L’inspiration malveillante de la Russie et les moyens de la contrer 

Dernière mise à jour le 13 janvier 2024

L’influence malveillante de la Russie est un phénomène bien étudié. Mais sait-on que, comme l’explique l’auteur, différents groupuscules subversifs d’extrême droite en Allemagne trouvent une source d’inspiration dans le régime russe ? Il s’agit de l’Union patriotique et de la mouvance extrémiste plus vaste Reichsbürger (Citoyens du Reich).

Alors que l’Allemagne s’apprêtait à fêter Noël, le procureur général fédéral allemand a inculpé 27 personnes pour appartenance ou soutien à une organisation terroriste et préparation d’une entreprise de haute trahison. Neuf d’entre elles ont également été inculpées de tentative de meurtre. L’ « organisation terroriste » en question est l’Union patriotique d’extrême droite fondée en novembre 2021 et dirigée par l’homme d’affaires allemand devenu activiste politique Heinrich XIII Prinz Reuß.

L’Union patriotique faisait partie du mouvement Reichsbürger (Citoyens du Reich) — un réseau informel d’environ 20 000 personnes, qui nient la légitimité de la République fédérale d’Allemagne. Selon elles, la dernière incarnation véritablement souveraine de l’Allemagne était le Reich allemand. Après la défaite du Reich allemand en 1945, les Alliés auraient remplacé l’État allemand par une « construction commerciale ». L’objectif des « citoyens du Reich » est de restaurer le Reich allemand, ce qui implique l’abolition de l’État allemand actuel. L’Union patriotique va encore plus loin : elle croit qu’un groupe de nations étrangères appelé « Alliance » va envahir l’Allemagne, et elle veut aider l’ « Alliance » à prendre le contrôle du territoire allemand en renversant le gouvernement. L’Union patriotique pourra alors renégocier avec l’« Alliance » le rétablissement de la souveraineté du Reich allemand. Pour atteindre ses objectifs, l’Union patriotique a accumulé des centaines d’armes à feu, des milliers de munitions et du matériel de combat. 

L’accusation allemande a établi que l’ « Alliance » imaginaire était une « société secrète regroupant des gouvernements, des services de renseignement et des militaires de différents États », dont la Russie et les États-Unis, mais que la Russie était le seul point de référence central de l’Union patriotique. Plusieurs membres de l’organisation ont tenté d’établir des contacts avec des « représentants » russes de l’ « Alliance ». Les membres de l’Union patriotique ont contacté les diplomates russes dans les consulats russes de Leipzig, Francfort et Baden-Baden. Le prince Reuß a visité celui de Leipzig en compagnie de sa partenaire de vie ou assistante présumée, Vitalia Bondarenko, qui possède la nationalité russe.

Des membres de l’Union patriotique ont même approché le « citoyen du Reich » Ralph Thomas Niemeyer, chef autoproclamé du « gouvernement en exil » allemand et chouchou de la chaîne de télévision RT contrôlée par l’État russe, et lui ont demandé de remettre au président russe Vladimir Poutine une lettre que M. Reuß avait écrite en mai 2021. (Quelques jours plus tard, Niemeyer a signalé la lettre à l’agence allemande de renseignement intérieur.) Le procureur allemand n’a trouvé aucune preuve que des diplomates russes ou d’autres acteurs russes aient été à l’origine des actions de l’Union patriotique ou aient exprimé leur soutien au changement de régime envisagé.

Les récits et les actions de l’Union patriotique représentent un phénomène rarement abordé dans les médias occidentaux. Au cours des dix dernières années, l’influence néfaste de la Russie sur l’Occident a fait l’objet de nombreuses discussions. Aujourd’hui, nous en savons beaucoup sur les tactiques, les instruments et les outils utilisés par les agents d’influence pro-Kremlin pour déstabiliser les sociétés occidentales, creuser des fossés entre les nations européennes et saper les institutions démocratiques.

Mais le cas de l’Union patriotique est différent : il ne nous renseigne pas tant sur l’influence malveillante de la Russie que sur l’inspiration malveillante de la Russie. L’inspiration est un processus à double sens : elle fonctionne lorsque les humains prennent conscience de nouvelles possibilités dans ce qu’ils font ou prévoient de faire, mais qu’en même temps ils sont stimulés par des facteurs et des événements extérieurs pour explorer ces possibilités.

