L’imaginaire russe anti-UkraineĀ : le cas Patrouchev

ƀ bien des Ć©gards, la haine de lā€™Ukraine semble incarner l’impĆ©rialisme chauvin actuel de la Russie et ses projets gĆ©nocidaires, au point que celle-ci devient  une Ā« anti-Ukraine Ā». Pour faire la lumiĆØre sur ces dĆ©veloppements, le Centre pour l’intĆ©gritĆ© dĆ©mocratique de Vienne (Autriche), dirigĆ© par Anton Shekhovtsov, a demandĆ© Ć  plusieurs auteurs dā€™examiner les diffĆ©rentes facettes des sentiments anti-ukrainiens dans la Russie d’aujourd’hui. Desk Russie devient partenaire de ce projet afin de le rendre accessible au public francophone. Le texte de Martin Kragh et Andreas Umland en est le premier volet.

Ceux quā€™on appelle les siloviki, c’est-Ć -dire les reprĆ©sentants des ministĆØres et des agences armĆ©es du gouvernement russe, en premier lieu le FSB et le GRU, sont aujourd’hui les principaux dĆ©cideurs Ć  Moscou. NikolaĆÆ Patrouchev, secrĆ©taire du Conseil de sĆ©curitĆ© de la Russie, est gĆ©nĆ©ralement considĆ©rĆ© comme le deuxiĆØme personnage le plus important ā€” aprĆØs Vladimir Poutine lui-mĆŖme ā€” au sein de ce groupe des siloviki.

Au fil des ans, le secrĆ©taire du Conseil de sĆ©curitĆ© a frĆ©quemment affichĆ© une haine croissante de lā€™Ukraine. Il lā€™a exprimĆ©e Ć  de nombreuses occasions, avant et aprĆØs le dĆ©but de l’invasion russe Ć  grande Ć©chelle du 24 fĆ©vrier 2022. L’anti-ukrainisme de Patrouchev s’articule principalement, mais pas exclusivement, autour de deux thĆØmes que les observateurs de la politique russe connaissent bien depuis les dĆ©clarations similaires de Vladimir Poutine et d’autres reprĆ©sentants officiels de la Russie : le fascisme ou le nazisme prĆ©sumĆ© de l’Ukraine et l’instrumentalisation du pays par les Ɖtats-Unis. 

Le nationalisme pan-russe

Un thĆØme central ā€” non seulement dans la propagande russe, mais Ć©galement dans les dĆ©bats non russes, et mĆŖme occidentaux ā€” sur la nature de la guerre russo-ukrainienne est le rĆ“le prĆ©tendument crucial de l’Occident, en particulier des Ɖtats-Unis, dans le dĆ©clenchement et l’escalade de ce conflit entre deux peuples slaves. Il s’agit Ć©galement d’un sujet rĆ©current dans le discours de Patrouchev sur l’Ukraine. Ce discours pourrait ĆŖtre considĆ©rĆ© davantage comme une variĆ©tĆ© d’anti-occidentalisme, et en particulier d’anti-amĆ©ricanisme, que d’anti-ukrainisme.

Toutefois, il devient un discours anti-ukrainien par lā€™entremise d’une thĆØse pan-nationaliste bien connue sur lā€™Ukraine, elle-mĆŖme une extrapolation du nationalisme russe dominant. Selon cette thĆØse, le peuple ukrainien, autrefois innocent et sans identitĆ© ethnique vĆ©ritable, et dont les relations avec son frĆØre aĆ®nĆ© russe auraient Ć©tĆ© en grande partie sans nuage, aurait Ć©tĆ© empoisonnĆ© par l’influence de l’Occident. Dans la logique des reprĆ©sentants du Kremlin et de leurs adeptes, les diffĆ©rences culturelles entre les peuples ukrainien et russe, peuples Ā« frĆØres Ā», sont minimes, voire ne sont pas identifiĆ©es du tout. Certains pan-nationalistes reconnaissent Ć  lā€™Ukraine quelques traits traditionnels, d’autres sā€™y refusent ; ces derniers considĆØrent, par exemple, que la langue ukrainienne n’est qu’un dialecte du grand-russe. Souvent, la ligne de dĆ©marcation entre les deux approches est floue. 

Quoi qu’il en soit, au sein du nationalisme russe dominant, les diffĆ©rences entre les deux groupes ethniques ne sont pertinentes, au mieux, que sur le plan culturel, et non politique. Cette forme virulente, expansive et irrespectueuse de panslavisme colonial peut donc ĆŖtre qualifiĆ©e de Ā« pan-russisme Ā». La communautĆ© gĆ©nĆ©rique la plus importante Ć  laquelle les deux ethnies sont supposĆ©es appartenir est alors une grande nation russe, et non une grande communautĆ© slave. La variĆ©tĆ© pan-russe de l’idĆ©ologie panslave ne se contente pas de dĆ©crĆ©ter des similitudes culturelles politiquement pertinentes entre diffĆ©rents peuples utilisant des langues vernaculaires slaves. Le Ā« pan-russisme Ā» prĆ©tend ainsi que les Ā« Grands Russes Ā» ou Ā« velikorossy Ā» (c’est-Ć -dire les Russes ethniques), les Ā« Russes blancs Ā» ou Ā« beloroussy Ā» (les BiĆ©lorusses) et les Ā« Petits Russes Ā» ou Ā« malorossy Ā» ( les Ukrainiens) forment ensemble le Ā« peuple russe Ā» ou Ā« rousski narod Ā». Ils appartiennent Ć  une seule et mĆŖme supernation ou civilisation russe orthodoxe et slave orientale.

