Melitopol, Ukraine occupée : « Tu crèveras et personne ne le saura »

Les témoignages saisissants rassemblés ici racontent comment les Russes ont organisé un système d’enlèvement, de tortures et de terreur à Melitopol, une ville sous occupation qui est devenue un centre important de la résistance ukrainienne. Les personnes enlevées et disparues s’y comptent par centaines, dans la plus grande indifférence des autorités de l’État russe.

Le texte original est paru en anglais et en russe.

Melitopol, une ville de la région de Zaporijjia en Ukraine, vit sous occupation russe depuis les premiers jours de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie. Pendant cette période, la ville est devenue à la fois l’épicentre de la résistance ukrainienne et la plus grande prison d’Europe, où les Russes kidnappent et torturent des centaines d’habitants. Vajnyïe istorii s’est entretenu avec des personnes qui ont réussi à sortir vivantes des chambres de torture de Melitopol. Nous dévoilons ici comment le système de terreur est organisé dans les territoires occupés.

« Ils se sont installés, ont fait venir leurs services secrets et ont ouvert leurs salles de torture »

Dès le 25 février 2022, les militaires russes sont entrés à Melitopol. Les premiers jours, les habitants ont défié les occupants, exigeant qu’ils quittent leurs terres. « La première semaine, ils [les militaires russes, NDLR] ont réagi avec retenue. Ils ne cherchaient pas la confrontation. Lorsque les gens leur disaient : “Pourquoi êtes-vous ici ? Partez d’ici !”, ils baissaient les yeux, détournaient le regard. Ensuite, quand ils se sont plus ou moins installés, ils ont commencé à montrer les crocs, ils ont fait venir leurs services spéciaux, ouvert leurs postes de commandement, ouvert leurs centres de torture. Ils ont commencé à rafler des gens. » Ce sont les souvenirs de Maksym Ivanov, un paysagiste de 29 ans originaire de Melitopol. 

Maksym et sa petite amie Tetiana Bekh ont été enlevés pour la première fois au début du mois d’avril 2022. « Nous sommes sortis de chez nous, j’avais un drapeau de voiture [ukrainien] avec moi. Un véhicule blindé est passé à proximité, j’ai sorti le drapeau, je l’ai brandi et j’ai crié : “Dégagez de notre terre !” Ils se sont arrêtés, dix personnes m’ont entouré, ont jeté le drapeau par terre et l’ont piétiné. Ils m’ont dit : “Nous allons vous emmener en rééducation.” »

Maksym et Tetiana ont passé la nuit à la komendatoura1 locale. D’autres personnes y ont été détenues pour avoir pris position en faveur de l’Ukraine ou pour avoir violé le couvre-feu. « Ils [les militaires russes] m’ont dit : “Tu as crié « Gloire à l’Ukraine » ? Maintenant tu vas crier « Gloire à la Russie » !” J’ai dit que je ne crierais pas cette merde, et ils ont commencé à me frapper avec des matraques en caoutchouc. À ce moment-là, il m’a semblé qu’ils frappaient fort. » Deux jours plus tard, on a proposé à Maksym et Tetiana de signer une décharge, et ils ont été libérés.

En mars, ces enlèvements se sont généralisés. La hotline ukrainienne Vykradeni Melitopoltsi (Habitants de Melitopol enlevés) a été mise en place. Par ce biais, les gens pouvaient signaler les enlèvements de membres de leur famille. On leur donnait des conseils sur la marche à suivre, sur les bureaux où ils pouvaient s’adresser. Les gens pouvaient également recevoir une assistance psychologique. 

Natalia, une employée du centre d’appel, a raconté à Vajnyïe istorii qu’au début de l’occupation, les Russes avaient enlevé des membres des administrations locales. À l’approche de l’automne, lorsque les autorités d’occupation ont voulu mettre en place les programmes russes dans les écoles, elles ont enlevé des directeurs d’école et les enseignants qui continuaient à enseigner en suivant les programmes ukrainiens. Natalia raconte : « Ensuite, cela a été le tour des agriculteurs. Il y a eu une période où ils ont enlevé de très nombreux vétérans de l’Opération antiterroriste (ATO)2 et beaucoup d’hommes d’affaires. Ils étaient enlevés contre rançon. »

Depuis le début de la guerre, les travailleurs de la hotline Vykradeni Melitopoltsi ont enregistré 311 enlèvements, 107 personnes sont toujours en captivité et le destin de 56 personnes reste inconnu. Le nombre réel de personnes enlevées serait trois à quatre fois plus élevé.

« C’était un local avec des chaînes, à côté d’un petit gymnase dans lequel il y avait des gens […] avec des sacs sur la tête »

Par les enlèvements et les mauvais traitements, les forces de sécurité russes ont tenté d’obliger les habitants à coopérer avec les autorités d’occupation, en particulier au cours de la première année. Les refus de collaborer étaient autant d’occasions de gagner de l’argent. 

