L’imaginaire russe anti-Ukraine : le cas Patrouchev

À bien des égards, la haine de l’Ukraine semble incarner l’impérialisme chauvin actuel de la Russie et ses projets génocidaires, au point que celle-ci devient  une « anti-Ukraine ». Pour faire la lumière sur ces développements, le Centre pour l’intégrité démocratique de Vienne (Autriche), dirigé par Anton Shekhovtsov, a demandé à plusieurs auteurs d’examiner les différentes facettes des sentiments anti-ukrainiens dans la Russie d’aujourd’hui. Desk Russie devient partenaire de ce projet afin de le rendre accessible au public francophone. Le texte de Martin Kragh et Andreas Umland en est le premier volet.

Ceux qu’on appelle les siloviki, c’est-à-dire les représentants des ministères et des agences armées du gouvernement russe, en premier lieu le FSB et le GRU, sont aujourd’hui les principaux décideurs à Moscou. Nikolaï Patrouchev, secrétaire du Conseil de sécurité de la Russie, est généralement considéré comme le deuxième personnage le plus important — après Vladimir Poutine lui-même — au sein de ce groupe des siloviki.

Au fil des ans, le secrétaire du Conseil de sécurité a fréquemment affiché une haine croissante de l’Ukraine. Il l’a exprimée à de nombreuses occasions, avant et après le début de l’invasion russe à grande échelle du 24 février 2022. L’anti-ukrainisme de Patrouchev s’articule principalement, mais pas exclusivement, autour de deux thèmes que les observateurs de la politique russe connaissent bien depuis les déclarations similaires de Vladimir Poutine et d’autres représentants officiels de la Russie : le fascisme ou le nazisme présumé de l’Ukraine et l’instrumentalisation du pays par les États-Unis. 

Le nationalisme pan-russe

Un thème central — non seulement dans la propagande russe, mais également dans les débats non russes, et même occidentaux — sur la nature de la guerre russo-ukrainienne est le rôle prétendument crucial de l’Occident, en particulier des États-Unis, dans le déclenchement et l’escalade de ce conflit entre deux peuples slaves. Il s’agit également d’un sujet récurrent dans le discours de Patrouchev sur l’Ukraine. Ce discours pourrait être considéré davantage comme une variété d’anti-occidentalisme, et en particulier d’anti-américanisme, que d’anti-ukrainisme.

Toutefois, il devient un discours anti-ukrainien par l’entremise d’une thèse pan-nationaliste bien connue sur l’Ukraine, elle-même une extrapolation du nationalisme russe dominant. Selon cette thèse, le peuple ukrainien, autrefois innocent et sans identité ethnique véritable, et dont les relations avec son frère aîné russe auraient été en grande partie sans nuage, aurait été empoisonné par l’influence de l’Occident. Dans la logique des représentants du Kremlin et de leurs adeptes, les différences culturelles entre les peuples ukrainien et russe, peuples « frères », sont minimes, voire ne sont pas identifiées du tout. Certains pan-nationalistes reconnaissent à l’Ukraine quelques traits traditionnels, d’autres s’y refusent ; ces derniers considèrent, par exemple, que la langue ukrainienne n’est qu’un dialecte du grand-russe. Souvent, la ligne de démarcation entre les deux approches est floue. 

Quoi qu’il en soit, au sein du nationalisme russe dominant, les différences entre les deux groupes ethniques ne sont pertinentes, au mieux, que sur le plan culturel, et non politique. Cette forme virulente, expansive et irrespectueuse de panslavisme colonial peut donc être qualifiée de « pan-russisme ». La communauté générique la plus importante à laquelle les deux ethnies sont supposées appartenir est alors une grande nation russe, et non une grande communauté slave. La variété pan-russe de l’idéologie panslave ne se contente pas de décréter des similitudes culturelles politiquement pertinentes entre différents peuples utilisant des langues vernaculaires slaves. Le « pan-russisme » prétend ainsi que les « Grands Russes » ou « velikorossy » (c’est-à-dire les Russes ethniques), les « Russes blancs » ou « beloroussy » (les Biélorusses) et les « Petits Russes » ou « malorossy » ( les Ukrainiens) forment ensemble le « peuple russe » ou « rousski narod ». Ils appartiennent à une seule et même supernation ou civilisation russe orthodoxe et slave orientale.