Cette idĆ©e n’est Ć©videmment pas nouvelle ; elle apparaĆ®t dĆ©jĆ  dans le discours nationaliste russe prĆ©-rĆ©volutionnaire de la fin de la pĆ©riode Romanov1. Ɖtonnamment, elle continue d’ĆŖtre reproduite sous cette forme originelle au XXIe siĆØcle, malgrĆ© les nombreux changements survenus au cours des deux derniers siĆØcles, et malgrĆ© lā€™existence, depuis 1991, au sein de lā€™Europe de lā€™Est slave, de trois Ɖtats post-soviĆ©tiques ā€” Russie, Ukraine et BĆ©larus ā€” distincts et pleinement reconnus. 

La haine de lā€™Ukraine chez Patrouchev de 2014 Ć  2021

Comme nous allons le montrer, Patrouchev considĆØre que l’Occident est responsable de la plupart des dĆ©veloppements intĆ©rieurs Ć  KyĆÆv, ainsi que de l’Ć©loignement concomitant entre les Russes et les Ukrainiens au cours des derniĆØres annĆ©es, voire mĆŖme avant. Les Ɖtats-Unis sont prĆ©sentĆ©s comme les principaux responsables de l’escalade armĆ©e du conflit russo-ukrainien depuis 2014. Selon Patrouchev et la ligne de propagande gĆ©nĆ©rale du Kremlin, l’influence croissante de l’Occident en Europe de lā€™Est ā€” et non les actions de la Russie ā€” a dĆ©clenchĆ© une montĆ©e de la Ā« russophobie Ā», entre autres au sein de l’Ukraine. Pour finir, c’est l’ingĆ©rence de l’Occident qui a dĆ©clenchĆ© la guerre Ć  grande Ć©chelle entre les deux pays en 2022.

Ce rĆ©cit de la sĆ©duction, de la subversion et de la provocation venues de lā€™extĆ©rieur remplit diverses fonctions politiques et psychologiques. Il permet notamment Ć  Patrouchev et Ć  d’autres faiseurs d’opinion de la Russie officielle de prĆ©senter leur haine de lā€™Ukraine comme une rĆ©action dĆ©fensive, plutĆ“t que comme un programme agressif. Aux yeux de la plupart des nationalistes russes ā€” mais aussi d’un nombre Ć©tonnamment Ć©levĆ© d’observateurs non russes ā€” cette haine se trouve partiellement ou totalement lĆ©gitimĆ©e. Elle est censĆ©e constituer une simple rĆ©ponse Ć  la russophobie de l’Occident et de son Ɖtat-vassal ukrainien.

Selon Patrouchev, avant le dĆ©but des hostilitĆ©s armĆ©es au dĆ©but de l’annĆ©e 2014, la Russie soutenait l’Ukraine. Le secrĆ©taire du Conseil de sĆ©curitĆ© russe a prĆ©sentĆ© Moscou comme un partenaire de KyĆÆv initialement bien intentionnĆ© et partiellement naĆÆf. Patrouchev dĆ©clarait en octobre 2014 :

Ā« Il faut reconnaĆ®tre que la probabilitĆ© d’un coup dā€™Ć‰tat Ć  Kiev, soutenu par des groupes militants de nazis purs et durs, n’Ć©tait pas envisagĆ©e Ć  la fin de 2013. Permettez-moi de vous rappeler qu’avant ce coup d’Ɖtat, Moscou remplissait pleinement toutes ses obligations de partenariat avec Kiev. Nous fournissions en permanence une assistance matĆ©rielle et financiĆØre, sans laquelle l’Ukraine nā€™aurait pas Ć©tĆ© en mesure de faire face Ć  des difficultĆ©s Ć©conomiques chroniques. Des dizaines de milliards de dollars de ressources matĆ©rielles et financiĆØres ont Ć©tĆ© mobilisĆ©es pour soutenir nos voisins. Ā»

Pourtant, un flux d’argent concurrent en provenance des Ɖtats-Unis visait, selon Patrouchev en octobre 2014, Ć  dĆ©truire les relations jusque-lĆ  harmonieuses entre les deux pays :

Ā« La crise ukrainienne Ć©tait indĆ©niablement le rĆ©sultat attendu des activitĆ©s systĆ©matiques des Ɖtats-Unis et de leurs alliĆ©s les plus proches. Depuis un quart de siĆØcle, ces activitĆ©s visent Ć  sĆ©parer complĆØtement l’Ukraine de la Russie et d’autres anciennes rĆ©publiques soviĆ©tiques, et Ć  rĆ©former totalement l’espace post-soviĆ©tique conformĆ©ment aux intĆ©rĆŖts amĆ©ricains. Par exemple, Victoria Nuland, secrĆ©taire d’Ɖtat adjointe aux affaires europĆ©ennes et eurasiennes, a dĆ©clarĆ© Ć  plusieurs reprises que Washington avait dĆ©pensĆ© 5 milliards de dollars entre 1991 et 2013 pour ā€œsoutenir les aspirations du peuple ukrainien Ć  une forme de gouvernement plus puissant et plus dĆ©mocratiqueā€. MĆŖme selon des sources accessibles au public, telles que des documents du CongrĆØs amĆ©ricain, entre 2001 et 2012, le financement public total des divers programmes amĆ©ricains dā€™Ā« assistance Ā» Ć  l’Ukraine s’est Ć©levĆ© Ć  au moins 2,4 milliards de dollars. L’Agence amĆ©ricaine pour le dĆ©veloppement international a dĆ©pensĆ© environ 1,5 milliard de dollars, le dĆ©partement d’Ɖtat prĆØs d’un demi-milliard et le Pentagone plus de 370 millions. GrĆ¢ce Ć  ces activitĆ©s, toute une gĆ©nĆ©ration a Ć©tĆ© Ć©levĆ©e en Ukraine, et complĆØtement empoisonnĆ©e, dans la haine de la Russie et la mythologie des ā€œvaleurs europĆ©ennesā€ Ā».

