Vitaly Portnikov : « Le droit international auquel nous tenons n’existe plus »

Dans un entretien accordé sur sa chaîne YouTube à Igor Iakovenko, journaliste russe d’opposition vivant à Prague, le journaliste ukrainien Vitaly Portnikov explique que l’agression russe a mis fin au droit international. Il affirme que la guerre russo-ukrainienne sera longue et que la perte d’une partie du territoire national ukrainien est probablement inévitable. Desk Russie propose une transcription partielle et une traduction de cette conversation.

Igor Iakovenko : Ces derniers temps, Poutine souffre d’une « diarrhée pacifiste ». Par exemple, lors du sommet du G20, il a de nouveau déclaré : « Nous sommes pour la paix, c’est l’Ukraine qui ne veut pas la paix. » À qui cela s’adresse-t-il ? Qui est le destinataire de ces messages ? 

Vitaly Portnikov : Poutine continue de prétendre qu’il n’est ni agresseur, ni envahisseur, mais qu’il devait réagir aux « crimes des nazis ukrainiens qui persécutent les civils du Donbass ». Il donne ainsi à ceux qui coopèrent avec lui, principalement les pays du Sud, une image positive de lui. De plus en plus, il démontre sa capacité à défendre ses intérêts, comme nous l’avons vu lors de la réunion virtuelle du G20. C’est là qu’il a évoqué des pourparlers de paix avec l’Ukraine — et cela a complété son image du seul dirigeant mondial qui pense au peuple de Gaza. L’homme dont les avions ont bombardé les enfants d’Alep et de Marioupol parle avec un sang-froid absolu des autres responsables politiques qui ignorent le malheur des enfants de Gaza. 

Quatre pays ont refusé d’assister au sommet de l’OSCE (30.11 – 01.12) en raison de la participation du criminel de guerre Lavrov. Les États baltes et, bien sûr, l’Ukraine ont refusé de s’y rendre. Lavrov avait été physiquement empêché de participer au sommet de l’année dernière. Cette fois, la Macédoine du Nord a laissé passer l’avion, car le ministre autrichien des Affaires étrangères a insisté sur l’invitation de Lavrov, déclarant qu’il était impossible de discuter de politique étrangère « uniquement avec la Suisse et le Liechtenstein ». Jusqu’à quel point l’isolement de la Russie est-il possible en principe et quelle est l’efficacité des tactiques de boycott ?

L’Ukraine et les États baltes étaient représentés au sommet de l’OSCE, mais à un niveau subalterne. L’Occident essaie de s’en tenir aux principes du droit international et de la coopération, qui en fait n’existent plus. Nous nous accrochons à un passé révolu et l’OSCE est l’un des vestiges importants de ce passé.

Les accords d’Helsinki de 1975 sur l’inviolabilité des frontières en Europe ont été réduits à néant par les actions de la Russie en 2014. De facto, ces accords ne fonctionnent pas et ne fonctionneront plus. En affirmant cela, je diffère des personnalités politiques occidentales et de nombre de mes compatriotes. Ils disent que nous devons revenir aux frontières internationalement reconnues de 1991, mais ce n’est plus possible : il nous faudrait fixer les frontières qui existaient auparavant par l’action militaire, la pression politique ou par un accord futur avec la Russie, dans un avenir lointain. 

L’OSCE est composée de 57 pays et les décisions de cette organisation sont prises par consensus. Or, il est fort possible que si la Russie bloque les décisions relatives au fonctionnement de cette organisation — et cela inclut la décision sur la future présidence de l’OSCE, les changements de personnel, l’appareil, le budget, etc. —, l’OSCE cessera tout simplement de fonctionner. La Russie a posé une condition très simple : si son ministre des Affaires étrangères se voit refuser la participation à une session de l’OSCE, comme ce fut le cas l’année dernière, la Russie bloquera toutes les décisions de l’organisation. Il s’agit là d’un chantage ordinaire. Mais comme on souhaite que l’OSCE fonctionne, ce chantage a été accepté. 