Cette idée n’est évidemment pas nouvelle ; elle apparaît déjà dans le discours nationaliste russe pré-révolutionnaire de la fin de la période Romanov1. Étonnamment, elle continue d’être reproduite sous cette forme originelle au XXIe siècle, malgré les nombreux changements survenus au cours des deux derniers siècles, et malgré l’existence, depuis 1991, au sein de l’Europe de l’Est slave, de trois États post-soviétiques — Russie, Ukraine et Bélarus — distincts et pleinement reconnus. 

La haine de l’Ukraine chez Patrouchev de 2014 à 2021

Comme nous allons le montrer, Patrouchev considère que l’Occident est responsable de la plupart des développements intérieurs à Kyïv, ainsi que de l’éloignement concomitant entre les Russes et les Ukrainiens au cours des dernières années, voire même avant. Les États-Unis sont présentés comme les principaux responsables de l’escalade armée du conflit russo-ukrainien depuis 2014. Selon Patrouchev et la ligne de propagande générale du Kremlin, l’influence croissante de l’Occident en Europe de l’Est — et non les actions de la Russie — a déclenché une montée de la « russophobie », entre autres au sein de l’Ukraine. Pour finir, c’est l’ingérence de l’Occident qui a déclenché la guerre à grande échelle entre les deux pays en 2022.

Ce récit de la séduction, de la subversion et de la provocation venues de l’extérieur remplit diverses fonctions politiques et psychologiques. Il permet notamment à Patrouchev et à d’autres faiseurs d’opinion de la Russie officielle de présenter leur haine de l’Ukraine comme une réaction défensive, plutôt que comme un programme agressif. Aux yeux de la plupart des nationalistes russes — mais aussi d’un nombre étonnamment élevé d’observateurs non russes — cette haine se trouve partiellement ou totalement légitimée. Elle est censée constituer une simple réponse à la russophobie de l’Occident et de son État-vassal ukrainien.

Selon Patrouchev, avant le début des hostilités armées au début de l’année 2014, la Russie soutenait l’Ukraine. Le secrétaire du Conseil de sécurité russe a présenté Moscou comme un partenaire de Kyïv initialement bien intentionné et partiellement naïf. Patrouchev déclarait en octobre 2014 :

« Il faut reconnaître que la probabilité d’un coup d’État à Kiev, soutenu par des groupes militants de nazis purs et durs, n’était pas envisagée à la fin de 2013. Permettez-moi de vous rappeler qu’avant ce coup d’État, Moscou remplissait pleinement toutes ses obligations de partenariat avec Kiev. Nous fournissions en permanence une assistance matérielle et financière, sans laquelle l’Ukraine n’aurait pas été en mesure de faire face à des difficultés économiques chroniques. Des dizaines de milliards de dollars de ressources matérielles et financières ont été mobilisées pour soutenir nos voisins. »

Pourtant, un flux d’argent concurrent en provenance des États-Unis visait, selon Patrouchev en octobre 2014, à détruire les relations jusque-là harmonieuses entre les deux pays :

« La crise ukrainienne était indéniablement le résultat attendu des activités systématiques des États-Unis et de leurs alliés les plus proches. Depuis un quart de siècle, ces activités visent à séparer complètement l’Ukraine de la Russie et d’autres anciennes républiques soviétiques, et à réformer totalement l’espace post-soviétique conformément aux intérêts américains. Par exemple, Victoria Nuland, secrétaire d’État adjointe aux affaires européennes et eurasiennes, a déclaré à plusieurs reprises que Washington avait dépensé 5 milliards de dollars entre 1991 et 2013 pour “soutenir les aspirations du peuple ukrainien à une forme de gouvernement plus puissant et plus démocratique”. Même selon des sources accessibles au public, telles que des documents du Congrès américain, entre 2001 et 2012, le financement public total des divers programmes américains d’« assistance » à l’Ukraine s’est élevé à au moins 2,4 milliards de dollars. L’Agence américaine pour le développement international a dépensé environ 1,5 milliard de dollars, le département d’État près d’un demi-milliard et le Pentagone plus de 370 millions. Grâce à ces activités, toute une génération a été élevée en Ukraine, et complètement empoisonnée, dans la haine de la Russie et la mythologie des “valeurs européennes” ».

