De l’empire Wagner

Lecture de Lou Osborn et Dimitri Zufferey, Wagner. Enquête au cœur du système Prigojine, éditions du Faubourg, septembre 2023, 346 pp.

« Il serait naïf de penser que ce qui a été considéré comme l’organisation la plus innovante pour les opérations d’influence russe disparaîtrait avec [Evgueni Prigojine]. » S’il est une raison de lire ce livre, dont la sortie était prévue quelques jours seulement après la mort du patron de la Société Militaire Privée (SMP) Wagner (le pire moment pour une parution en l’occurrence), c’est bien celle d’exposer tout le savoir-faire et les technologies mises en œuvre par ce faux-nez du pouvoir russe afin de défendre ses positions sur la scène internationale. 

Et mieux encore : afin d’imposer au monde le passage à une gouvernance non-démocratique, avec le soutien de la Chine et d’un Sud que le Kremlin se plaît à qualifier de « global ». Malgré la fin pour le moins brutale du groupe Wagner, dont les derniers vestiges pourraient totalement disparaître d’ici quelques mois, ses succès et son expérience risquent fort de s’inscrire durablement dans les pratiques du pouvoir russe.

Les auteurs, Lou Osborn, enquêtrice free lance qui collabore avec l’ONG britannique Centre for Information Resilience, et Dimitri Zufferey, journaliste d’investigation à la Radio Télévision Suisse, sont membres d’All Eyes on Wagner, un collectif de journalistes, chercheurs, spécialistes en cybersécurité ou juristes qui utilisent de nouvelles techniques de recherche en sources ouvertes (OSINT, Open Source Intelligence) pour mettre au jour les faits et geste du groupe paramilitaire, mais aussi ceux des autres entités créées par Evgueni Prigojine, manifestement assassiné le 23 août dernier avec cinq de ses plus proches collaborateurs dans l’explosion de son avion, exactement deux mois après leur mutinerie avortée. Les autres entités de Wagner sont par exemple les usines à trolls de Saint-Pétersbourg ou le groupe de médias Patriot.

Tout au long de ses 346 pages, cet ouvrage s’emploie à exposer ces pratiques avec tout le sérieux et la puissance de l’enquête OSINT, tout en donnant tous les éléments de contexte du « renouveau de la projection de la puissance russe » et des raisons pour lesquelles M. Poutine doit pour ce faire recourir à une « armée de l’ombre ». L’essentiel du contenu est en fait une reprise, souvent en plus détaillée, des multiples enquêtes que le collectif All Eyes on Wagner a conduites depuis mars 2022, seul ou en collaboration avec d’autres équipes d’enquêteurs OSINT et de journalistes.

Il reprend aussi la plupart des meilleures autres enquêtes et données parfois brutes publiées sur Prigojine et ses troupes, comme celles de Bellingcat, du Centre Dossier ou de l’ONG DDoSecrets par exemple, sur divers théâtres d’opération (Ukraine, Afrique, Moyen-Orient, États-Unis, Europe…). Des enquêtes à l’affût des traces laissées dans l’espace numérique, qui bricolent « Telegram pour voir en temps réel des Russes consulter les résultats de foot près de [leurs] bases militaires » (p. 29), qui géolocalisent et croisent des adresses de sociétés, compilent des numéros de téléphone et autres adresses IP.

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Lire cette « enquête au cœur du système Prigojine » est une façon pour ceux qui ont suivi les péripéties de l’ancien « cuisinier du Poutine », du moins depuis 2014, et son rôle croissant dans les opérations d’influence de la Russie actuelle, non seulement d’avoir bien en tête tous les éléments pour « comprendre la galaxie wagnérienne », c’est-à-dire tout un pan des modes d’action et de fonctionnement d’un régime en pleine offensive sur la scène internationale, qui en secoue l’ordre, mais aussi quantité de pistes pour qui voudrait poursuivre les recherches. 

La première des trois parties du livre est consacrée à replacer Wagner et Prigojine dans le paysage sécuritaire et géopolitique russe. L’exposé est clair et efficace, rappelant que la SMP Wagner est d’abord une créature du GRU (les services de renseignement militaire russes) tout en tâchant de cerner la part d’initiative des deux figures clés du groupe, Evgueni Prigojine et Dmitri Outkine.