L’idĆ©e que l’Occident, et en particulier les Ɖtats-Unis, auraient encouragĆ© les tensions internes en Ukraine pour opposer les russophones et les ukrainophones en Ukraine, et les peuples russe et ukrainien dans leur ensemble, est un thĆØme rĆ©current dans la rhĆ©torique de Patrouchev. En janvier 2019, Patrouchev a prĆ©sentĆ© en avant-premiĆØre une sĆ©rie de justifications du Kremlin pour la future invasion Ć  grande Ć©chelle de l’Ukraine par la Russie. Le secrĆ©taire du Conseil de sĆ©curitĆ© a affirmĆ© que (a) l’Ukraine Ć©tait divisĆ©e, (b) le gouvernement nationaliste de l’Ukraine, ainsi que ses alliĆ©s encore plus radicaux, opprimaient les russophones dans l’est et le sud de l’Ukraine, et (c) le pays pourrait ainsi perdre son statut d’Ɖtat. Ce type d’accusation prĆ©ventive rappelle le tristement cĆ©lĆØbre discours d’Adolf Hitler, en janvier 1939, annonƧant l’imminence de la guerre mondiale, dans lequel il rendait les Juifs responsables de son dĆ©clenchement imminent :

Ā« Si les financiers juifs internationaux, Ć  l’intĆ©rieur et Ć  l’extĆ©rieur de l’Europe, parviennent Ć  plonger Ć  nouveau les nations dans une guerre mondiale, le rĆ©sultat ne sera pas la bolchĆ©visation de la planĆØte, et donc la victoire de la juiverie, mais l’anĆ©antissement de la race juive en Europe ! Ā»

Presque exactement 80 ans plus tard, en janvier 2019, Patrouchev Ć©crit :

Ā« Les autoritĆ©s de Kiev font tout leur possible pour diviser l’Ukraine : ils appliquent le scĆ©nario occidental consistant Ć  arracher l’Ukraine Ć  la Russie, tout en ignorant les intĆ©rĆŖts de leur propre peuple. En consĆ©quence, le pays est de facto divisĆ©. La population des rĆ©gions occidentales se mĆ©fie des habitants du sud-est, qu’elle considĆØre comme des partisans du Ā« monde russe Ā». Dans les rĆ©gions du sud et de l’est, le pouvoir de Kiev est largement assurĆ© via l’oppression morale et physique des populations locales par les nationalistes radicaux. En consĆ©quence, des sentiments anti-gouvernementaux se dĆ©veloppent dans ces rĆ©gions. Le schisme social est encore exacerbĆ© par les affrontements entre Ɖglises. La poursuite de ces politiques par les autoritĆ©s de Kiev pourrait contribuer Ć  la perte du statut d’Ɖtat par lā€™Ukraine. Ā»

Dans le rĆ©cit anti-occidental de Patrouchev et d’autres leaders d’opinion russes, les Ā« rĆ©volutions de couleur Ā», prĆ©tendument inspirĆ©es par l’Ć©tranger, ne conduisent pas Ć  l’instauration de rĆ©gimes libĆ©raux. Au lieu de se dĆ©mocratiser, les pays qui subissent l’influence occidentale ā€” l’Ukraine Ć©tant l’exemple le plus frappant ā€” subissent une fascisation. Au dĆ©but du mois d’aoĆ»t 2020, Patrouchev a affirmĆ©, dans une longue interview sur le fascisme [les Russes ne font pas de distinction entre le nazisme et le fascisme, NDLR], qu’aprĆØs 1945, seule l’URSS s’Ć©tait engagĆ©e dans un processus sĆ©rieux de dĆ©fascisation, tandis qu’ailleurs, les fascistes nā€™avaient pas Ć©tĆ© poursuivis assez sĆ©vĆØrement, voire pas du tout ā€” la stratĆ©gie amĆ©ricaine d’aprĆØs-guerre consistant Ć  effrayer les pays en les prĆ©venant que Ā« les Russes arrivent Ā», puis Ć  porter au pouvoir des ultranationalistes.

Lorsquā€™au dĆ©but de l’annĆ©e 2021, la Russie a commencĆ© Ć  se prĆ©parer ouvertement Ć  l’invasion Ć  grande Ć©chelle de 2022, Patrouchev a suivi la ligne de conduite de Poutine, qui consistait Ć  nier les prĆ©paratifs de guerre de la Russie, tout en rĆ©servant Ć  Moscou le droit de passer Ć  l’action. Dans une interview accordĆ©e au quotidien russe relativement libĆ©ral Kommersant, Patrouchev a esquissĆ© le rĆ©cit, Ć©galement populaire parmi de nombreux commentateurs occidentaux, dā€™une division trĆØs grave au sein de l’Ukraine, tout en mettant lā€™accent sur l’incompĆ©tence ridicule de ses dirigeants et sa nature d’Ɖtat-client dĆ©pendant des Ɖtats-Unis.