L’Union patriotique avait l’intention de démanteler l’État allemand et, dans sa quête de nouveaux moyens de réaliser ses aspirations, elle a été stimulée par la guerre politique menée par la Russie contre l’Occident et l’agression militaire contre l’Ukraine. Si la Russie soutient les organisations d’extrême droite en Occident, pourquoi ne soutiendrait-elle pas l’Union patriotique ? Si la Russie a fourni une assistance militaire aux séparatistes ukrainiens pro-russes en 2014, pourquoi ne fournirait-elle pas la même chose aux séparatistes allemands pro-russes, les « citoyens du Reich » ? Si la Russie a lancé une véritable invasion de l’Ukraine en 2022, pourquoi n’envahirait-elle pas l’Allemagne ? 

shekhovtsov1
Conspirationnistes allemands Rüdiger Hoffmann et Helmut Buschujew, proches des néonazis et des Reichsbürger, manifestant devant le Reichstag à Berlin en octobre 2014 avec les drapeaux russes de Saint-Georges et de la « République populaire de Donetsk » // Wikimedia Commons

Mais les actions de la Russie ne constituent qu’une partie de l’environnement extérieur qui a inspiré le développement de la mythologie politique de l’Union patriotique. L’autre partie est la façon dont les médias grand public rendent compte de la guerre politique russe contre l’Occident. Paradoxalement, alors que les médias grand public ont tendance à tourner en dérision les exploits militaires de la Russie en Ukraine, ils tendent simultanément à exagérer l’influence néfaste de la Russie en Occident.

Cela a beaucoup à voir avec la différence entre la guerre régulière et la guerre politique. Dans le premier cas, on peut mesurer l’efficacité des campagnes des forces armées en évaluant si leurs objectifs cinétiques sont atteints. Il est impossible de mesurer l’efficacité de la guerre politique selon le même principe. Cependant, les médias grand public présentent trop souvent de manière erronée la simple existence d’outils et d’instruments de l’influence malveillante de la Russie comme étant son efficacité réelle.

Une telle approche peut contribuer à sensibiliser aux tactiques et aux objectifs de la guerre politique russe mais, parce qu’elle est fondamentalement erronée, elle amplifie indûment l’influence et la puissance subversive de la Russie et contribue ainsi au pouvoir d’inspiration du régime russe — un pouvoir qui stimule le développement de récits et d’idées pro-Kremlin dans les milieux occidentaux contestataires, même sans l’implication directe d’acteurs russes. 

Pour contrer l’inspiration malveillante de la Russie, il est essentiel de fournir des reportages équilibrés dans les médias, qui ne mettront pas seulement l’accent sur les menaces que représentent les opérations d’influence russes, mais qui souligneront également les nombreux échecs évidents de la guerre politique menée par la Russie. Cela diminuera le potentiel inné du régime de Poutine à inspirer des acteurs non libéraux en Occident à agir contre l’ordre démocratique libéral.

Traduit de l’anglais par Desk Russie

Lire l’original ici

Anton Shekhovtsov est directeur du Centre pour l'intégrité démocratique (Autriche), Senior Fellow à la Free Russia Foundation (États-Unis), expert à la Plateforme européenne pour les élections démocratiques (Allemagne) et chercheur associé à l'Institut suédois des affaires internationales (Suède). Son principal domaine d'expertise est l'extrême droite européenne, l'influence malveillante de la Russie en Europe et les tendances illibérales en Europe centrale et orientale. Il est l'auteur de l'ouvrage en langue russe New Radical Right-Wing Parties in European Democracies (Ibidem-Verlag, 2011) et du livre Russia and the Western Far Right : Tango Noir (Routledge, 2017).

Abonnez-vous pour recevoir notre prochaine édition

Toutes les deux semaines

Voir également

La tactique de la « chair à canon » dans la guerre de l’information russe

À bien des égards, la guerre de l'information menée par la Russie contre les sociétés occidentales a malheureusement été un succès.

Effacer, rembobiner, répéter : la Russie a l’habitude de fabriquer de faux souvenirs

L’invasion de la Géorgie démocratique par l’Armée rouge, en 1921, a permis le contrôle des bolcheviks sur la mémoire nationale. Les mensonges et les falsifications de l’époque ont toujours cours aujourd’hui.

Les plus lus

Le deuxième front : comment la Russie veut saper le soutien occidental à l’Ukraine

La Russie mène un travail de sape auprès des Ukrainiens eux-mêmes, mais aussi en infiltrant les cercles de décision occidentaux, à Washington et dans les capitales européennes. Empêcher le soutien occidental à une victoire finale de l’Ukraine et décourager les Ukrainiens de se battre jusqu’à la victoire, tels sont les objectifs russes qu’analyse et dénonce notre autrice.

Réflexions sur l’attentat de Krasnogorsk

L’ampleur et l’atrocité de l’attentat de Krasnogorsk ont secoué le monde, en faisant ressurgir des images sanglantes d’autres...