L’idée que l’Occident, et en particulier les États-Unis, auraient encouragé les tensions internes en Ukraine pour opposer les russophones et les ukrainophones en Ukraine, et les peuples russe et ukrainien dans leur ensemble, est un thème récurrent dans la rhétorique de Patrouchev. En janvier 2019, Patrouchev a présenté en avant-première une série de justifications du Kremlin pour la future invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie. Le secrétaire du Conseil de sécurité a affirmé que (a) l’Ukraine était divisée, (b) le gouvernement nationaliste de l’Ukraine, ainsi que ses alliés encore plus radicaux, opprimaient les russophones dans l’est et le sud de l’Ukraine, et (c) le pays pourrait ainsi perdre son statut d’État. Ce type d’accusation préventive rappelle le tristement célèbre discours d’Adolf Hitler, en janvier 1939, annonçant l’imminence de la guerre mondiale, dans lequel il rendait les Juifs responsables de son déclenchement imminent :

« Si les financiers juifs internationaux, à l’intérieur et à l’extérieur de l’Europe, parviennent à plonger à nouveau les nations dans une guerre mondiale, le résultat ne sera pas la bolchévisation de la planète, et donc la victoire de la juiverie, mais l’anéantissement de la race juive en Europe ! »

Presque exactement 80 ans plus tard, en janvier 2019, Patrouchev écrit :

« Les autorités de Kiev font tout leur possible pour diviser l’Ukraine : ils appliquent le scénario occidental consistant à arracher l’Ukraine à la Russie, tout en ignorant les intérêts de leur propre peuple. En conséquence, le pays est de facto divisé. La population des régions occidentales se méfie des habitants du sud-est, qu’elle considère comme des partisans du « monde russe ». Dans les régions du sud et de l’est, le pouvoir de Kiev est largement assuré via l’oppression morale et physique des populations locales par les nationalistes radicaux. En conséquence, des sentiments anti-gouvernementaux se développent dans ces régions. Le schisme social est encore exacerbé par les affrontements entre Églises. La poursuite de ces politiques par les autorités de Kiev pourrait contribuer à la perte du statut d’État par l’Ukraine. »

Dans le récit anti-occidental de Patrouchev et d’autres leaders d’opinion russes, les « révolutions de couleur », prétendument inspirées par l’étranger, ne conduisent pas à l’instauration de régimes libéraux. Au lieu de se démocratiser, les pays qui subissent l’influence occidentale — l’Ukraine étant l’exemple le plus frappant — subissent une fascisation. Au début du mois d’août 2020, Patrouchev a affirmé, dans une longue interview sur le fascisme [les Russes ne font pas de distinction entre le nazisme et le fascisme, NDLR], qu’après 1945, seule l’URSS s’était engagée dans un processus sérieux de défascisation, tandis qu’ailleurs, les fascistes n’avaient pas été poursuivis assez sévèrement, voire pas du tout — la stratégie américaine d’après-guerre consistant à effrayer les pays en les prévenant que « les Russes arrivent », puis à porter au pouvoir des ultranationalistes.

Lorsqu’au début de l’année 2021, la Russie a commencé à se préparer ouvertement à l’invasion à grande échelle de 2022, Patrouchev a suivi la ligne de conduite de Poutine, qui consistait à nier les préparatifs de guerre de la Russie, tout en réservant à Moscou le droit de passer à l’action. Dans une interview accordée au quotidien russe relativement libéral Kommersant, Patrouchev a esquissé le récit, également populaire parmi de nombreux commentateurs occidentaux, d’une division très grave au sein de l’Ukraine, tout en mettant l’accent sur l’incompétence ridicule de ses dirigeants et sa nature d’État-client dépendant des États-Unis.