En avril 2021, Patrouchev dĆ©clarait :

 Ā« Nous ne nourrissons pas de tels projets [d’ingĆ©rence dans le prĆ©tendu conflit interne Ć  l’Ukraine], non. Mais nous suivons la situation de prĆØs. En fonction de son Ć©volution, des mesures spĆ©cifiques seront prises. Je suis convaincu qu’il s’agit de la consĆ©quence de graves problĆØmes internes en Ukraine, dont les autoritĆ©s tentent ainsi de dĆ©tourner l’attention. Elles rĆ©solvent leurs problĆØmes aux dĆ©pens du Donbass, car les capitaux quittent le pays depuis longtemps : l’Ć©conomie nā€™y est encore soutenue que par des prĆŖts Ć©trangers coĆ»teux, dont la dette ne cesse de croĆ®tre, et les vestiges de l’industrie qui ont rĆ©ussi Ć  rester Ć  flot sont vendus par Kiev Ć  des Ć©trangers, comme on dit aujourd’hui, Ć  des prix dĆ©mocratiques. MĆŖme la fameuse terre noire ukrainienne et le bois sont exportĆ©s Ć  l’Ć©tranger par voie ferrĆ©e, privant le pays de cet atout. Ā»

En novembre 2021, Patrouchev affirmait que l’Ukraine avait moins Ć  craindre de la Russie que d’autres pays, parce que sa population est liĆ©e aux Russes par des liens de parentĆ©. Le stationnement par Moscou d’Ć©quipements militaires Ć  la frontiĆØre de l’Ukraine Ć©tait donc tout Ć  fait innocent :

Ā« La rhĆ©torique de la presse occidentale et des hauts fonctionnaires amĆ©ricains, selon laquelle la Russie prĆ©pare des plans agressifs, n’est pas fondĆ©e. La FĆ©dĆ©ration de Russie n’a jamais manifestĆ© d’hostilitĆ© Ć  l’Ć©gard d’un Ɖtat, et surtout pas Ć  l’Ć©gard de l’Ukraine, oĆ¹ vit un peuple qui nous est proche par le sang, la langue et l’histoire. Il n’y a pas de mouvements injustifiĆ©s de troupes russes ni d’exercices imprĆ©vus Ć  la frontiĆØre ukrainienne. Ā»

Patrouchev et la guerre totale depuis 2022

Quand la guerre russo-ukrainienne est devenue le conflit armĆ© le plus important en Europe aprĆØs la Seconde Guerre mondiale, la rhĆ©torique officielle russe ā€” y compris celle de Patrouchev ā€” a changĆ©. Sur les raisons effectives de ce virage gĆ©nĆ©ral dans la propagande russe, Anton Shekhovtsov a notĆ© au dĆ©but de l’annĆ©e 2023 :

Ā« Comme [les Russes] considĆØrent que les Ukrainiens leur sont infĆ©rieurs, ils ne parviennent pas Ć  accepter les succĆØs militaires de l’armĆ©e ukrainienne sur le champ de bataille. Leur mĆ©canisme de dĆ©fense consiste alors Ć  imaginer qu’ils se battent contre la puissante OTAN, plutĆ“t que contre les Ukrainiens. Ā»

Depuis le dĆ©but de l’annĆ©e 2022, la justification de l’attaque de l’Ukraine par la Russie a de plus en plus mis l’accent sur la transformation prĆ©tendument exogĆØne d’une Ukraine innocente et favorable Ć  la Russie en un Ɖtat fasciste/nazi anti-russe. L’influence de l’Occident, en particulier des Ɖtats-Unis, est, selon ce rĆ©cit, principalement, voire exclusivement, responsable de la guerre. Les nationalistes ukrainiens, prĆ©tendument mobilisĆ©s par les Ɖtats-Unis Ć  cette fin, seraient ā€” selon Patrouchev et d’autres porte-parole russes ā€” si impopulaires qu’une peur gĆ©nĆ©ralisĆ©e aurait uni contre eux la plupart des Ukrainiens.

Tout au long de 2022, les objectifs officiels de la Russie, Ć  savoir la Ā« dĆ©nazification Ā» et la Ā« dĆ©militarisation Ā» de l’Ukraine, ont figurĆ© parmi les principaux Ć©lĆ©ments des dĆ©clarations officielles et de la campagne de propagande du Kremlin pour expliquer la guerre. Dans cette explication, la ligne de propagande du Kremlin mĆ©lange une apologie missionnaire faisant rĆ©fĆ©rence aux responsabilitĆ©s extraterritoriales de Moscou avec une justification dĆ©fensive, faisant allusion Ć  une prĆ©tendue menace Ć©manant de l’Ukraine et pesant sur le peuple russe. Dans ce schĆ©ma, l’escalade de la guerre par la Russie apparaĆ®t comme la mise en œuvre d’un plan de sauvetage global russe face Ć  un Ɖtat et une Ć©lite ukrainiens infiltrĆ©s par les valeurs, les programmes et les agences occidentaux. L’urgence de cette opĆ©ration est liĆ©e au prĆ©tendu dĆ©veloppement, en Ukraine, d’armes de destruction massive occidentales et/ou ukrainiennes ā€” supposĆ©ment destinĆ©es Ć  ĆŖtre utilisĆ©es, Ć  l’avenir, contre la Russie.

