Desk Russie publie un extrait du livre de Sylvie Kauffmann, journaliste au Monde spécialisée en géopolitique, Les Aveuglés. Comment Berlin et Paris ont laissé la voie libre à la Russie (Stock, octobre 2023), où l’autrice pose une question lancinante : « Comment, par naïveté, complaisance, négligence ou même vénalité, a-t-on laissé la voie libre aux visées impériales du chef du Kremlin ? » Une analyse passionnante de l’aveuglement occidental qui a abouti à la plus désastreuse guerre en Europe depuis 1945.
D-Day, 6 juin 2014
Ce 5 juin 2014 à Paris, François Hollande a dîné deux fois. Un sacrifice auquel il consent sans se faire prier… et d’ailleurs, comment s’y prendre autrement quand on doit recevoir à dîner deux chefs d’État qui ne veulent pas dîner ensemble ?
Car ce soir‑là, les grands de ce monde convergent vers la France, où ont lieu le lendemain 6 juin, en Normandie, les cérémonies du soixante‑dixième anniversaire du débarquement allié. Barack Obama est de la partie, de même que Vladimir Poutine — trois mois après l’annexion de la Crimée — et dix‑sept autres chefs d’État et de gouvernement. L’idée d’utiliser cette grande occasion pour tenter d’établir un canal de dialogue entre Kiev et Moscou a pris forme au cours d’une conversation entre les conseillers diplomatiques de Hollande et de Merkel, Jacques Audibert et Christoph Heusgen.
Première étape : le 4 juin, l’Ukrainien Petro Porochenko, tout juste élu président, et François Hollande se trouvent à Varsovie pour un autre anniversaire historique, celui du triomphe électoral de Solidarność sur le Parti communiste au pouvoir en Pologne en 1989. La France a invité Porochenko aux cérémonies du 6 juin, puisqu’en 1944 l’Ukraine, au sein de l’URSS, faisait autant partie des forces alliées que la Russie. Hollande profite de sa visite à Varsovie pour proposer à son nouveau collègue ukrainien de briser la glace avec Poutine en Normandie, au cours d’une rencontre que lui‑même et la chancelière Merkel faciliteront. Porochenko accepte.
Deuxième étape : le 5 juin, Barack et Michelle Obama sont à Paris, d’où ils doivent rejoindre la Normandie. Il faut les recevoir. Mais il faut aussi soigner Poutine si on veut le mettre de bonne humeur pour la délicate rencontre du lendemain. Obama a fait savoir qu’il n’avait aucune envie de dîner avec Poutine. Hollande, Audibert et Laurent Fabius commencent donc à 19 heures par un dîner intime avec les Obama au Chiberta, restaurant étoilé à deux pas des Champs‑Élysées. La dernière bouchée avalée, ils filent à l’Élysée pour un « souper » à 21 heures avec le président russe, reçu avec la garde d’honneur. Avant de passer à table, Poutine sort d’un sac isotherme une bouteille de vodka glacée. C’est bon signe, se disent les Français, il est d’humeur conviviale. Si conviviale qu’au moment de trinquer, il porte un toast à « ces salauds de Yankees », ce qui met ses hôtes français légèrement mal à l’aise… mais on ne va pas le fâcher à cette heure‑ci ! Pendant ce temps à Berlin, Angela Merkel, elle, a dîné avec Porochenko. On imagine l’ambiance plus retenue.
Troisième étape : D‑Day. Le 6 juin, le château de Bénouville, près de Caen, doit accueillir à 12 h 15 les chefs d’État et de gouvernement pour un déjeuner officiel, avant la cérémonie internationale de l’après‑midi devant l’une des plages du Débarquement, à Ouistreham. Le programme est évidemment très minuté ; un moment a été aménagé avant le déjeuner pour la rencontre Poutine – Porochenko dans une pièce du château, arrivera ensuite la reine Elizabeth, radieuse en vert pistache et inévitablement ponctuelle. Le président français ne saurait la faire attendre. Il fait beau, il n’y a pas eu de fausse note jusque‑là. L’architecture sobre et classique du château se prête merveilleusement à l’événement, la journée est empreinte de gravité et de gratitude. Hollande et Merkel ont une fenêtre de tir de vingt minutes.