En avril 2021, Patrouchev déclarait :

 « Nous ne nourrissons pas de tels projets [d’ingérence dans le prétendu conflit interne à l’Ukraine], non. Mais nous suivons la situation de près. En fonction de son évolution, des mesures spécifiques seront prises. Je suis convaincu qu’il s’agit de la conséquence de graves problèmes internes en Ukraine, dont les autorités tentent ainsi de détourner l’attention. Elles résolvent leurs problèmes aux dépens du Donbass, car les capitaux quittent le pays depuis longtemps : l’économie n’y est encore soutenue que par des prêts étrangers coûteux, dont la dette ne cesse de croître, et les vestiges de l’industrie qui ont réussi à rester à flot sont vendus par Kiev à des étrangers, comme on dit aujourd’hui, à des prix démocratiques. Même la fameuse terre noire ukrainienne et le bois sont exportés à l’étranger par voie ferrée, privant le pays de cet atout. »

En novembre 2021, Patrouchev affirmait que l’Ukraine avait moins à craindre de la Russie que d’autres pays, parce que sa population est liée aux Russes par des liens de parenté. Le stationnement par Moscou d’équipements militaires à la frontière de l’Ukraine était donc tout à fait innocent :

« La rhétorique de la presse occidentale et des hauts fonctionnaires américains, selon laquelle la Russie prépare des plans agressifs, n’est pas fondée. La Fédération de Russie n’a jamais manifesté d’hostilité à l’égard d’un État, et surtout pas à l’égard de l’Ukraine, où vit un peuple qui nous est proche par le sang, la langue et l’histoire. Il n’y a pas de mouvements injustifiés de troupes russes ni d’exercices imprévus à la frontière ukrainienne. »

Patrouchev et la guerre totale depuis 2022

Quand la guerre russo-ukrainienne est devenue le conflit armé le plus important en Europe après la Seconde Guerre mondiale, la rhétorique officielle russe — y compris celle de Patrouchev — a changé. Sur les raisons effectives de ce virage général dans la propagande russe, Anton Shekhovtsov a noté au début de l’année 2023 :

« Comme [les Russes] considèrent que les Ukrainiens leur sont inférieurs, ils ne parviennent pas à accepter les succès militaires de l’armée ukrainienne sur le champ de bataille. Leur mécanisme de défense consiste alors à imaginer qu’ils se battent contre la puissante OTAN, plutôt que contre les Ukrainiens. »

Depuis le début de l’année 2022, la justification de l’attaque de l’Ukraine par la Russie a de plus en plus mis l’accent sur la transformation prétendument exogène d’une Ukraine innocente et favorable à la Russie en un État fasciste/nazi anti-russe. L’influence de l’Occident, en particulier des États-Unis, est, selon ce récit, principalement, voire exclusivement, responsable de la guerre. Les nationalistes ukrainiens, prétendument mobilisés par les États-Unis à cette fin, seraient — selon Patrouchev et d’autres porte-parole russes — si impopulaires qu’une peur généralisée aurait uni contre eux la plupart des Ukrainiens.

Tout au long de 2022, les objectifs officiels de la Russie, à savoir la « dénazification » et la « démilitarisation » de l’Ukraine, ont figuré parmi les principaux éléments des déclarations officielles et de la campagne de propagande du Kremlin pour expliquer la guerre. Dans cette explication, la ligne de propagande du Kremlin mélange une apologie missionnaire faisant référence aux responsabilités extraterritoriales de Moscou avec une justification défensive, faisant allusion à une prétendue menace émanant de l’Ukraine et pesant sur le peuple russe. Dans ce schéma, l’escalade de la guerre par la Russie apparaît comme la mise en œuvre d’un plan de sauvetage global russe face à un État et une élite ukrainiens infiltrés par les valeurs, les programmes et les agences occidentaux. L’urgence de cette opération est liée au prétendu développement, en Ukraine, d’armes de destruction massive occidentales et/ou ukrainiennes — supposément destinées à être utilisées, à l’avenir, contre la Russie.