« J’ai refusé de travailler avec la Russie dès le premier jour, et on m’a constamment demandé pourquoi alors que cela m’assurait un avenir radieux pour toute la vie. Ils m’ont proposé des postes à responsabilités, ils avaient besoin de maires et d’adjoints au maire. Ils disaient : “Nous manquons de gens comme vous à des postes de direction, vous avez de l’expérience, vous avez dirigé une entreprise, vous connaissez beaucoup de gens dans la ville”, se souvient Serhiï, un homme d’affaires de Melitopol qui s’occupait de réparation d’équipements. J’ai refusé. Je voulais attendre tranquillement la libération, mais cela n’a pas été possible. »

En septembre 2022, Serhiï a été kidnappé. Il a été emmené dans le bâtiment de l’ancienne école professionnelle N° 24. Selon Serhiï, le rez-de-chaussée et le premier étage étaient occupés par des agents de la Rosgvardia3, tandis que les sous-sols, les entrepôts et le gymnase servaient de salles de torture. Avant l’interrogatoire, on l’a conduit dans les sous-sols pour lui montrer ce qui l’attendait : « C’était un local avec des chaînes, à côté d’un petit gymnase dans lequel il y avait des gens assis par terre dans différents coins avec des sacs sur la tête. »

Serhiï était attaché. Il a été battu pendant plusieurs heures. « Toutes les conneries qui passent en boucle à la télévision russe, ils les répétaient mot pour mot : qu’ils étaient une grande puissance, qu’ils nous avaient libérés, qu’il y avait des nazis ici, se souvient Serhiï. J’ai répondu qu’il n’y avait pas de nazis ici, que je vivais dans ce pays depuis ma naissance. Pour chaque “mauvaise” réponse, je recevais des coups. Ils ont menacé de représailles ma famille et mes enfants. Je les ai crus. Je savais ce qu’ils faisaient à Melitopol et dans les autres villes occupées. »

Après son passage à tabac, un homme s’est présenté comme un « colonel du FSB » et lui a dit que s’il refusait de coopérer et d’occuper des postes dans l’administration, il devrait quitter les « territoires libérés » dans les deux jours, faute de quoi il serait à nouveau amené dans ce sous-sol. En échange de ce « deal », le « colonel du FSB » a exigé 6 000 dollars : « Nous sommes allés chez moi, ils ont pris la somme demandée et, quelques jours plus tard, ma famille et moi avons quitté la ville. Personne ne voulait prendre le risque de rester. »

« C’était dangereux, mais je voulais chasser cette saleté de ma ville »

« En ce moment, Melitopol est le centre du mouvement [ukrainien] de résistance, indique Natalia, la représentante de Vykradeni Melitopoltsi. Les Russes veulent détruire la résistance et raflent les “partisans”, comme ils disent. » 

Dans la matinée du 22 août, le paysagiste Maksym Ivanov, qui avait été détenu « pour rééducation » à cause d’un drapeau ukrainien, est sorti avec sa petite amie Tetiana pour distribuer des tracts à l’occasion du Jour de l’indépendance de l’Ukraine (24 août). Mais ils n’ont réussi à coller que quelques tracts : « Une équipe de la soi-disant police nous a abordés. Ils ont examiné nos affaires, il y avait des tracts, et dans mon téléphone, ils ont trouvé des messages échangés avec une personne à qui je donnais des coordonnées GPS [d’équipements russes] ». Maksym a été jeté à terre, ligoté et jeté dans le coffre. Tetiana et lui ont ce jour-là été arrêtés pour la seconde fois et été emmenés au poste de police de la rue Tchernychevski.

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Maksym Ivanov et Tetiana Bekh

Tetiana est sûre qu’ils ont été dénoncés par quelqu’un du quartier. « Il y a des gens qui, pour de l’argent, s’ils voient quelque chose, appellent et le signalent immédiatement. Ce jour-là, nous avions commencé à poser des tracts dans le centre. Lorsque nous avons commencé à coller des tracts près de grands bâtiments, la police est arrivée cinq minutes plus tard : quelqu’un nous avait dénoncés. »

Dans certains quartiers, les autorités d’occupation ont lancé leurs propres bots sur Telegram. Chacun peut y donner des informations sur des « saboteurs ». Si une personne est détenue à la suite d’une dénonciation, son auteur se voit promettre une récompense de 500 000 roubles.

Lors de sa perquisition chez Maksym, la police a trouvé non seulement des tracts, mais aussi un téléphone contenant des messages sur les déplacements des équipements russes. « J’ai utilisé un chatbot sur Telegram pour transmettre les coordonnées des mouvements des militaires russes et l’emplacement des équipements militaires à Melitopol et dans les environs. C’était très dangereux, mais je voulais chasser cette saleté de ma ville, et je savais que je faisais ce qu’il fallait », nous a raconté Maksym. 

Lors de son premier interrogatoire, il a été tabassé au poste de police et ses côtes ont été cassées. Elles n’ont pas guéri, même un an après sa captivité. Le lendemain, il a été emmené dans des garages situés sous le pont menant au quartier de Novy Melitopol et a de nouveau été tabassé brutalement. Voici comment Maksym raconte cet épisode.