Deux mois aprĆØs le dĆ©but de la soi-disant Ā« opĆ©ration militaire spĆ©ciale Ā», Patrouchev a formulĆ© ainsi le principal objectif de guerre officiel de la Russie Ć  l’Ć©poque : 

Ā« En parlant de dĆ©nazification, notre objectif est de vaincre la tĆŖte de pont du nĆ©o-nazisme crĆ©Ć©e par les efforts occidentaux prĆØs de nos frontiĆØres. La nĆ©cessitĆ© de la dĆ©militarisation est due au fait qu’une Ukraine saturĆ©e d’armes constitue une menace pour la Russie, y compris en termes de dĆ©veloppement et d’utilisation d’armes nuclĆ©aires, chimiques et biologiques. Ā» 

Comme dans d’autres dĆ©clarations du Kremlin concernant la guerre de la Russie contre l’Ukraine depuis 2014, le modĆØle prĆ©sumĆ© du comportement de Moscou vis-Ć -vis de KyĆÆv est le traitement rĆ©servĆ© par les AlliĆ©s Ć  l’Allemagne pendant et aprĆØs la Seconde Guerre mondiale. Dans ce cadre historique, l’Ukraine est une rĆ©incarnation est-europĆ©enne du TroisiĆØme Reich, et doit donc ĆŖtre traitĆ©e de la mĆŖme maniĆØre. Des leƧons historiques peuvent alors ĆŖtre tirĆ©es, non seulement de la guerre de la coalition anti-hitlĆ©rienne contre les puissances de l’Axe, mais aussi de ses politiques d’aprĆØs-guerre Ć  l’Ć©gard des nazis dans l’Allemagne occupĆ©e.

Dans une interview publiĆ©e exactement trois mois aprĆØs le dĆ©but de l’invasion Ć  grande Ć©chelle de l’Ukraine par la Russie, Patrouchev affirmait qu’il existait de grandes similitudes entre l’Allemagne de 1945 et l’Ukraine de 2022 :

Ā« La dĆ©nazification signifiait toute une sĆ©rie de mesures. Outre la punition des criminels nazis, les lois du TroisiĆØme Reich lĆ©galisant la discrimination sur la base de la race, de la nationalitĆ©, de la langue, de la religion et de l’opinion politique ont Ć©tĆ© abolies. Les doctrines nazies et militaristes ont Ć©tĆ© retirĆ©es de l’enseignement scolaire. Notre pays s’Ć©tait fixĆ© de tels objectifs en 1945 et nous les poursuivons aujourd’hui, alors que nous libĆ©rons l’Ukraine du nĆ©onazisme. Toutefois, Ć  l’Ć©poque, l’Angleterre et les Ɖtats-Unis se trouvaient Ć  nos cĆ“tĆ©s. Aujourd’hui, ces pays ont adoptĆ© une position toute diffĆ©rente, soutenant le nazisme et agissant de maniĆØre agressive contre une grande partie du monde. Ā»

Dans la mĆŖme interview, Patrouchev Ć©tablissait un parallĆØle entre les Ć©vĆ©nements en cours et la guerre de l’Union soviĆ©tique contre l’Allemagne nazie. Usant dā€™une tournure particuliĆØrement Ć©trange, il prĆ©sentait la guerre de la Russie contre l’Ukraine comme la poursuite d’une mission russe spĆ©ciale consistant Ć  mener des guerres par compassion :

Ā« Le nazisme doit ĆŖtre Ć©radiquĆ© Ć  100 %, ou bien il rĆ©apparaĆ®tra dans quelques annĆ©es, sous une forme encore plus horrible. Tous les objectifs fixĆ©s par le prĆ©sident de la Russie seront atteints. Il ne saurait en ĆŖtre autrement, car la vĆ©ritĆ©, y compris la vĆ©ritĆ© historique, est de notre cĆ“tĆ©. Ce n’est pas pour rien que le gĆ©nĆ©ral [MikhaĆÆl] Skobelev [1843-1882] a dit un jour que seul notre pays pouvait s’offrir le luxe de se battre par compassion [Ā« sostradanie Ā»]. Compassion, justice, dignitĆ© : telles sont les idĆ©es puissantes et unificatrices que nous avons toujours placĆ©es et que nous placerons toujours au premier plan. Ā»

Dans de nombreuses dĆ©clarations de Patrouchev et d’autres porte-paroles du Kremlin, l’Ukraine apparaĆ®t comme la victime naĆÆve d’une manipulation Ć©trangĆØre. Dans d’autres rĆ©cits, en revanche, l’Ɖtat ukrainien est dĆ©peint comme un acteur international sournois, prĆ©parant secrĆØtement l’utilisation d’armes de destruction massive. Dans une dĆ©claration datant de l’Ć©tĆ© 2022, Patrouchev reprenait le procĆ©dĆ© rhĆ©torique susmentionnĆ© ā€” qui rappelle le discours d’Hitler de janvier 1939 ā€” consistant Ć  avertir KyĆÆv que lā€™Ukraine est elle-mĆŖme Ć  l’origine de sa destruction :