D’ailleurs, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (l’APCE) et le Conseil de l’Europe jusqu’en 2022 se trouvaient exactement dans la même situation. La Russie a été très claire : si vous ne levez pas les sanctions contre notre délégation, nous ne participerons pas aux travaux de l’APCE et nous ne verserons pas de contributions au budget. Et finalement, le Conseil de l’Europe, après des réunions répétées avec les présidents de la Douma d’État — d’abord Sergueï Narychkine, puis Viatcheslav Volodine — a accepté ce chantage en statuant que l’APCE ne pouvait pas imposer des sanctions à un pays membre. En d’autres termes, les sanctions ont été levées, alors que la raison d’être des sanctions n’a pas été éliminée. Néanmoins, lorsque la grande attaque de la Russie contre l’Ukraine a commencé en février 2022, le Conseil de l’Europe a tout simplement expulsé la Russie de ses rangs et de tous ses organes. 

L’OSCE ne veut pas le faire. En fait, il aurait fallu expulser la Russie de cette organisation, car sa participation n’a plus aucun sens. L’OSCE existe pour assurer la sécurité et la coopération en Europe et pour défendre le principe de l’inviolabilité des frontières des États membres. La Russie n’est pas d’accord avec ce principe. Après l’annexion de la Crimée et des régions ukrainiennes de Donetsk, Louhansk, Kherson et Zaporijjia — elle ne s’est pas contentée de les occuper, elle les a inscrites dans sa propre constitution —, on ne sait absolument pas ce que la Russie fait au sein de l’OSCE. 

Si l’on souhaite construire l’OSCE avec la Russie, il est clair qu’il est nécessaire de trouver les conditions d’une compréhension mutuelle avec la partie russe et de garantir la participation de la délégation russe au travail de l’OSCE. En ce sens, le ministre des Affaires étrangères de Macédoine du Nord est beaucoup plus logique que le ministre des Affaires étrangères de Pologne. En effet, si vous n’autorisez pas Lavrov à participer à l’OSCE, et que cette organisation ne peut fonctionner sans la Russie, c’est absurde.

Il n’y a que deux solutions. La première, c’est la reprise de la pleine participation de la Russie à toutes les institutions internationales, la nécessité de fermer les yeux sur la guerre que mène la Russie contre l’Ukraine, en disant que la guerre est une histoire à part, et que nous avons besoin de coopérer avec la Russie, car nous avons des intérêts communs dans d’autres domaines. La deuxième, c’est la poursuite de l’isolement de la Russie. Il faudra choisir.

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Le ministre macédonien des Affaires étrangères Bujar Osmani (à droite) accueille son homologue russe, Sergueï Lavrov, au sommet de l’OSCE à Skopje le 30 novembre // MAE de Russie

Après chaque grande guerre en Europe — la guerre de Trente Ans, les guerres napoléoniennes, les deux guerres mondiales — un nouveau système de sécurité internationale a été mis en place. Comment voyez-vous les contours du monde d’après-guerre ?

Je ne pense pas que nous vivrons bientôt dans une situation « d’après-guerre », car je ne vois aucune raison de croire que la guerre russo-ukrainienne s’arrêtera dans un avenir proche. Comme avant la Première et la Seconde Guerre mondiale, il n’existe aucun moyen politique de rapprocher les deux camps opposés — le monde démocratique et le monde des dictatures. Mais comme le nucléaire est une arme de dissuasion, personne ne veut d’une guerre majeure. Les conflits vont se dérouler dans des endroits différents, qui seront autant de terrains d’essai pour tester les capacités et les ressources de l’ennemi. 

Actuellement, l’Ukraine est un tel terrain d’essai. l’Occident aide l’Ukraine dans sa confrontation avec l’agresseur russe sans s’impliquer directement dans le conflit, tandis que la Russie, sur le territoire de l’Ukraine, et pas sur son propre sol, tente d’épuiser l’Occident et de démontrer ses propres capacités en affaiblissant l’Ukraine. En même temps, elle veut démontrer ses capacités aux autres anciennes républiques soviétiques : si vous résistez à notre diktat, à notre expansion, vous serez comme les Ukrainiens, au lieu d’une vie normale, vous aurez des décennies de guerre. C’est pourquoi il vaut mieux ne pas organiser de révolutions, sinon votre destin sera la guerre, les bombardements, les ruines, la mort de milliers de personnes, l’absence de perspectives…

Il en va de même pour le conflit au Moyen-Orient, où l’ombre de la Russie est également visible et où l’implication de l’Iran est évidente. Il s’agit également d’un conflit local où l’efficacité de l’État juif et celle des États-Unis ont été remises en question, et où on a montré qu’il était possible d’utiliser la tactique de la guerre par proxy pour perturber la vie d’un pays considéré comme un modèle de sécurité. Il y aura d’autres conflits de ce type, partout où ils pourront être organisés. La partie adverse ne restera pas inactive non plus. Elle s’efforcera de promouvoir la démocratisation des pays qui la menacent — l’Iran, peut-être la Russie. Cette confrontation entre deux camps perdurera pendant les décennies à venir : guerres sur des terrains d’essai, efforts pour aider à la démocratisation de dictatures, arrangements ponctuels comme celui de Biden avec Xi Jinping pour « gérer les conflits sans les faire déborder ». 