« Ils m’ont mis un sac sur la tête et m’ont amené là. Ils m’ont jeté à terre, je suis tombé, je me suis relevé, ils ont commencé à me frapper avec des barres de métal, des bâtons en bois. Je sentais les coups pleuvoir sur mes côtes, sur mon dos. Puis ils m’ont mis un seau en métal sur la tête et ont commencé à donner des coups très fort sur le seau avec quelque chose, je ne sais pas quoi. Je suis tombé plusieurs fois, en perdant connaissance. Je ne sentais plus rien. Plus tard, il s’est avéré que j’étais tombé et que je m’étais cassé les gros orteils des pieds. J’ai compris qu’ils pouvaient me tuer. J’ai demandé un téléphone pour appeler mes parents et leur dire adieu. On m’a dit que j’avais qu’à faire sans, que de toute façon j’allais crever, et que personne ne le saurait. Ils m’ont ensuite mis dans le garage et sont partis. J’ai ouvert les yeux, le sang coulait à flots et tout ce qui m’entourait était couvert de sang. »

Le lendemain, les coups ont continué. « C’était comme un jour sans fin. J’étais face au mur, ils entraient et me frappaient violemment par derrière, dans les côtes et les vertèbres cervicales. » Au bout de cinq jours, on a sorti Maksym et ses compagnons de cellule pour les emmener prendre une douche. « C’était un simple tuyau d’arrosage. Mais nous en étions quand même contents, car cela faisait si longtemps qu’on n’avait pas pu se laver. Je me suis déshabillé, ceux qui nous observaient ont plaisanté entre eux et ont dit : “Celui-là est à point, on l’emmène.” Ils ont probablement vu que mon dos et mes côtes étaient couverts de noir et de violet et ont décidé que cela suffisait. »

Oleksiï (son nom a été modifié) a également été fait prisonnier sur dénonciation de ses voisins. Avant l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie, il travaillait dans une entreprise publique et vivait dans un village situé près de Melitopol. « Je rentrais chez moi et j’ai été arrêté par les militaires russes. Ils m’ont demandé mon nom, j’ai répondu, et ils m’ont immédiatement sorti de la voiture et m’ont mis par terre, sur l’asphalte. » Cela s’est passé en novembre 2022. À ce moment-là, les enlèvements étaient devenus si fréquents qu’Oleksiï n’a même pas été surpris que cela lui arrive. « Pourquoi devrais-je être surpris ? Vous savez bien : ils font ce qu’ils veulent de nous », raconte Oleksiï, en se replongeant dans ses émotions de l’époque. 

Il pense qu’il a été raflé à la suite d’une dénonciation d’une personne de son village. « Je suis citoyen ukrainien, je soutiens mon pays et je ne le cache pas. Bien sûr, je ne me suis pas promené en criant “Gloire à l’Ukraine”, mais dans mes conversations privées, j’ai toujours dit : “Ils ne sont pas là pour toujours, l’Ukraine reviendra.” » 

Après avoir été arrêté, Oleksiï a été conduit dans son appartement où une perquisition était déjà en cours. « Ils pensaient que j’étais un partisan, et ont commencé à me demander où se trouvaient les caches, où étaient les armes et où les drones étaient lancés. Bien sûr, je ne savais rien de tout cela, car je n’étais pas un partisan. Ils ont trouvé un drapeau ukrainien et l’uniforme de mon frère qui a servi dans l’armée. Ils ont pris mon téléphone. J’avais beaucoup de [messages] vocaux échangés avec des amis, et ils ont écouté chacun d’entre eux. Ils ont ensuite découvert que j’avais écrit dans un chatbot qu’une colonne de matériel militaire était passée. Mais il n’y avait pas de coordonnées. Ils m’ont dit : “C’est cuit pour toi.” » Il a été ligoté et emmené dans le coffre d’une voiture à la komendatoura.

En 36 jours de détention, Oleksiï a subi trois interrogatoires. « J’ai été convoqué la nuit, cinq jours après mon arrestation. Les questions étaient les mêmes : “Pourquoi tu as parlé [au bot Telegram] ? Où sont les partisans ? Où sont les armes ?” Ensuite, [un agent du FSB dont le pseudo était « Altaï »] a demandé de donner les noms de ceux qui avaient des opinions pro-ukrainiennes. J’ai répondu : “Mais plus personne ne parle de ça. C’est tabou maintenant.” Il m’a répondu : “Tu me mens.” La première séance s’est arrêtée comme cela. »

Oleksiï a été convoqué au deuxième interrogatoire par le commandant. « Il a commencé à me frapper dans le couloir jusqu’à ce que je ne puisse plus respirer. Il m’a ensuite fait entrer dans la pièce, a sorti une pince et a essayé de m’écraser le doigt. Il a sorti son téléphone et a lancé une vidéo montrant un militaire ukrainien en train de se faire couper les parties génitales. Il a sorti un couteau et m’a dit : “Si la prochaine fois tu ne dis pas tout à Altaï, je te coupe les couilles.” Lors de mon troisième interrogatoire avec un homme du FSB, les mêmes questions ont été posées : “Où sont les partisans ? Pourquoi tu as donné des informations au bot sur le matériel militaire ?” La première fois, je n’avais pas osé répondre, mais lors du troisième interrogatoire, j’ai répondu : “Je ne voulais pas et je ne veux toujours pas de vous ici.” Il n’a rien répondu, il a juste continué à tout inscrire dans son formulaire. » 