Ā« La grande insouciance des politiciens europĆ©ens face Ć  la tendance croissante de Kiev Ć  la subversion, Ć  la menace d’installations nuclĆ©aires et Ć  la tentative d’utilisation d’armes chimiques et bactĆ©riologiques, pourrait finalement conduire Ć  l’autodestruction de l’Ukraine et Ć  des consĆ©quences irrĆ©parables pour l’Occident lui-mĆŖme. Ā»2

Au fur et Ć  mesure que la guerre Ć  grande Ć©chelle se poursuit, le discours public du Kremlin met de plus en plus l’accent sur l’utilisation prĆ©sumĆ©e de l’Ukraine par l’Occident comme terrain dā€™une guerre par procuration contre la Russie. L’instrumentalisation par les Ɖtats-Unis du territoire et de l’infrastructure ukrainiens pour une guerre interĆ©tatique menĆ©e contre la Russie est opĆ©rĆ©e, par le Kremlin, Ć  des fins manifestement apologĆ©tiques : une menace mortelle pour la nation russe, Ć©manant du rĆ“le de l’Ukraine en tant que marionnette anti-Moscou de Washington, justifie ā€” vis-Ć -vis des publics nationaux et Ć©trangers ā€” l’impitoyable guerre gĆ©nocidaire menĆ©e par la Russie contre l’Ɖtat et la population ukrainiens. Le danger existentiel imaginaire, reprĆ©sentĆ© par une Ukraine prĆ©tendument subvertie par l’Occident anti-russe, explique l’utilisation aveugle par Moscou de tous les moyens possibles contre la nation ukrainienne. 

En octobre 2022, Patrouchev dĆ©clarait : 

Ā« Aujourd’hui, en libĆ©rant le peuple ukrainien du nĆ©onazisme, la Russie ne combat pas seulement les formations nationalistes et les forces armĆ©es ukrainiennes. Cā€™est essentiellement le bloc de l’OTAN qui se bat contre nous. [ā€¦] Les Ɖtats-Unis et leurs alliĆ©s mettent depuis longtemps en œuvre leurs plans de crĆ©ation de laboratoires et d’armes biologiques qui seront dĆ©ployĆ©es dans le monde entier, y compris prĆØs des frontiĆØres russes. Par consĆ©quent, les tĆ¢ches de dĆ©nazification et de dĆ©militarisation de l’Ukraine sont une condition nĆ©cessaire pour neutraliser les menaces qui pĆØsent sur la sĆ©curitĆ© de notre peuple et des peuples des territoires libĆ©rĆ©s, ainsi que pour protĆ©ger la souverainetĆ© et l’intĆ©gritĆ© territoriale de la FĆ©dĆ©ration de Russie. Ā»

Mettant en exergue le rĆ“le prĆ©tendument dĆ©cisif de l’Occident, et en particulier des Ɖtats-Unis, dans le dĆ©clenchement et le dĆ©roulement de la guerre russo-ukrainienne, le conflit inter-slave entre les Russes (au sens strict) et les Ukrainiens est dĆ©peint par le Kremlin presque comme un malentendu. Selon cette ligne de propagande, Ć©galement populaire dans certains cercles occidentaux, la seule explication de la guerre est que la Russie combat en rĆ©alitĆ© l’Occident en Ukraine, et non le peuple ukrainien frĆØre.

Au cours de l’escalade de la guerre, les incursions de plus en plus frĆ©quentes de l’Ukraine sur le territoire de la Russie confirment les pires craintes de Patrouchev. Pour lui, elles dĆ©montrent que l’Ukraine est devenue une anti-Russie. En mai 2023, il dĆ©clarait :

Ā« Lā€™opĆ©ration militaire spĆ©ciale s’accompagne de tentatives du rĆ©gime de Kiev d’aggraver et de dĆ©stabiliser la situation sur le territoire de la Russie, en particulier dans les rĆ©gions frontaliĆØresā€¦ Les principaux objectifs des saboteurs ukrainiens sont de perturber les activitĆ©s et lā€™autonomie des autoritĆ©s locales, d’intimider la population et de mettre hors-service les infrastructures, y compris celles utilisĆ©es pour soutenir l’opĆ©ration militaire spĆ©ciale. Ā»

Conclusions

Patrouchev sā€™inspire largement de l’extrĆŖme-droite russe lorsqu’il Ć©nonce ses thĆØses. Il reste encore difficile de dire dans quelle mesure elles ont Ć©tĆ© directement inspirĆ©es d’idĆ©ologues tels que Douguine, Glaziev, Prokhanov ou Rogozine. Poutine lui-mĆŖme a Ć©voquĆ© ou exprimĆ© de telles idĆ©es, parfois antĆ©rieurement, parfois  simultanĆ©ment avec Patrouchev. Toutefois, les dĆ©clarations anti-ukrainiennes de Patrouchev, structurĆ©es et permanentes, mĆ©ritent une attention particuliĆØre, compte tenu de sa position hiĆ©rarchique trĆØs Ć©levĆ©e et de leurs frĆ©quentes rĆ©pĆ©titions : bien que ces idĆ©es soient peu originales en soi, ses dĆ©clarations publiques rĆ©currentes ont activement participĆ© Ć  leur diffusion.