Deux mois après le début de la soi-disant « opération militaire spéciale », Patrouchev a formulé ainsi le principal objectif de guerre officiel de la Russie à l’époque : 

« En parlant de dénazification, notre objectif est de vaincre la tête de pont du néo-nazisme créée par les efforts occidentaux près de nos frontières. La nécessité de la démilitarisation est due au fait qu’une Ukraine saturée d’armes constitue une menace pour la Russie, y compris en termes de développement et d’utilisation d’armes nucléaires, chimiques et biologiques. » 

Comme dans d’autres déclarations du Kremlin concernant la guerre de la Russie contre l’Ukraine depuis 2014, le modèle présumé du comportement de Moscou vis-à-vis de Kyïv est le traitement réservé par les Alliés à l’Allemagne pendant et après la Seconde Guerre mondiale. Dans ce cadre historique, l’Ukraine est une réincarnation est-européenne du Troisième Reich, et doit donc être traitée de la même manière. Des leçons historiques peuvent alors être tirées, non seulement de la guerre de la coalition anti-hitlérienne contre les puissances de l’Axe, mais aussi de ses politiques d’après-guerre à l’égard des nazis dans l’Allemagne occupée.

Dans une interview publiée exactement trois mois après le début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie, Patrouchev affirmait qu’il existait de grandes similitudes entre l’Allemagne de 1945 et l’Ukraine de 2022 :

« La dénazification signifiait toute une série de mesures. Outre la punition des criminels nazis, les lois du Troisième Reich légalisant la discrimination sur la base de la race, de la nationalité, de la langue, de la religion et de l’opinion politique ont été abolies. Les doctrines nazies et militaristes ont été retirées de l’enseignement scolaire. Notre pays s’était fixé de tels objectifs en 1945 et nous les poursuivons aujourd’hui, alors que nous libérons l’Ukraine du néonazisme. Toutefois, à l’époque, l’Angleterre et les États-Unis se trouvaient à nos côtés. Aujourd’hui, ces pays ont adopté une position toute différente, soutenant le nazisme et agissant de manière agressive contre une grande partie du monde. »

Dans la même interview, Patrouchev établissait un parallèle entre les événements en cours et la guerre de l’Union soviétique contre l’Allemagne nazie. Usant d’une tournure particulièrement étrange, il présentait la guerre de la Russie contre l’Ukraine comme la poursuite d’une mission russe spéciale consistant à mener des guerres par compassion :

« Le nazisme doit être éradiqué à 100 %, ou bien il réapparaîtra dans quelques années, sous une forme encore plus horrible. Tous les objectifs fixés par le président de la Russie seront atteints. Il ne saurait en être autrement, car la vérité, y compris la vérité historique, est de notre côté. Ce n’est pas pour rien que le général [Mikhaïl] Skobelev [1843-1882] a dit un jour que seul notre pays pouvait s’offrir le luxe de se battre par compassion [« sostradanie »]. Compassion, justice, dignité : telles sont les idées puissantes et unificatrices que nous avons toujours placées et que nous placerons toujours au premier plan. »

Dans de nombreuses déclarations de Patrouchev et d’autres porte-paroles du Kremlin, l’Ukraine apparaît comme la victime naïve d’une manipulation étrangère. Dans d’autres récits, en revanche, l’État ukrainien est dépeint comme un acteur international sournois, préparant secrètement l’utilisation d’armes de destruction massive. Dans une déclaration datant de l’été 2022, Patrouchev reprenait le procédé rhétorique susmentionné — qui rappelle le discours d’Hitler de janvier 1939 — consistant à avertir Kyïv que l’Ukraine est elle-même à l’origine de sa destruction :

« La grande insouciance des politiciens européens face à la tendance croissante de Kiev à la subversion, à la menace d’installations nucléaires et à la tentative d’utilisation d’armes chimiques et bactériologiques, pourrait finalement conduire à l’autodestruction de l’Ukraine et à des conséquences irréparables pour l’Occident lui-même. »2