Pendant la captivité d’Oleksiï, les militaires ont interrogé tous les gens qu’il connaissait ainsi que ses proches, et ils se sont rendu compte que ce n’était pas un partisan, mais ils ne l’ont pas libéré pour autant. Les amis et les frères d’Oleksiï, qui ne vivaient pas en territoire occupé, ont commencé à publier des messages annonçant sa disparition. Quelques semaines plus tard, un habitant de Melitopol les a contactés et leur a dit qu’il pouvait aider à sa libération. Il a d’abord demandé 10 000 dollars pour sa libération, mais les frères ont réussi à ramener la somme à 5 000 dollars. Grâce à des habitants de Melitopol restés en territoire occupé, ils ont pu transférer la rançon, mais cela n’a pourtant pas suffi à ramener Oleksiï chez lui. Ce n’est qu’après avoir versé 1 000 dollars supplémentaires et avoir passé un mois de plus en captivité qu’il a été libéré. 

« Maman, tu sais peut-être quel est mon crime ? »

Pour tenter de capturer des espions et des partisans, les militaires russes ont enlevé des personnes qui n’avaient rien à voir avec le mouvement de résistance. 

Avant la guerre, Leonid Popov, 23 ans, vivait avec sa mère dans l’oblast de Poltava. Pour fêter le nouvel an 2022, il s’est rendu chez son père à Melitopol, où il se trouvait toujours quand la guerre a commencé. Dès les premiers jours de l’occupation, Leonid a tenu un journal dans lequel il notait tout ce qu’il voyait. Il a lu à sa mère quelques-unes des pages dans lesquelles il parlait des coups de feu qui résonnaient en permanence, des gens devenus fous qui se jetaient sur les épiceries, du cadavre d’un homme abattu dans la rue. Dès les premiers jours, Anna, la mère de Leonid, a demandé à son fils d’évacuer les lieux pendant qu’il en avait encore la possibilité, mais celui-ci a refusé : « Non, maman, à un moment comme celui-ci, quand de telles choses se produisent dans la ville, je ne partirai pas. On a besoin de moi ici. » Anna raconte qu’elle a envoyé à Leonid de l’argent pour pouvoir survivre et qu’il le dépensait en nourriture pour les habitants de Melitopol qui étaient dans le besoin et pour les réfugiés de Marioupol. 

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Leonid Popov avec sa mère Anna avant février 2022 et après trois mois de captivité russe

En mai 2022, Leonid est kidnappé pour la première fois. Alors qu’il était sorti acheter un chawarma, il a été jeté dans une voiture et emmené à la komendatoura. Il y est resté trois jours. Il n’a pas voulu raconter à sa mère ce qui lui était arrivé pendant ces trois jours. Anna a appris plus tard par son ex-mari comment leur fils avait été torturé. « À son père, il a réussi à raconter : “Des Kadyrovtsy4 ivres m’ont attaché au mur, ils riaient en lançant des couteaux, me torturaient à l’électricité.” Il n’a jamais compris pourquoi ils l’avaient kidnappé. Avant de le laisser partir, ils lui ont retiré son passeport et lui ont dit de venir se faire faire un passeport russe. »

Le jeune frère de Leonid, Yaroslav, a également été kidnappé lors des arrestations de masse, quand, en mai 2022, la ville a été coupée des réseaux de téléphonie mobile. Yaroslav et d’autres habitants de Melitopol sont sortis pour essayer de capter du réseau après le couvre-feu. Finalement, ils ont tous été emmenés à la komendatoura. Yaroslav a raconté à sa mère Anna qu’ils étaient trente, qu’ils avaient tous été mis dans une cellule très exiguë.  

Yaroslav raconte qu’un homme ivre ou atteint d’une maladie mentale était aussi dans la cellule. Il criait et s’indignait. Voici comment Anna relate le témoignage de son fils. « Les militaires ont dit : “Si vous ne lui faites pas fermer sa gueule, on va tous vous tirer comme des lapins.” Alors, la foule des détenus terrifiés s’est mise à tabasser cet homme. Et quand il a commencé à crier, ils se sont mis à l’étrangler, juste pour l’empêcher de crier. Et l’homme en est mort. J’ai demandé à mon fils : “Qu’est-ce que tu as fait à ce moment-là ?” Il m’a répondu qu’il s’était tourné vers le mur, y avait posé ses mains, et que, pour la première fois de sa vie, il s’était mis à prier. »

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Yaroslav Popov

Après son premier enlèvement et sa première séance de torture à l’électricité, Leonid Popov a refusé de quitter Melitopol. Il a passé une année entière dans la ville occupée et ce n’est qu’en avril 2023 qu’il a accepté de partir avec des volontaires. Mais deux jours avant la date prévue du départ, il a à nouveau disparu. 

À la police, où le père de Leonid s’est rendu pour faire une déclaration, on lui a dit que son fils avait très probablement été enlevé par l’armée. « “Ne vous inquiétez pas. C’est un contrôle, c’est la procédure standard, on va le garder pendant deux petites semaines. Tout va bien, ne vous inquiétez pas, on est civilisé.” Ils adorent dire qu’ils sont civilisés. » C’est ce que raconte la mère de Leonid en citant son ex-mari. 