La haine de lā€™Ukraine chez Patrouchev est Ć  la fois le rĆ©sultat et la justification du refus absurde du secrĆ©taire du Conseil de sĆ©curitĆ© russe, ainsi que de tous les siloviki, de reconnaĆ®tre l’existence d’un Ɖtat, d’un peuple et de dirigeants ukrainiens Ć  part entiĆØre. L’insistance de Patrouchev sur lā€™existence dā€™un prĆ©tendu fascisme ukrainien, ainsi que dā€™une subversion des Ɖtats-Unis dĆ©terminant la politique intĆ©rieure et Ć©trangĆØre de l’Ukraine, vise Ć  rĆ©soudre le paradoxe de l’Ɖtat ukrainien, supposĆ© inexistant, mais pourtant toujours fonctionnel, et de sa rĆ©sistance continue face Ć  l’invasion massive de la Russie depuis 2022. Bien qu’ils reprĆ©sentent, selon lui, le pays-frĆØre du peuple russe, certains Ukrainiens, selon le scĆ©nario de Patrouchev, se transforment en ennemis de la Russie : (a) en affirmant l’identitĆ© nationale non russe du peuple ukrainien ; b) en collaborant avec les Ɖtats-Unis, supposĆ©s anti-russes ;  (c) ou les deux Ć  la fois ā€” cette double pathologie Ć©tant la plus rĆ©pandue.

Selon Patrouchev et les siloviki, l’ukrainitĆ© n’a le droit d’exister qu’en tant que sous-type d’une Russie plus vaste, englobant les Ā« Grands Ā», les Ā« Petits Ā» et les Ā« Russes blancs Ā». Cā€™est cette Ć©volution du pan-nationalisme russe qui est la source de la haine de lā€™Ukraine, et elle a peu de chose Ć  voir avec le nationalisme ukrainien radical, lequel est un phĆ©nomĆØne mineur. Le principal problĆØme de Patrouchev, et des impĆ©rialistes russes du mĆŖme genre, rĆ©side dans le patriotisme du peuple ukrainien, dans sa masse modĆ©rĆ©, dans son orientation pro-occidentale et dans son refus de la dĆ©finition de la nationalitĆ© ukrainienne comme sous-russe. Ce patriotisme est bien plus structurĆ© sur le plan politique et gĆ©opolitique que sur le plan culturel ou racial.

Ce type de nationalisme impĆ©rial russe nā€™est pas tant attachĆ© au concept de Novorossia, Ā« Nouvelle Russie Ā», quā€™au chauvinisme russe, plus ethnocentrique. Lā€™objectif principal de Novorossia, Ć  savoir incorporer l’Ukraine du sud-est, russophone, Ć  la Russie ne semble pas jouer un grand rĆ“le dans lā€™esprit de Patrouchev. Bien au contraire, son pan-russisme ne peut tolĆ©rer le rejet croissant, par tous les Ukrainiens, d’un destin historique commun avec les Russes. Patrouchev et d’autres nationalistes russes imaginent que tous les Ukrainiens ā€” pour autant que leur existence en tant que groupe ethnique soit reconnue ā€” et les Russes ā€” pour autant quā€™ils soient considĆ©rĆ©s, au moins, comme quelque peu distincts des Ukrainiens ā€” sont fondamentalement liĆ©s les uns aux autres.

Les idĆ©es de Patrouchev le conduisent, comme d’autres nationalistes pan-russes, Ć  dĆ©shumaniser tous les Ukrainiens qui considĆØrent leur nation comme une communautĆ© culturelle autonome, qui se sentent orientĆ©s vers l’Ouest plutĆ“t que vers l’Est, et qui considĆØrent les Ɖtats-Unis comme un alliĆ© ou un ami. Patrouchev et d’autres nationalistes impĆ©riaux russes sont sensibles Ć  ces trois questions et affirment de maniĆØre hystĆ©rique que tous les Ukrainiens conscients de leur identitĆ© sont des Ā« nazis Ā», bien qu’aucune de ces orientations n’ait de rapport avec la Russie. En soi, une vision du monde ukrainienne simplement non russe et pro-occidentale, dans l’imagination pan-russe de Patrouchev et d’autres reprĆ©sentants similaires de l’impĆ©rialisme russe, ne peut avoir qu’une signification anti-russe, et n’ĆŖtre donc que fasciste. Cet Ć©tiquetage, Ć  son tour, sert Ć  justifier les politiques gĆ©nocidaires russes en Ukraine, en tant qu’expressions de l’antifascisme.

La haine paranoĆÆaque de lā€™Ukraine dans le nationalisme pan-russe, incarnĆ©e par Patrouchev, se transforme en prophĆ©tie autorĆ©alisatrice. Le manque de respect de la Russie pour des aspirations ukrainiennes aussi Ć©lĆ©mentaires que l’indĆ©pendance de l’identitĆ©, de l’Ɖtat et de l’Ɖglise, ainsi que pour des politiques nationales autonomes dans les domaines de la culture, de l’Ć©ducation et des affaires Ć©trangĆØres, a dĆ©clenchĆ© des contre-rĆ©actions d’une grande portĆ©e en Ukraine. L’occupation de la CrimĆ©e et du Donbass par la Russie depuis 2014, ainsi que sa justification par Moscou, ont eu des rĆ©percussions Ć  grande Ć©chelle, mais pas tant dans l’ouest ou le centre de l’Ukraine, qui Ć©taient de toute faƧon dĆ©jĆ  sceptiques Ć  l’Ć©gard de l’impĆ©rialisme russe : elles ont plutĆ“t eu des consĆ©quences considĆ©rables dans le sud et l’est de l’Ukraine. Elles ont conduit, dĆØs avant l’invasion Ć  grande Ć©chelle de la Russie en 2022, Ć  une adhĆ©sion de plus en plus large, parmi les russophones ukrainiens, aux souhaits antĆ©rieurs de l’Ukraine de rejoindre non seulement l’UE, mais Ć©galement l’OTAN ā€” aspiration qui a finalement Ć©tĆ© incluse dans la Constitution de l’Ukraine en 2019.