Aucun autre système de sécurité international n’émergera jusqu’à ce que la démocratie ne démontre sa plus grande efficacité et que les régimes dictatoriaux ne soient plus capables d’exister sans prendre en compte les intérêts de l’ennemi. Ou l’inverse, qui n’est pas non plus exclu, car il y a eu de tels reculs temporaires dans l’histoire. Néanmoins, je pense que les démocraties gagneront en raison de leur plus grande efficacité économique. Les dictatures reproduisent le plus souvent les pratiques occidentales sans rien inventer elles-mêmes, et cela finira par causer leur perte. 

Combien de temps cela prendra-t-il, étant donné que l’Occident est très investi dans les économies des dictatures et qu’il est très dépendant de la Chine et, dans une moindre mesure, de la Russie, tandis que le Sud global est dépendant de l’énergie russe ? Une bonne trentaine d’années, je dirais. C’est pourquoi je dis toujours aux Ukrainiens : n’y comptez pas, vous ne vivrez pas dans un monde stable, votre objectif est de quitter la scène du cirque romain où vous jouez les gladiateurs et de rejoindre les spectateurs dans l’amphithéâtre. C’est-à-dire sortir du terrain d’essai pour devenir un pays européen ordinaire où il n’y a pas d’hostilités. C’est la meilleure chose qui puisse arriver à l’Ukraine.

Mais compte tenu de la situation géographique de l’Ukraine, ce scénario ne se profile pas à l’horizon. Poutine ne cessera pas de se battre tant qu’il sera en vie et tant qu’il sera au Kremlin. À moins que d’autres événements ne se produisent, notamment l’effondrement définitif de l’empire russe

En effet, je ne pense pas que l’effondrement final de l’empire russe se produise dans un avenir proche. Mais nous parlons aujourd’hui de l’Ukraine. Elle pourrait rejoindre le banc des spectateurs, si l’on évalue de manière réaliste son avenir au cours des prochaines décennies. La Pologne et la Finlande étaient tout aussi intéressantes pour l’empire il n’y a pas si longtemps mais, aujourd’hui, il ne les perçoit plus comme faisant partie de son territoire. La grande question est de savoir quelle sera cette Ukraine qui rejoindra l’amphithéâtre, dans quelles frontières, avec quelle population ? On ne sait pas ce que l’Ukraine devra sacrifier pour son existence en tant que nation et en tant qu’État. Elle est face à un prédateur qui essaie d’arracher des morceaux de sa chair. Nous n’en sommes qu’à la première phase d’une lutte acharnée. Mais je suis certain qu’il existe une chance de parvenir à un calcul politique correct en coordonnant nos actions avec nos alliés. Saisirons-nous cette chance ?

J’essaie depuis longtemps d’expliquer que si la victoire de l’Ukraine n’est pas l’objectif de l’Occident — et cet objectif nécessite toute une série de décisions non conventionnelles — alors la guerre s’étendra, créera de nouvelles crises et de nouveaux foyers de tension et, à la fin, engloutira le monde affaibli par les « morsures » du prédateur. C’est ce que nous constatons déjà au Moyen-Orient. 

Mais il y a une autre conséquence très importante : un changement du paysage politique européen. La victoire du Parti de la liberté aux Pays-Bas est un signal très sérieux. Comme avant la Seconde Guerre mondiale, les forces politiques d’extrême droite sont en train de prendre du poids, et ce poids augmentera avec chaque nouveau conflit. Nous avons déjà vu la popularité croissante de l’Alternative pour l’Allemagne (l’AfD) et du parti de Sahra Wagenknecht. Les actes terroristes en France augmentent les chances de Marine Le Pen, surtout si elle n’a pas d’homme politique aussi fort que Macron en face d’elle. 

Transcrit et traduit du russe par Desk Russie

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Igor Iakovenko est un journaliste russe, sociologue, ancien secrétaire de l'Union des journalistes de Russie et ancien député de la Douma.

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