Leonid n’a été libéré ni au bout de deux semaines, ni au bout de deux mois. Des représentants des polices civile et militaire5 ont contacté les parents du jeune homme et leur ont promis qu’ils le retrouveraient. Mais Anna a appris le sort de son fils pour la première fois par l’un de ses compagnons de cellule.

« En juin, le père de Lionia6 a reçu un appel d’un type disant qu’il avait été détenu à la komendatoura dans un sous-sol avec notre fils. Il a dit que Leonid était dans un état grave. Il était couché, et ne pouvait plus se lever, il était émacié, et il chuchotait constamment : “J’ai faim.” Il nous a dit qu’on ne leur donnait à boire qu’une fois tous les deux ou trois jours. Il n’y avait pas non plus de nourriture tous les jours, et quand il y en avait, il y en avait très peu. Il a dit qu’en plus c’était immangeable, que les chiens étaient mieux nourris. Et que les gens se faisaient battre là-bas. »

Anna craignait que la maladie mentale de son fils ne s’aggravât en captivité. À l’âge de 17 ans, Leonid avait été diagnostiqué schizophrène. Grâce à un traitement, il était parvenu à une rémission, mais les médecins avaient averti Anna que le stress pouvait aggraver l’état de son fils et ramener ses capacités intellectuelles à celles d’un enfant de dix ans.

En captivité, l’état de santé de Leonid est devenu critique. Trois mois après son enlèvement, les militaires l’ont amené au service de gastro-entérologie dans un état d’épuisement extrême : le garçon ne pesait plus que 40 kilos pour 1,95 m. 

Pendant le traitement, Leonid a réussi à contacter sa mère grâce au téléphone du malade qui partageait sa chambre. Il lui a écrit : « J’avais tellement peur de m’endormir dans la chambre. J’avais peur qu’ils reviennent m’étrangler et me tuer. J’avais aussi très soif, on ne me donnait pas d’eau. Plus que tout, j’avais faim. On m’a beaucoup battu, tellement que je n’ai pas pu aller aux toilettes pendant quatre jours. Maman, pourquoi ? Maman, tu sais peut-être quel est mon crime ? »

Pendant toute la durée de sa détention, Leonid n’a été officiellement accusé d’aucune infraction. C’est seulement à l’oral que des militaires ont dit à son père qu’il avait été détenu prétendument pour des photos d’équipements militaires et pour ses liens avec le SBU7, mais ils n’ont présenté aucune preuve de ce qu’ils avançaient.

« Cela pouvait arriver qu’il y ait des jours calmes, mais le plus souvent, il y avait des tortures chaque jour »

Vajnyïe istorii a conduit des entretiens avec des survivants des enlèvements et des tortures, et avec des membres de la famille de personnes encore en captivité, et a pu identifier cinq adresses où les personnes enlevées sont détenues.

La plupart du temps, les personnes sont envoyées dans une komendatoura : la première est située au 26 rue Ivan Alekseïev, dans le bâtiment de l’ancienne police de la circulation, et la seconde au 37 rue Tchernychevski, où se trouvait auparavant le sixième département de police chargé de la lutte contre le crime organisé. 

C’est dans la komendatura de la rue Ivan Alekseïev que les militaires ont détenu Leonid Popov, 23 ans, et qu’ils l’ont amené à un état d’épuisement extrême. Depuis l’hôpital, il a confié à sa mère qu’il y avait beaucoup de gens détenus avec lui dont les proches ne savaient pas qu’ils étaient là.  

Six mois avant Leonid, Oleksiï avait été détenu au même endroit pendant plus d’un mois. Le bâtiment de l’ancien poste de police de la circulation n’était absolument pas adapté à la détention. Oleksiï décrit les conditions dans lesquelles vivaient les prisonniers. « J’ai été détenu dans trois cellules différentes. Dans la première cellule, un morceau de mur avait été enfoncé pour faire une fenêtre, et l’ouverture avait été grillagée. Un sol en béton, des murs, des planches sur le sol et des bouts de tissu, et c’était tout. La deuxième cellule était un peu mieux, il y avait du chauffage. Cette fois-ci, nous pouvions dormir sur des tables. Il y avait des matelas et des oreillers qui avaient été transmis aux prisonniers par leurs proches, et qui étaient restés là avec l’autorisation des Russes. Dans la troisième cellule, il y avait beaucoup de monde, nous n’avions pas assez de place sur les tables et nous dormions par terre. La fenêtre était recouverte de polyéthylène noir, afin que nous ne puissions pas voir ce qui se passait à l’extérieur. »

Les salles d’interrogatoire et de torture étaient situées à côté des cellules, de sorte que les prisonniers pouvaient entendre les autres se faire torturer. Les tortures les plus brutales ont été infligées à d’anciens militaires ukrainiens et à des personnes soupçonnées d’avoir transmis des coordonnées GPS. 