L’occupation russe de 2014 et ses justifications ont Ć©galement conduit Ć  une nationalisation accĆ©lĆ©rĆ©e de la mĆ©moire, de l’Ć©ducation, de la langue, des mĆ©dias et des affaires religieuses en Ukraine ā€” campagne qui rappelle les politiques post-communistes menĆ©es dans les annĆ©es 1990, par exemple, par la Lettonie et l’Estonie. De 2015 Ć  2021, une batterie de nouvelles lois et de nouveaux dĆ©crets ukrainiens centrĆ©s sur la nationalisation fut adoptĆ©e dans les domaines de la mĆ©moire, de la langue, de l’Ć©ducation et des mĆ©dias. Enfin, une Ɖglise orthodoxe d’Ukraine entiĆØrement canonique, largement unie et autocĆ©phale, sĆ©parĆ©e de l’Ɖglise orthodoxe russe, a Ć©tĆ© crĆ©Ć©e en 2019.

De tels dĆ©veloppements n’ont fait que confirmer les phobies antĆ©rieures de Patrouchev et d’autres siloviki, et les ont confirmĆ©s dans leur idĆ©e que l’Ukraine Ć©tait devenue anti-russe. Ils ont abouti Ć  un durcissement de la position du Kremlin et participĆ© au dĆ©clenchement de l’invasion russe Ć  grande Ć©chelle du 24 fĆ©vrier 2022. La guerre d’anĆ©antissement menĆ©e par Moscou depuis lors a, Ć  son tour, dĆ©clenchĆ© une nouvelle sĆ©rie de politiques de nationalisation de la part de KyĆÆv ā€” cette fois au titre de la Ā« dĆ©colonisation Ā» plutĆ“t que de la Ā« dĆ©communisation Ā» ā€” afin de sĆ©parer davantage la politique intĆ©rieure et Ć©trangĆØre de l’Ukraine de celles du passĆ©, du prĆ©sent et de l’avenir de la Russie.

Traduit de lā€™anglais par Pascal Avot

Version originale

Martin Kragh est directeur adjoint du Centre de Stockholm pour les Ʃtudes sur l'Europe de l'Est (SCEEUS) et chercheur principal Ơ l'Institut suƩdois des affaires internationales. Ses recherches portent sur l'Ʃconomie et l'histoire de la Russie, mais aussi sur l'Ʃvolution politique de la Russie et de l'ex-URSS. Kragh est professeur associƩ Ơ l'Institut d'Ʃtudes russes et eurasiennes de l'universitƩ d'Uppsala.

Il Ć©crit rĆ©guliĆØrement sur la politique et l'histoire de l'Europe de l'Est pour Svenska Dagbladet.

Andreas Umland est analyste au Centre de Stockholm pour les Ć©tudes sur l'Europe de l'Est, qui fait partie de l'Institut suĆ©dois des affaires internationales (UI), professeur associĆ© de sciences politiques Ć  l'AcadĆ©mie de Kyiv-Mohyla, et directeur de la collection Ā«Ā Soviet and Post-Soviet Politics and SocietyĀ Ā» publiĆ©e par Ibidem Press Ć  Stuttgart. Son livre le plus connu est Russiaā€™s Spreading Nationalist Infection (2012).

Notes

  1. Sur les diffĆ©rents aspects des relations russo-ukrainiennes Ć  la fin de la pĆ©riode tsariste, voir Faith Hillis, Children of Rus’ : Right-Bank Ukraine and the Invention of a Russian Nation (Ithaca : Cornell University Press, 2013) ; Johannes Remy, Brothers or Enemies : The Ukrainian National Movement and Russia from the 1840s to the 1870s (Toronto : University of Toronto Press, 2016) ; Serhii Plokhy, Lost Kingdom : The Quest for Empire and the Making of the Russian Nation (New York : Basic Books, 2017)
  2. Un autre membre des Ć©lites russes, l’ancien prĆ©sident Dmitri Medvedev, a affirmĆ© que l’Ɖtat ukrainien devait ĆŖtre Ā« anĆ©anti Ā». Une rhĆ©torique qui ne semble pas trĆØs Ć©loignĆ©e de l’affirmation d’Hitler en 1940, selon laquelle sa guerre Ć  venir contre l’Union soviĆ©tique Ć©tait une Ā« guerre d’anĆ©antissement Ā» (Ā« Vernichtungskrieg Ā»). L’utilisation de la rhĆ©torique eschatologique par Patrouchev n’est en aucun cas unique. Bien au contraire, sa pensĆ©e doit ĆŖtre considĆ©rĆ©e comme faisant partie d’une tendance de fond, bien plus large, en Russie.

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