Au fur et à mesure que la guerre à grande échelle se poursuit, le discours public du Kremlin met de plus en plus l’accent sur l’utilisation présumée de l’Ukraine par l’Occident comme terrain d’une guerre par procuration contre la Russie. L’instrumentalisation par les États-Unis du territoire et de l’infrastructure ukrainiens pour une guerre interétatique menée contre la Russie est opérée, par le Kremlin, à des fins manifestement apologétiques : une menace mortelle pour la nation russe, émanant du rôle de l’Ukraine en tant que marionnette anti-Moscou de Washington, justifie — vis-à-vis des publics nationaux et étrangers — l’impitoyable guerre génocidaire menée par la Russie contre l’État et la population ukrainiens. Le danger existentiel imaginaire, représenté par une Ukraine prétendument subvertie par l’Occident anti-russe, explique l’utilisation aveugle par Moscou de tous les moyens possibles contre la nation ukrainienne. 

En octobre 2022, Patrouchev déclarait : 

« Aujourd’hui, en libérant le peuple ukrainien du néonazisme, la Russie ne combat pas seulement les formations nationalistes et les forces armées ukrainiennes. C’est essentiellement le bloc de l’OTAN qui se bat contre nous. […] Les États-Unis et leurs alliés mettent depuis longtemps en œuvre leurs plans de création de laboratoires et d’armes biologiques qui seront déployées dans le monde entier, y compris près des frontières russes. Par conséquent, les tâches de dénazification et de démilitarisation de l’Ukraine sont une condition nécessaire pour neutraliser les menaces qui pèsent sur la sécurité de notre peuple et des peuples des territoires libérés, ainsi que pour protéger la souveraineté et l’intégrité territoriale de la Fédération de Russie. »

Mettant en exergue le rôle prétendument décisif de l’Occident, et en particulier des États-Unis, dans le déclenchement et le déroulement de la guerre russo-ukrainienne, le conflit inter-slave entre les Russes (au sens strict) et les Ukrainiens est dépeint par le Kremlin presque comme un malentendu. Selon cette ligne de propagande, également populaire dans certains cercles occidentaux, la seule explication de la guerre est que la Russie combat en réalité l’Occident en Ukraine, et non le peuple ukrainien frère.

Au cours de l’escalade de la guerre, les incursions de plus en plus fréquentes de l’Ukraine sur le territoire de la Russie confirment les pires craintes de Patrouchev. Pour lui, elles démontrent que l’Ukraine est devenue une anti-Russie. En mai 2023, il déclarait :

« L’opération militaire spéciale s’accompagne de tentatives du régime de Kiev d’aggraver et de déstabiliser la situation sur le territoire de la Russie, en particulier dans les régions frontalières… Les principaux objectifs des saboteurs ukrainiens sont de perturber les activités et l’autonomie des autorités locales, d’intimider la population et de mettre hors-service les infrastructures, y compris celles utilisées pour soutenir l’opération militaire spéciale. »

Conclusions

Patrouchev s’inspire largement de l’extrême-droite russe lorsqu’il énonce ses thèses. Il reste encore difficile de dire dans quelle mesure elles ont été directement inspirées d’idéologues tels que Douguine, Glaziev, Prokhanov ou Rogozine. Poutine lui-même a évoqué ou exprimé de telles idées, parfois antérieurement, parfois  simultanément avec Patrouchev. Toutefois, les déclarations anti-ukrainiennes de Patrouchev, structurées et permanentes, méritent une attention particulière, compte tenu de sa position hiérarchique très élevée et de leurs fréquentes répétitions : bien que ces idées soient peu originales en soi, ses déclarations publiques récurrentes ont activement participé à leur diffusion.

