Pourquoi les émeutes anti-juives dans le Caucase du Nord ?

Le pogrom à l’aéroport de Makhatchkala, au Daghestan (sud de la Russie) a pris le monde par surprise. Comment interpréter cet événement ? Était-il spontané ou s’agissait-il d’une manipulation du pouvoir russe qui aurait ainsi cherché à envoyer des messages à l’Occident et à Israël ? Par ailleurs, comment la communauté juive russe réagit-elle, alors qu’elle est prise dans un étau entre le régime de Poutine et sa sympathie pour Israël, pays où vivent plusieurs centaines de milliers de Juifs russes ayant choisi de devenir Israéliens ? Les zones d’ombres entourant ces événements méritent d’être examinées.

Après le massacre du 7 octobre, le régime russe et ses propagandistes se sont rangés du côté du Hamas, un « allié » de longue date, que la Russie a toujours refusé de traiter d’organisation terroriste. Cette attitude a été exprimée sans ambages par le député de la Douma du parti Russie Unie, le général Andreï Gourouliov : « Je vais essayer [de le dire] d’une manière militaire, un peu, peut-être, cyniquement […]. De qui Israël est-il l’allié ? Des États-Unis ! De qui l’Iran et le monde musulman qui l’entoure sont-ils les alliés ? De nous ! Nous avons nos propres buts et objectifs. »

Il n’était pas le seul. L’attaque du Hamas a été applaudie par la propagande russe. Notamment par les chaînes Z de turbo-patriotes, qui se sont moquées avec une joie mauvaise de la faiblesse d’Israël, de l’impuissance et l’incompétence américaines, et des Juifs russes qui ont « vendu » la patrie russe en s’installant en Israël. Ces chaînes allaient jusqu’à saluer joyeusement l’ignominie perpétrée par les islamistes en Israël. Certains blogueurs Z ont même regretté de ne pas avoir pu participer au massacre.

Pour ceux de ces Juifs qui avaient été jusque-là pro-Poutine, le réveil a été douloureux. Comme à l’époque stalinienne, qui pratiquait « l’antisionisme » et la condamnation du « cosmopolitisme juif », il leur fallait désormais choisir entre la patrie poutinienne et leur appartenance au peuple juif. L’un des pires propagandistes du régime, Vladimir Soloviov, qui avait l’habitude de se vanter de ses origines juives en maudissant les « ukronazis », a dû mettre les points sur les « i » et se démarquer de tout soutien à Israël ou même de toute compassion pour les Israéliens : « Je tiens à préciser que je suis juif, mais pas israélien. En d’autres termes, je n’ai aucun favori, si ce n’est ma patrie. Ma patrie, c’est la Russie. Par conséquent, lorsque les gens me demandent de quel côté je suis, je ne comprends pas du tout cette question. » Il semblait vouloir fournir un « élément de langage » aux Juifs de Russie, s’ils ne voulaient pas être perçus comme des éléments hostiles.

Mais cet avertissement à peine voilé n’a pas produit les effets escomptés. Ainsi, l’orientaliste Evgueni Satanovski, l’un des invités permanents du talk-show phare de Vladimir Soloviov, a vertement critiqué, en direct, l’une des figures clés de l’establishment politique russe, la porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères, Maria Zakharova, en affirmant qu’elle « n’aimait pas particulièrement les Juifs » et en la traitant de « salope éméchée ». Choqué par le drame israélien et la position pro-Hamas du gouvernement russe, Satanovski a même insulté, dans cette émission, l’ancien président Dmitri Medvedev le qualifiant de « petite merde faiblarde ». De même, un habitué russe du plateau de l’émission de Soloviov, Yakov Kedmi, qui se présente comme un expert israélien en questions de sécurité, mais qui a toujours ardemment soutenu la politique poutinienne et conspué l’Occident, a lui aussi complètement changé de cap après le 7 octobre. Inutile de dire qu’ils ne font plus partie des invités de Soloviov, qui a d’ailleurs dû présenter ses plus plates excuses à Zakharova. 

La ligne de Soloviov a ensuite été en quelque sorte officialisée par Poutine lui-même. Le 21 octobre, il convoquait une rencontre entre les chefs religieux de la Fédération de Russie afin de discuter de la situation à Gaza. Il les a d’abord tous embrigadés dans l’approbation de sa guerre contre l’Ukraine, en les remerciant pour leur soutien aux forces armées russes, avant d’expliquer que la principale tâche de la Russie était d’ « arrêter l’effusion de sang et la violence », toujours sans condamner le Hamas, alors que « certaines forces tentent de provoquer une nouvelle escalade, d’attirer autant de pays et de peuples que possible dans le conflit, de les utiliser dans leurs intérêts égoïstes, de lancer une véritable vague de chaos et de haine mutuelle non seulement au Moyen-Orient, mais aussi bien au-delà ». En clair, il désignait l’Occident qui essaierait d’infliger à la Russie « une défaite stratégique » et qui a « besoin que le Moyen-Orient et tous les autres conflits religieux et nationaux dans le monde soient directement ou indirectement liés, d’une manière ou d’une autre, à la Russie ou, plus précisément, qu’ils frappent la Russie, notre société ! » Pour s’y opposer, a souligné Poutine, il faut comprendre que nous sommes « un seul peuple qui n’a qu’une seule Patrie. Et nous partageons la responsabilité commune pour sa sécurité et sa prospérité. »

