La guerre en Ukraine redessine la géopolitique du continent. La perspective d’une ratification par la Turquie de la candidature suédoise à l’OTAN attire l’attention sur la région balto-scandinave. Certains y voient le nouveau « centre de gravité » de l’Europe. La thèse doit être nuancée, mais elle pointe vers le vaste champ géographique de confrontation avec la Russie.
En physique, le « centre de gravité » est défini comme le point d’application de la résultante des forces de gravité ou de pesanteur. Si les rapports de force entre les diverses unités politiques sont bien sous-tendus par une physique de la puissance, convenons du fait que ce concept n’est pas aisément transposable à la géopolitique. Il s’agit plus d’une métaphore que d’une détermination scientifique de ce qui fait la puissance des nations, des alliances et des « grands espaces » (le Grossraum de Carl Schmitt). Peut-être faudrait-il utiliser le terme de « centre », au sens de Fernand Braudel. Dans l’œuvre du grand historien français, le « centre » d’une économie-monde ou d’un empire-monde est « là où les choses se passent », où elles se décident. Bref, le « centre » est un foyer de puissance et de richesse qui joue le rôle de force motrice.
Dans le cas de la région balto-scandinave, « balto-scandienne » selon l’expression du professeur lituanien Kazys Pakštas, nul doute que le regroupement de la totalité des États baltes et de l’Europe nordique, Islande comprise, à l’intérieur de l’OTAN change la situation géopolitique, pour autant que les actes suivent (budgets militaires, capacités de défense, planification stratégique, etc.). S’il serait hâtif de considérer la Baltique comme un « lac otanien » — le récent sabotage d’infrastructures critiques en témoigne —, il reste que les ouvertures de la Russie sur cette « mer de l’Ouest » (selon l’appellation estonienne) se limitent au fond du golfe de Finlande et à l’enclave dite « de Kaliningrad » (Königsberg, patrie de Kant).
S’ils le veulent et s’en donnent les moyens, les Alliés sont capables de prendre le contrôle de la Baltique, verrouillée par les détroits danois. Avec la Finlande et, bientôt peut-être, la Suède à l’intérieur de l’OTAN, les États baltes disposeront de la profondeur stratégique qui leur faisait défaut jusqu’alors. La possibilité d’un raid éclair russe sur le passage de Suwalki ne présentera plus un défi existentiel pour la défense des États baltes mettant en péril l’unité géopolitique et la cohésion stratégique des Alliés. Si tant est, encore une fois, que les décisions suivent, car l’appartenance nominale seule à l’OTAN n’aura pas d’effets magique sur Vladimir Poutine et les siens (les « siloviki »).
Pour autant, cela ne fait pas de la région balto-scandinave le « centre » de l’Europe, moins encore de l’ensemble euro-atlantique. Selon le Livre de la sagesse, attribué à Salomon, tout est « mesure, nombre et poids ». Que l’on considère la démographie (population totale et densités humaines), le PIB global, les dépenses militaires ou les capacités de défense qui sont alignées, le compte n’y est pas. D’autant plus que les nations de l’espace balto-scandinave sont situées à la périphérie nord-est de l’ensemble euro-atlantique.
Assurément, ces pays sont des pivots géopolitiques dont la situation névralgique est importante ; des vigies particulièrement attentives aux mouvements tactiques et stratégiques de la menaçante Russie. Par ailleurs, nombre des nations de la région balto-scandinave ont à l’OTAN la réputation d’être « able and willing », c’est-à-dire volontaires (la volonté d’atteindre ses fins implique que l’on se dote des moyens requis). Dans les Balkans, sur le théâtre afghan, et même en Afrique (voir la Task Force Takuba, au Mali, en liaison avec l’opération Barkhane), cette volonté a pu être visible.
Ajoutons que la guerre en Ukraine et le cours des événements observé depuis valident les sentiments, les analyses et les anticipations de nombreux dirigeants et observateurs de la région : leur approche s’est révélée plus juste et avisée que celle, supposée plus sage, de nombreuses chancelleries occidentales. Mais tout cela ne fait pas un centre de gravité.
La vision des choses change si l’on élargit la focale, pour prendre en compte la Pologne, autre pays riverain de la mer Baltique, ainsi que l’Ukraine, transformée de fait en État tampon et avant-poste de l’Occident face à la Russie et à ses troupes. La focale s’élargit plus encore avec l’Allemagne. Si cette dernière parvenait à prendre le virage du « Zeitenwende », la région ainsi délimitée atteindrait la masse et le seuil d’intensité critiques requis pour peser de manière décisive dans les équilibres euro-atlantiques. Dans ce cas de figure, c’est une grande Mitteleuropa — soit la région entre Baltique, Adriatique et mer Noire —, qui prendrait forme, non pas la « Balto-Scandie » de Kazys Pakštas.
En revanche, regarder les évolutions en cours depuis le pôle Nord, avec à l’esprit les enjeux stratégiques, énergétiques et économiques de l’Arctique, modifierait la vision géopolitique que l’on a des États baltes et scandinaves, leur rôle prenant plus d’importance encore. Ces diverses considérations géopolitiques présentent l’avantage de replacer la guerre en Ukraine dans un cadre élargi, celui d’une confrontation globale avec la Russie, du Grand Nord au bassin pontico-méditerranéen (la connexion mer Noire/Méditerranée).
En conséquence, la situation requiert une grande stratégie occidentale, inscrite dans la durée, d’autant plus que l’agresseur russo-asiatique est allié avec le régime islamique iranien, dont il soutient les ambitions au Moyen-Orient, et la Chine néo-maoïste, posée par Xi Jinping en successeur des États-Unis et de l’Occident en tant que puissance.
Ainsi l’épreuve de force se joue-t-elle également au Moyen-Orient, en Asie de l’Est et sur le théâtre Indo-Pacifique. C’est une grande lutte pour l’hégémonie universelle que l’axe du chaos, animé par Moscou, Pékin et Téhéran, mène contre l’« Occident collectif ». Vladimir Poutine, Xi Jinping et Ali Khamenei ne cessent de décliner ce leitmotiv. Il faut faire attention à ce qu’ils disent.
Professeur agrégé d’histoire-géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Auteur de plusieurs ouvrages, il travaille au sein de l’Institut Thomas More sur les enjeux géopolitiques et de défense en Europe. Ses domaines de recherche couvrent la zone Baltique-mer Noire, l’Eurasie post-soviétique et la Méditerranée.