Lors de son premier enlèvement, Leonid a été détenu à la komendatoura de la rue Tchernychevski pendant trois jours, et Maksym et Tetiana y ont été emmenés immédiatement après leur arrestation. Le lendemain, Maksym a été transféré dans les garages situés sous le pont de Novy Melitopol, et les coups ont continué à pleuvoir. Quant à Tetiana, après une fouille et un interrogatoire de six heures, elle a été placée dans un container dans la cour de la komendatoura. « Il y avait un parking où se trouvait un container en fer de deux mètres sur deux, comme dans les ports de marchandises. Sans fenêtre, il y avait seulement une porte que l’on pouvait fermer à clef. C’était le mois d’août, il y faisait une chaleur insupportable pendant la journée et très froid la nuit. À l’intérieur, il y avait deux bancs et un tabouret. Il y avait de l’eau, mais elle puait tellement qu’il était impossible de la boire. Les premiers jours, je n’ai pas été nourrie. Puis un cuisinier a commencé à apporter de la nourriture. On ne m’emmenait aux toilettes que deux fois par jour, mais c’était impossible. J’ai trouvé un petit seau, je faisais dedans, et je le versais sous la porte, sous leurs pieds. »

Après le conteneur et les passages à tabac dans les garages situés sous le pont, Maksym et Tetiana ont été transportés au poste de police de la ville, rue Hetmanska. Ils ont été placés dans des cellules différentes. Tetiana n’a pas été maltraitée, mais Maksym a continué à recevoir des coups. 

« Deux hommes entrent dans la cellule. Ils m’ont mis un sac sur la tête, l’ont entouré de ruban adhésif, de sorte que mon nez était pratiquement ligoté et que j’avais du mal à respirer. Ils m’ont dit de m’asseoir par terre. Et sur les jambes, j’ai eu l’impression qu’ils commençaient à me mettre des pinces, et des petites pinces sur les doigts de pied », raconte Maxim. « Aujourd’hui, je peux vous raconter cela plus ou moins calmement. Mais quand je me mets à visualiser tout ça… Ils m’électrocutent. Je crie et je manque de m’évanouir. Ils me posent des questions sur le SBU, les vétérans de l’ATO, la police. Je réponds que je ne connais personne, que je n’ai jamais eu affaire à la police ni au SBU. “C’est faux, vous mentez !” Ils m’ont électrocuté pendant un long moment, environ 20 minutes. Ils balancent le courant pendant sept secondes à chaque fois. Et quand j’arrête de crier et je commence à m’évanouir, ils éteignent. Et quelques secondes plus tard, ils recommencent. »

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Le bâtiment de la police à Melitopol où Maksym Ivanov a été battu et électrocuté pendant deux mois // MLTPL City

Pour étouffer les bruits des tortures, les bourreaux mettaient de la musique entre 8 heures et 22 heures, avec un volume élevé. Tous les survivants de la captivité ont pu le confirmer à Vajnyïe istorii. Maksym explique qu’on pouvait entendre l’hymne russe, de nombreuses chansons à esthétique « suicidaire » parlant de la mort, de la pop et du rock russes : des chansons d’Oleg Gazmanov, Morgenshtern, Instasamka, Korol i Chout, Aria. Parmi ces chansons, on note Eto proïdiot (Ça va passer) du groupe Pornofilmy qui contient les paroles suivantes : 

« Avec un sac mouillé sur la tête, 
Avec des capteurs électriques sur le bras
Ma Russie est en prison,
Mais crois-moi… ça va passer ! »

« C’était très étrange d’entendre une telle chanson là-bas, raconte Maksym. Finalement, c’était presque rassurant de constater qu’il y avait au moins une personne, celle qui avait fait les playlists, qui n’était pas totalement abrutie. »

Mais la musique n’étouffe pas complètement les cris des prisonniers torturés. Voici comment Maksym décrit l’atmosphère qui régnait dans les cellules. « Cela pouvait arriver qu’il y ait des jours calmes, mais le plus souvent, il y avait des tortures chaque jour. On entendait les bruits des coups. On entendait des cris. Parfois, on entendait crier : “À l’aide ! Aidez-moi ! Arrêtez, je vous en supplie !”, parfois juste un long “A-a-a-a-a-a-a-a”. »

Dans certains cas, les prisonniers n’en pouvaient plus et se suicidaient. Maksym se rappelle : « Un jour, un surveillant s’est approché de l’une des cellules, a appelé quelqu’un au téléphone en disant que le prisonnier s’était tué. Une demi-heure plus tard, il y a eu un gros raffut dans le couloir. Nous avons alors entendu qu’on emballait un corps, qu’on l’enveloppait dans quelque chose. » D’autres personnes enlevées ont raconté à Vajnyïe istorii des cas de suicide.

« Notez que je m’appelle Fox ! »

Dans la ville occupée, il y a théoriquement le parquet (prokouratoura), le Comité d’enquête (Sledstvenny komitet) et la police qui fonctionnent. En réalité, c’est l’armée qui détient le véritable pouvoir.

Lorsque Leonid était à l’hôpital, son père a reçu un appel du Comité d’enquête indiquant qu’aucune infraction n’avait été commise et qu’il pouvait aller chercher son fils. « Quelle joie ! Ils le laissent partir ! J’ai immédiatement commencé à me mettre d’accord avec un chauffeur, je m’apprêtais à me rendre à Melitopol », se rappelle la mère de Leonid. Sa joie n’a pas duré longtemps. 