La deuxième partie est des plus stimulantes, notamment parce qu’elle a pénétré au cœur du travail d’All Eyes on Wagner. Elle est consacrée au déploiement en Afrique de Wagner mais aussi des divers outils d’influence forgés par Prigojine et ses hommes. C’est aussi, concernant ce qui reste des entreprises du défunt Prigojine, ce qui est peut-être encore le plus actuel et pourrait avoir une certaine postérité. Le tableau est fascinant et impressionnant, s’étendant de la Syrie et la Libye à la République Centrafricaine (RCA), du Mali au Soudan, du Burkina Faso au Tchad. Tout y passe : les opérations de Wagner, du groupe de médias Patriot, des usines à trolls animant des centaines de pages Facebook et d’autres réseaux sociaux, les productions cinématographiques inspirée d’Hollywood, les sociétés exploitant les mines de diamants ou les gisements pétroliers contre la sécurité fournie aux équipes dirigeantes locales.

Le livre rassemble des bouts d’enquête passionnants sur le mode de fonctionnement et de financement des structures créées par Prigojine, que nous avions pu lire ici et là, et une galerie de portraits saisissante. Comme celui du franco-béninois Kemi Seba, nouveau chantre de l’anti-colonialisme en Afrique, qui s’avère être à la solde de Prigojine depuis 2018 au moins, ainsi que l’ont révélé des fuites de données obtenues par All Eyes on Wagner, ce qui constitue l’un des principaux faits d’armes du collectif. Les équipes de Prigojine « vont même jusqu’à créer une stratégie Kemi Seba. Consignée dans les dossiers du bureau Afrique à Saint-Pétersbourg, cette stratégie a pour objectif de transformer l’activiste en leader politique du mouvement pan-africain afin de pousser les intérêts russes au travers de ses interventions. La compagnie aide donc à organiser des conférences comme “Les procès de la Françafrique”. » (p. 153)

Cette deuxième partie tente de montrer tant les « succès », fondés sur une hyper-brutalité de leur travail d’influence, que les « échecs » de la galaxie Prigojine en Afrique. Et notamment les exactions et massacres commis au nom de la lutte contre le terrorisme mais au mépris de la compréhension de la sociologie locale, que ce soit au Mali, à Moura et Gouni Habé notamment, en Syrie ou en RCA. 

En filigrane est posée la question de l’avenir de Wagner en Afrique, la reprise de ses activités directement par des hommes du GRU et du ministère de la Défense russe risquant de glisser de gros grains de sables bureaucratiques dans les entreprises de Prigojine, qui (hélas pour la France et l’Occident) se distinguait auparavant par une remarquable efficacité.

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Prigojine et ses hommes // Sa chaîne Telegram, capture d’écran

La troisième et dernière partie, bien qu’écrite juste avant la fin sanglante de l’histoire, s’attache à décrire et analyser le moment où les relations se sont dégradées entre Wagner/Prigojine et le régime de Vladimir Poutine. Cette partie est intitulée « Frankenstein ou le Prométhée russe ».

L’invasion à grande échelle de l’Ukraine, lancée par Vladimir Poutine le 24 février 2022, est décrite comme à la fois ce qui propulse Wagner complètement sur le devant de la scène, et ce qui a conduit la SMP à sa chute. Du recrutement de plus 40 000 prisonniers dans les centres pénitentiaires russes pour en faire de la chair à canon, à la si coûteuse victoire de Bakhmout, le 23 mai 2023, le livre raconte le conflit qui monte avec la tête du ministère de la Défense russe, et notamment avec le ministre lui-même, Sergueï Choïgou. Une histoire trop à chaud que le livre rechigne quelque peu à analyser finalement, dépeignant le conflit Prigojine/Choïgou plus comme « un bras de fer entre l’armée et les mercenaires » (p. 295) que, nous semble-t-il, comme un conflit interne à l’élite russe (et d’abord interne au ministère de la Défense, avec des figures comme le général Sergueï Sourovikine). Hypothèse qui n’est d’ailleurs pas rejetée par les auteurs, mais qui méritera sans doute de nouvelles enquêtes OSINT pour être explorée comme il se doit.

Régis Genté est correspondant dans l'ancien espace soviétique pour Radio France Internationale (RFI), France 24 et Le Figaro. Il est installé depuis plus de vingt ans en Géorgie. En 2014, il publie son livre Poutine et le Caucase. Il est co-auteur de Futbol. Le ballon rond de Staline à Poutine (avec Nicolas Jallot, 2018) et de Volodymyr Zelensky - Dans la tête d'un héros (avec Stéphane Siohan, 2022).

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