Cependant, le grand rabbin de Russie, Berl Lazar, tout en rendant hommage à Poutine pour sa politique de soi-disant paisible cohabitation entre les religions en Russie, a subitement durci le ton et osé contredire la ligne officielle russe : « Comme toute religion, nous prions pour la paix, pour qu’il n’y ait plus de guerres. C’est pourquoi, alors que nous pleurons les centaines de victimes innocentes tuées par les terroristes le 7 octobre, alors que nous prions pour le sauvetage de plus de 200 otages […], nous savons qu’il ne peut y avoir de négociations avec les terroristes, et surtout pas de compromis. Toute organisation terroriste doit être isolée et détruite. »

On peut supposer que les émeutes anti-juives survenues dans le Caucase du Nord ont été « sponsorisées » en catimini par le régime, comme l’ont été dans le passé les manifestations en soutien aux terroristes qui frappaient l’Europe, en Tchétchénie et dans d’autres régions russes à majorité musulmane. Ce fut le cas notamment après l’attentat meurtrier contre Charlie Hebdo et après l’assassinat de Samuel Paty. Les émeutes antisémites au Daghestan et ailleurs dans le Caucase du Nord ont en tout cas retenti comme un nouvel avertissement à la communauté juive russe. Dans un pays sous haute surveillance policière, est-il possible que des manifestations « spontanées » et violentes se répandent ainsi comme une traînée de poudre : à Khassaviourt, à Tcherkessk, à Naltchik, et enfin à l’aéroport de Makhatchkala, où la confrontation avec les forces de l’ordre, très tardive, s’est soldée par des dizaines de blessés ? Notons qu’il ne s’agissait pas seulement d’appels à empêcher l’arrivée d’Israéliens, mais de l’intention affichée de « nettoyer » le Caucase du Nord de toute présence juive. Il est certes possible que ces actions violentes aient dépassé les attentes de ceux qui tiraient les ficelles, et le discours officiel russe s’est empressé de les attribuer à des « menées » ukrainiennes et aux maîtres occidentaux des « ukronazis ».

Même s’il est important pour le régime russe de « contenir » les réactions des Juifs de Russie, une communauté toujours influente qui compte des personnalités du monde de la culture, de la science et du business, le pogrom de Makhatchkala et autres actes antisémites constituent surtout un avertissement au gouvernement d’Israël, le message étant en substance : vous avez des otages non seulement aux mains du Hamas, mais également chez nous. Souvenons-nous des pogroms anti-arméniens à la fin des années 1980. Comme le dit un slogan russe toujours très populaire : « Nous pouvons toujours recommencer ! »

Entre temps, la position officielle russe a « décomplexé » davantage encore les antisémites de tout bord en Russie. Voici comment la chaîne YouTube Ia tak i znal (« Je le savais »), un exemple parmi d’autres de la fachosphère russe, parle de Satanovski, Kedmi et Soloviov, ne faisant aucune distinction entre eux : « La surreprésentation, dans le champ de l’information en Fédération de Russie, des personnes d’une seule tribu sémite, la capacité de ces personnes à imiter une nationalité ou une culture particulière, est tout simplement stupéfiante. Et puis, quand les grandes positions sont prises, elles commencent à ronger cette société de l’intérieur. C’est le cas de Soloviov, de son bras droit Satanovski et du traître Kedmi, qui, de juif éploré souffrant pour son peuple, s’est transformé en nazi. » Ce genre de langage est devenu fréquent.

Les purges et les pogroms ne menacent pas seulement les Juifs. Sur la chaîne de télévision publique Rossiïa-1, le général Andreï Gourouliov a proposé de « détruire » les Russes qui ne font pas confiance à Poutine. Selon lui, « le niveau de cohésion » de la société est reflété dans les 80 % de citoyens qui font confiance au chef de l’État, alors que les 20 % restants, « toute cette pourriture », devraient être sinon détruits, du moins isolés d’une manière ou d’une autre. 

Mais on peut se poser une question plus large encore. Le pogrom à l’aéroport de Makhatchkala pourrait être un avertissement adressé aux gouvernements occidentaux, aux États-Unis en premier lieu, avec ce message en filigrane : ne soutenez pas Israël car cela déclenchera une vague d’antisémitisme musulman à l’échelle planétaire. Pour l’instant, nous avons réussi à contenir la colère et à arrêter les activistes, mais la marmite bouillonne… 

Le pouvoir russe aime se voir en maître de jeux compliqués, et l’une de ces manipulations est probablement en train de se dérouler sous nos yeux effarés.

Née à Moscou, elle vit en France depuis 1984. Après 25 ans de travail à RFI, elle s’adonne désormais à l’écriture. Ses derniers ouvrages : Le Régiment immortel. La Guerre sacrée de Poutine, Premier Parallèle 2019 ; Traverser Tchernobyl, Premier Parallèle, 2016.

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