Le père de Leonid l’a ramené à la maison, mais à peine étaient-ils descendus de la voiture qu’une Niva8 noire aux vitres teintées s’est arrêtée. Un militaire, celui qui transmettait les colis à Leonid à la komendatoura, en est sorti et a déclaré que personne n’avait laissé sortir qui que ce soit. « Il tend un sac à Leonid et dit que c’est la procédure. Lionia a mis lui-même le sac sur sa tête », raconte le père de Leonid au sujet du troisième enlèvement de son fils.

Le Comité d’enquête a indiqué aux parents ne pouvoir exercer aucune influence sur les militaires. Une enquêtrice chargée de l’affaire Popov leur a dit : « Nous enquêtons pour déterminer où il se trouve. Il n’est pas détenu par nous. Contactez la komendatoura militaire ! Nous nous sommes adressés à eux, je ne peux pas vous dire leur réponse compte tenu du secret de l’instruction. »

Cependant, les officiers de l’armée russe ne sont pas les seuls à être impliqués dans le système d’enlèvements et de torture. Après sa libération, Tetiana Bekh a identifié l’enquêteur Oleksandr Kovalenko. C’est lui qui avait mené l’un des premiers interrogatoires après leur enlèvement. Avant la guerre, Kovalenko travaillait dans la police ukrainienne à Melitopol.

Ihor, un homme d’affaires que l’on avait poussé à travailler avec les autorités d’occupation, et Oleksiï, qui avait été enlevé à la suite d’une dénonciation, ont déclaré avoir été interrogés par des gens qui se sont présentés comme des collaborateurs du FSB. Par ailleurs, ils ne donnaient pas leur vrai nom, mais utilisaient parfois des pseudos. Par exemple, Oleksiï a été interrogé par un homme dont le pseudo était Altaï. 

Après l’enlèvement de Leonid, ses parents ont été contactés par trois personnes. La première s’est présentée comme un enquêteur de la police civile. Il n’a pas décliné son identité, mais a dit : « Notez que je m’appelle Fox ! »

Plus tard, un homme qui s’est présenté comme étant un policier militaire a contacté le père de Leonid et lui a proposé une entrevue. Il a dit que Leonid allait bien, qu’il était nourri et n’était pas battu, qu’il avait été détenu pour avoir prétendument photographié du matériel militaire. Vajnyïe istorii a découvert qu’il s’agissait de l’enquêteur Ihor Kara, qui travaillait à Marioupol avant la guerre. Lors d’une conversation téléphonique, il a d’abord nié connaître Leonid Popov, avant de confirmer qu’il avait été en contact avec son père. Au cours de sa conversation avec les journalistes de Vajnyïe istorii, Kara a fait référence au Comité d’enquête : « L’affaire concernant sa disparition est entre les mains du Comité d’enquête. Le Comité d’enquête est à sa recherche. »

La troisième personne avec laquelle les parents ont été en contact après l’enlèvement de leur fils est un certain Lev, un autre représentant de la police militaire. Au début, il a fait semblant de chercher Leonid. Et lorsque les parents ont appris par le compagnon de cellule de leur fils qu’il se trouvait à la komendatoura, Lev a accepté de remettre des colis. Puis, c’est lui qui est venu capturer Leonid pour sa troisième et dernière détention. Tous trois ont désormais bloqué le numéro de téléphone d’Anna et ont coupé tout contact.

« Plus ces événements s’éloignent, plus mon psychisme me les rappelle… »  

Après avoir été torturé à l’électricité, Maksym et Tetiana ont été forcés d’apparaître dans un film de propagande sur la tentative d’assassinat de Yevhen Balytsky, le chef de l’administration d’occupation de la région de Zaporijjia. Peu après, Tetiana a été libérée, mais Maksym a été battu pendant un mois de plus. Après deux mois de captivité et de passages à tabac, Maksym se trouvait dans un état critique. « Je ne pouvais plus marcher, je me traînais littéralement à quatre pattes et je pissais du sang », se rappelle Maksym. Fin octobre 2022, il a été envoyé vers les territoires contrôlés par l’Ukraine à la condition que de là, il communiquerait aux Russes les coordonnées du SBU via une chaîne Telegram. L’enquêteur a écrit le nom de cette chaîne sur un morceau de papier et l’a mis dans la poche de Maksym.

Maksym a été emmené au village de Vassylivka, le dernier checkpoint en territoire occupé : à l’époque, il était encore possible de passer par là pour accéder à la partie de la région de Zaporijjia contrôlée par l’Ukraine, mais les Russes ont désormais bloqué cette voie. 