La haine de l’Ukraine chez Patrouchev est à la fois le résultat et la justification du refus absurde du secrétaire du Conseil de sécurité russe, ainsi que de tous les siloviki, de reconnaître l’existence d’un État, d’un peuple et de dirigeants ukrainiens à part entière. L’insistance de Patrouchev sur l’existence d’un prétendu fascisme ukrainien, ainsi que d’une subversion des États-Unis déterminant la politique intérieure et étrangère de l’Ukraine, vise à résoudre le paradoxe de l’État ukrainien, supposé inexistant, mais pourtant toujours fonctionnel, et de sa résistance continue face à l’invasion massive de la Russie depuis 2022. Bien qu’ils représentent, selon lui, le pays-frère du peuple russe, certains Ukrainiens, selon le scénario de Patrouchev, se transforment en ennemis de la Russie : (a) en affirmant l’identité nationale non russe du peuple ukrainien ; b) en collaborant avec les États-Unis, supposés anti-russes ;  (c) ou les deux à la fois — cette double pathologie étant la plus répandue.

Selon Patrouchev et les siloviki, l’ukrainité n’a le droit d’exister qu’en tant que sous-type d’une Russie plus vaste, englobant les « Grands », les « Petits » et les « Russes blancs ». C’est cette évolution du pan-nationalisme russe qui est la source de la haine de l’Ukraine, et elle a peu de chose à voir avec le nationalisme ukrainien radical, lequel est un phénomène mineur. Le principal problème de Patrouchev, et des impérialistes russes du même genre, réside dans le patriotisme du peuple ukrainien, dans sa masse modéré, dans son orientation pro-occidentale et dans son refus de la définition de la nationalité ukrainienne comme sous-russe. Ce patriotisme est bien plus structuré sur le plan politique et géopolitique que sur le plan culturel ou racial.

Ce type de nationalisme impérial russe n’est pas tant attaché au concept de Novorossia, « Nouvelle Russie », qu’au chauvinisme russe, plus ethnocentrique. L’objectif principal de Novorossia, à savoir incorporer l’Ukraine du sud-est, russophone, à la Russie ne semble pas jouer un grand rôle dans l’esprit de Patrouchev. Bien au contraire, son pan-russisme ne peut tolérer le rejet croissant, par tous les Ukrainiens, d’un destin historique commun avec les Russes. Patrouchev et d’autres nationalistes russes imaginent que tous les Ukrainiens — pour autant que leur existence en tant que groupe ethnique soit reconnue — et les Russes — pour autant qu’ils soient considérés, au moins, comme quelque peu distincts des Ukrainiens — sont fondamentalement liés les uns aux autres.

Les idées de Patrouchev le conduisent, comme d’autres nationalistes pan-russes, à déshumaniser tous les Ukrainiens qui considèrent leur nation comme une communauté culturelle autonome, qui se sentent orientés vers l’Ouest plutôt que vers l’Est, et qui considèrent les États-Unis comme un allié ou un ami. Patrouchev et d’autres nationalistes impériaux russes sont sensibles à ces trois questions et affirment de manière hystérique que tous les Ukrainiens conscients de leur identité sont des « nazis », bien qu’aucune de ces orientations n’ait de rapport avec la Russie. En soi, une vision du monde ukrainienne simplement non russe et pro-occidentale, dans l’imagination pan-russe de Patrouchev et d’autres représentants similaires de l’impérialisme russe, ne peut avoir qu’une signification anti-russe, et n’être donc que fasciste. Cet étiquetage, à son tour, sert à justifier les politiques génocidaires russes en Ukraine, en tant qu’expressions de l’antifascisme.

La haine paranoïaque de l’Ukraine dans le nationalisme pan-russe, incarnée par Patrouchev, se transforme en prophétie autoréalisatrice. Le manque de respect de la Russie pour des aspirations ukrainiennes aussi élémentaires que l’indépendance de l’identité, de l’État et de l’Église, ainsi que pour des politiques nationales autonomes dans les domaines de la culture, de l’éducation et des affaires étrangères, a déclenché des contre-réactions d’une grande portée en Ukraine. L’occupation de la Crimée et du Donbass par la Russie depuis 2014, ainsi que sa justification par Moscou, ont eu des répercussions à grande échelle, mais pas tant dans l’ouest ou le centre de l’Ukraine, qui étaient de toute façon déjà sceptiques à l’égard de l’impérialisme russe : elles ont plutôt eu des conséquences considérables dans le sud et l’est de l’Ukraine. Elles ont conduit, dès avant l’invasion à grande échelle de la Russie en 2022, à une adhésion de plus en plus large, parmi les russophones ukrainiens, aux souhaits antérieurs de l’Ukraine de rejoindre non seulement l’UE, mais également l’OTAN — aspiration qui a finalement été incluse dans la Constitution de l’Ukraine en 2019.