Poutine arrive, renfrogné, mais il est là. L’atmosphère est glaciale. Il voulait éviter de serrer la main de Porochenko en public, maintenant il daigne le faire, avertissant qu’il a peu de temps et un programme très chargé. Porochenko entre tout de suite dans le vif du sujet, en russe, demande la libération de la Crimée. « Il n’y a pas de troupes russes en Crimée », rétorque Poutine, toute honte bue. « Allons Volodia, ne sois pas idiot », intervient Merkel. Rien de substantiel ne sortira de la conversation mais elle a lieu, c’est l’essentiel. Le contact est établi. Hollande peut s’échapper pour jouer les amphitryons. Le « format Normandie », censé fournir un cadre à une tentative de règlement négocié du conflit du Donbass à Minsk, sous l’égide de l’Allemagne et de la France, est né.
Tout le monde ne se tape pas dans le dos pour autant. Les Britanniques, qui sont encore membres de l’Union européenne et à juste titre très présents dans ces cérémonies du Débarquement, n’ont pas été mis au courant. « Ça, c’est une cicatrice », avoue Kim Darroch, alors conseiller du Premier ministre David Cameron, lorsque je lui demande innocemment huit ans plus tard si Londres a été consulté.
En fait, Darroch apprend subrepticement sur le chemin de la Normandie qu’une rencontre Poutine‑Porochenko va avoir lieu, montée par Paris et Berlin. Il en informe aussitôt son Premier ministre, auquel il conseille d’exiger de Hollande et Merkel d’être associé à la démarche. Darroch est tellement furieux qu’il contacte aussi Susan Rice, la conseillère à la sécurité nationale d’Obama : « Si vous les laissez faire, lui dit‑il, vous avez intérêt à enfoncer la porte et à faire en sorte d’être là aussi1 ! »
Mais Cameron a d’autres soucis. Il est à trois mois du référendum sur l’indépendance de l’Écosse, à un an des prochaines élections législatives, l’idée d’un référendum sur le Brexit est en train de germer dans son esprit… Il écoute son conseiller, réfléchit un instant puis décide : « Non, je ne vais pas me mettre là‑dedans, je ne crois pas que ça aboutira à quoi que ce soit. Je ne vais pas passer les neuf mois qui viennent enfermé avec Hollande, Porochenko et Dieu sait qui… On laisse tomber. »
À Bruxelles, Herman Van Rompuy, le président du Conseil européen, tente de s’insérer dans le dispositif franco‑allemand, mais se fait rembarrer. Les Polonais, les Américains essaient aussi. En vain : les Russes s’y opposent. Ils ont accepté la composition quadripartite du format Normandie, mais considèrent qu’ils y sont à un contre trois : l’arrivée des Américains déséquilibrerait beaucoup trop l’attelage. Poutine se dit peut‑être aussi que la participation américaine donnerait trop d’importance à un mécanisme qu’il n’a pas l’intention de faire fructifier — Cameron a vu juste ! Et comme Cameron, Obama a d’autres chats à fouetter ; s’impliquer personnellement dans ce processus ne l’intéresse pas.
Cela tombe bien : Merkel et Hollande tiennent à un format européen. « L’autre voie c’était les Américains, me dit Hollande. Mais un accord entre Américains et Russes sur l’Ukraine, ç’aurait été humiliant pour l’Europe. Avec Merkel, on a pensé qu’il fallait aller vite si on voulait le faire. »
Ce sont les Polonais qui ont le plus de mal à digérer d’être tenus à l’écart. Pour eux, la France n’a rien à faire dans ce format, elle usurpe la place de la Pologne qui, elle, est directement concernée par l’Ukraine. Sikorski, alors chef de la diplomatie polonaise, ne décolère pas : « Voilà un exemple de deux pays ouest-européens qui kidnappent une question d’importance vitale pour d’autres pays européens, en violation du traité de Lisbonne ! Au lieu d’avoir l’UE à la manœuvre, on a eu deux pays qui s’étaient auto-désignés !2 »
Desk Russie remercie les éditions Stock et l’autrice pour l’autorisation de publier cet extrait
Sylvie Kauffmann est directrice éditoriale au journal Le Monde où elle tient une chronique de géopolitique. Elle contribue également régulièrement aux pages Opinion du New York Times.