« Ils m’ont lu mon verdict devant la caméra, à savoir que j’étais une personne indésirable à Melitopol, se souvient Maksym. J’ai ensuite parcouru 40 kilomètres à pied, de Vassylivka jusqu’au [check-point ukrainien] de Kamianske. C’était l’horreur. Kamianske est une zone grise, il y a les nôtres sur une colline et sur l’autre ces monstres. Il y a des bombardements. Je ne pouvais tout simplement pas aller plus loin. J’ai pensé demander à quelqu’un de passer la nuit à Kamianske, mais c’était un village mort, il n’y avait plus personne, les maisons étaient détruites. Je suis allé dans une station-service abandonnée où je suis resté toute la nuit. Il faisait froid, c’était la fin du mois d’octobre. Il y avait du givre qui se formait, mes jambes s’ankylosaient. J’ai trouvé un morceau de laine de verre que j’ai mis sur mes jambes. Il y avait des tirs d’obus en permanence. Près de moi, une explosion a eu lieu, et j’ai senti le sol s’effriter sous l’effet du souffle. J’ai pensé que cette station-service serait ma dernière demeure. »

À l’aube, Maksym a atteint le checkpoint. « J’ai vu le drapeau ukrainien, je suis tombé à genoux, j’ai failli fondre en larmes. J’ai cru que j’allais me faire tuer parce que je n’avais pas de papiers : on ne me les avait pas rendus. Mais les nôtres m’ont nourri, m’ont fait un café, m’ont rassuré. Des policiers sont arrivés et m’ont emmené à Zaporijjia. Après tout ce que j’avais vécu, je ne ressentais plus rien. Je n’arrivais pas à croire que tout cela était vraiment en train de se produire : je pouvais voir le soleil, je respirais de l’air et je n’avais plus à avoir peur de chaque bruit. »

Tetiana a été expulsée un mois plus tôt, Maksym et elle vivent maintenant à Zaporijjia. Tetiana travaille dans une usine, Maksym ne peut pas encore se remettre à travailler car les tortures l’ont bien amoché, et pas seulement physiquement. « C’était il y a presque un an, mais pour moi, c’est comme si seulement une semaine s’était écoulée, nous confie Maksym. Je me penche un peu et cela suffit à me provoquer une douleur terrible, parce que les côtes malheureusement ce n’est pas comme une jambe, on ne peut pas les plâtrer, alors comment elles se sont remises, impossible de le dire. Quant à mes doigts de pied, ils ne se sont pas bien remis. Je fais énormément de cauchemars, avant ce n’étais pas le cas. Plus ces événements s’éloignent, plus mon psychisme me les rappelle… Beaucoup de gens n’y croient toujours pas : comment une telle chose est-elle possible, au XXIe siècle, de telles tortures ? Je l’ai vécu, des milliers de garçons et de filles l’ont vécu, et cela continue encore maintenant. » 

En juillet 2022, le chef de l’administration d’occupation de la région de Zaporijjia a signé le décret « sur l’expulsion des citoyens impliqués dans des actes terroristes ». Les représentants de l’administration d’occupation ont qualifié l’expulsion de « mesure punitive la plus humaine ». Ces « expulsions » ont fait l’objet de vidéos : des hommes portant des sacs sur la tête se sont vu lire des « sentences » et ordonner de marcher vers le checkpoint ukrainien situé à plusieurs dizaines de kilomètres de là. Beaucoup n’ont pas pu récupérer leurs papiers. La dernière expulsion connue remonte à janvier 2023. Depuis lors, les personnes enlevées n’ont plus été autorisées à quitter la ville. 

Oleksiï a été libéré un mois après que ses frères ont payé la rançon : « J’ai signé un papier disant que je n’avais aucun grief, et j’ai quitté la komendatoura. J’étais submergé par les émotions. La joie d’être libre. Je ne voulais pas rester dans la ville plus longtemps. Parmi les gens que je connaissais, beaucoup s’étaient mis à collaborer avec les autorités d’occupation, et j’étais écœuré de les voir. J’avais l’impression de ne plus être chez moi. C’était trop. J’ai terminé ce que j’avais à faire chez moi, et, en février, je suis parti pour l’Ukraine. »

Anna Makhno ne sait pas où se trouve son fils Leonid ni ce qui lui est arrivé. Cinq mois se sont écoulés depuis son enlèvement. Le ministère russe de la Défense affirme que les militaires russes n’ont pas détenu Leonid. Le Comité d’enquête de Melitopol fait semblant de mener une enquête sur cet enlèvement, bien qu’il dispose de preuves directes que Leonid a été enlevé et torturé. Tatiana Moskalkova, commissaire russe aux droits de l’Homme, ne répond pas depuis deux mois aux demandes de la mère de Leonid.

Traduit du russe par Clarisse Brossard
Versions originales : en anglais, en russe

Polina Oujvak est journaliste à Vajnyïe istorii depuis 2020. Ses investigations concernant l'écologie et les questions sociales, notamment la question des orphelins. Depuis 2022, elle écrit également sur les violations des droits de l'Homme en Russie et dans les territoires occupés par la Russie.

Vajnyïe istorii est un média électronique spécialisé dans le journalisme d'investigation, fondé en 2020 et enregistré en Lettonie. Il existe une version russe et une version en anglais du site.

Notes

  1. Bâtiment occupé par le commandement militaire. [Toutes les notes sont de la traductrice]
  2. Nom donné par l’Ukraine à la guerre dans le Donbass entre 2014 et 2018.
  3. Rosgvardia (Garde nationale de Russie) : sorte de garde prétorienne créée en 2016 et directement rattachée à la Présidence.
  4. Hommes appartenant à la milice de Ramzan Kadyrov.
  5. C’est-à-dire relevant des ministères russes respectivement de l’Intérieur et de la Défense.
  6. Diminutif de Leonid.
  7. Service de sécurité d’Ukraine.
  8. Automobile de la marque Lada commercialisée depuis 1977.

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