L’occupation russe de 2014 et ses justifications ont également conduit à une nationalisation accélérée de la mémoire, de l’éducation, de la langue, des médias et des affaires religieuses en Ukraine — campagne qui rappelle les politiques post-communistes menées dans les années 1990, par exemple, par la Lettonie et l’Estonie. De 2015 à 2021, une batterie de nouvelles lois et de nouveaux décrets ukrainiens centrés sur la nationalisation fut adoptée dans les domaines de la mémoire, de la langue, de l’éducation et des médias. Enfin, une Église orthodoxe d’Ukraine entièrement canonique, largement unie et autocéphale, séparée de l’Église orthodoxe russe, a été créée en 2019.

De tels développements n’ont fait que confirmer les phobies antérieures de Patrouchev et d’autres siloviki, et les ont confirmés dans leur idée que l’Ukraine était devenue anti-russe. Ils ont abouti à un durcissement de la position du Kremlin et participé au déclenchement de l’invasion russe à grande échelle du 24 février 2022. La guerre d’anéantissement menée par Moscou depuis lors a, à son tour, déclenché une nouvelle série de politiques de nationalisation de la part de Kyïv — cette fois au titre de la « décolonisation » plutôt que de la « décommunisation » — afin de séparer davantage la politique intérieure et étrangère de l’Ukraine de celles du passé, du présent et de l’avenir de la Russie.

Traduit de l’anglais par Pascal Avot

Version originale

Martin Kragh est directeur adjoint du Centre de Stockholm pour les études sur l'Europe de l'Est (SCEEUS) et chercheur principal à l'Institut suédois des affaires internationales. Ses recherches portent sur l'économie et l'histoire de la Russie, mais aussi sur l'évolution politique de la Russie et de l'ex-URSS. Kragh est professeur associé à l'Institut d'études russes et eurasiennes de l'université d'Uppsala.

Il écrit régulièrement sur la politique et l'histoire de l'Europe de l'Est pour Svenska Dagbladet.

Andreas Umland est analyste au Centre de Stockholm pour les études sur l'Europe de l'Est, qui fait partie de l'Institut suédois des affaires internationales (UI), professeur associé de sciences politiques à l'Académie de Kyiv-Mohyla, et directeur de la collection « Soviet and Post-Soviet Politics and Society » publiée par Ibidem Press à Stuttgart. Son livre le plus connu est Russia’s Spreading Nationalist Infection (2012).

Notes

  1. Sur les différents aspects des relations russo-ukrainiennes à la fin de la période tsariste, voir Faith Hillis, Children of Rus’ : Right-Bank Ukraine and the Invention of a Russian Nation (Ithaca : Cornell University Press, 2013) ; Johannes Remy, Brothers or Enemies : The Ukrainian National Movement and Russia from the 1840s to the 1870s (Toronto : University of Toronto Press, 2016) ; Serhii Plokhy, Lost Kingdom : The Quest for Empire and the Making of the Russian Nation (New York : Basic Books, 2017)
  2. Un autre membre des élites russes, l’ancien président Dmitri Medvedev, a affirmé que l’État ukrainien devait être « anéanti ». Une rhétorique qui ne semble pas très éloignée de l’affirmation d’Hitler en 1940, selon laquelle sa guerre à venir contre l’Union soviétique était une « guerre d’anéantissement » (« Vernichtungskrieg »). L’utilisation de la rhétorique eschatologique par Patrouchev n’est en aucun cas unique. Bien au contraire, sa pensée doit être considérée comme faisant partie d’une tendance de fond, bien plus large, en Russie.

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L’ampleur et l’atrocité de l’attentat de Krasnogorsk ont secoué le monde, en faisant ressurgir des images sanglantes d’autres...