occident. La guerre d’Ukraine et la pression induite sur les moyens militaires russes n’expliquent pas tout non plus.

Le resserrement des liens avec l’Azerbaïdjan, la Turquie et le monde altaïque s’inscrit dans la vision géopolitique de Poutine, celle d’une « Russie-Eurasie » qui ouvrirait de nouveaux axes de circulation vers le Moyen-Orient, le golfe Arabo-Persique et la Grande Asie. Au vrai, on ne peut lui dénier une certaine cohérence et de la suite dans les idées. En témoigne notamment le discours prononcé à Valdaï, le 4 octobre dernier, qui s’inscrit dans le prolongement du néo-eurasisme professé au Kremlin.

Dans cette affaire, à savoir l’avènement d’une Grande Asie sino-russe qui rejetterait l’Occident dans les poubelles de l’Histoire, on comprend que l’Arménie et les Arméniens, plus largement la dimension « chrétiens d’Orient » qui séduit tant nos moscoutaires, ne pèsent pas grand-chose.

Faut-il évoquer les « valeurs judéo-chrétiennes » censées guider la politique du Kremlin ? La Russie-Eurasie entretient des relations ouvertes avec le Hamas, le Hezbollah et quelques autres mouvements du même acabit, le tout en bonne intelligence avec ses alliés irano-chiites (Téhéran, Damas et leurs milices panchiites). L’État hébreu en sait quelque chose. Sur le théâtre moyen-oriental comme sur d’autres, le révisionnisme géopolitique russe induit le chaos et la guerre, compris comme nécessaires à la destruction de l’hégémonie occidentale, un préalable à l’avènement d’un nouvel « éon » eurasiatique.

Bien évidemment, les revirements et vilenies de la Russie-Eurasie ne dispensent pas les puissances occidentales de leurs responsabilités historiques et géopolitiques. Convenons cependant du fait qu’en Arménie et dans le Caucase, elles ne disposent que de peu d’appuis et d’options stratégiques.

Beaucoup dépendra de l’attitude de la Turquie, si tant est que Recep Tayyip Erdoğan veuille tempérer son homologue azerbaïdjanais. Non point par compassion, mais en vertu d’une conception plus large et à long terme des intérêts turcs dans le Caucase et dans le bassin de la mer Caspienne. La conjoncture et la « précipitation », au sens chimique du terme, des enjeux géopolitiques régionaux et mondiaux fragilisent toute anticipation un peu hardie : la guerre qui a commencé au Moyen-Orient ne remettra-t-elle pas en cause la fragile consolidation des liens entre la Turquie et ses alliés de l’OTAN, avec des répercussions dans le Caucase ?

En guise de conclusion

Aussi et surtout, l’époque exige que les Occidentaux, dirigeants et populations, soient résolus, qu’ils surmontent l’ethno-masochisme ambiant, pauvre masque d’une fatigue générale et de l’illusoire aspiration à se retirer du monde. À tout le moins, qu’il se dégage en Occident une masse critique suffisante pour affronter la situation et conduire une politique d’ensemble, de l’Atlantique-Nord aux confins de l’Europe et dans le monde altaïque. En somme, une « grande stratégie », d’un bout à l’autre de la masse euro-asiatique, jusque sur le théâtre Indo-Pacifique. Nous n’y sommes pas encore mais ne désespérons pas. Quand il y va de la conservation même de son être, bien des choses se révèlent possibles. 

mongrenier

Professeur agrégé d’histoire-géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Auteur de plusieurs ouvrages, il travaille au sein de l’Institut Thomas More sur les enjeux géopolitiques et de défense en Europe. Ses domaines de recherche couvrent la zone Baltique-mer Noire, l’Eurasie post-soviétique et la Méditerranée.

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