Le 21 février 2024, 80 ans après son exécution par les nazis, Missak Manouchian, figure de résistance d’origine arménienne, va faire son entrée au Panthéon. Une occasion pour l’historien du communisme, Stéphane Courtois, de rappeler l’histoire des FTP-MOI. Il met l’accent sur le fait longtemps occulté par la propagande soviétique et celle du PCF, à savoir que des Juifs ont joué un rôle de premier plan dans cette organisation. Ils savaient que la Shoah était en cours, aussi menaient-ils un combat existentiel.
L’histoire des combattants juifs au sein des Francs-tireurs et partisans de la Main-d’œuvre immigrée parisiens — les FTP-MOI — s’inscrit dans l’histoire du Parti communiste français durant la Deuxième Guerre mondiale1. Dans un premier temps, le PCF, obéissant aux directives venues de Moscou dans le cadre de l’alliance entre Hitler et Staline amorcée le 23 août 19392, se mobilisa contre la Défense nationale, ce qui entraîna son interdiction par le gouvernement Daladier. Ordre fut donné aux Renseignements généraux de la Préfecture de police de réprimer les militants actifs. De juin à août 1940, la direction communiste engagea une négociation avec les Allemands, à Paris, pour obtenir la reparution légale de L’Humanité3. À partir de septembre, ceux-ci autorisèrent la police à reprendre sa répression, tandis que la presse communiste clandestine attaquait le régime de Vichy, tout en ménageant l’occupant.
À partir du 22 juin 1941, date de l’attaque allemande contre l’URSS, la situation se modifia radicalement. Le PCF reçut l’ordre d’engager immédiatement une lutte armée contre l’occupant. Ne disposant d’aucune force armée, il limita d’abord ses actions à des attentats individuels contre quelques militaires à Paris et en province, ce qui provoqua en réaction des fusillades d’otages massives. Raison pour laquelle, dès octobre 1941, le général de Gaulle condamna publiquement ce type d’action, dans l’attente d’une situation plus favorable à la Résistance. De fait, face aux quelques dizaines de combattants, l’Allemagne disposait de 100 000 à 200 000 hommes, d’abord en zone occupée puis dans toute la France.
En mars 1942, le PCF réunit ses groupes de combat — l’un issu des Jeunesses communistes et l’autre formé d’ex-combattants des Brigades internationales — au sein des Francs-tireurs et partisans : franc-tireur en souvenir de ceux de 1870, et partisan pour évoquer les actions de l’Armée rouge derrière les lignes allemandes. Les FTP furent divisés en FTP français et FTP étrangers, ces derniers étant regroupés au sein des FTP-MOI, la Main-d’œuvre immigrée qui réunissait déjà avant la guerre les militants communistes étrangers, organisés au sein de « groupes de langue » en fonction de leurs pays d’origine4.
Les FTP-MOI furent placés sous une double direction nationale : politique, avec à sa tête Louis Gronowski, juif d’origine polonaise, sous les ordres directs de Jacques Duclos, le chef du PCF clandestin ; et militaire, dirigée par Charles Tillon, avec sous ses ordres le responsable de la région parisienne, Joseph Epstein, juif d’origine polonaise, aidé de ses adjoints, Boris Bruhman, dit Holban, juif bessarabien et commissaire militaire, Joseph Davidovitch, juif polonais et commissaire politique, et Mihaly Grünsperger, dit Patriciu, juif de Transylvanie, commissaire technique (armement)5.
Avec l’intensification par l’occupant en zone nord de la persécution des Juifs, la section juive — formée surtout de Polonais pratiquant le yiddish – acquit de l’importance et bénéficia d’une presse clandestine spécifique6. Cette section, assez puissante à Paris en raison même de la présence d’une forte immigration juive dans la capitale, fut chargée d’orienter vers les FTP-MOI un certain nombre de militants. C’est ainsi que dès juillet 1942 furent créés quatre détachements : le 1er, dit « roumain », comprenait 28 membres dont 15 Juifs ; le 2e, dit « juif », comptait 41 combattants tous juifs ; le 3e, formé d’Italiens comprenait un Juif ; et le 4e, dit « détachement des dérailleurs », comptait 9 combattants, tous juifs. S’y ajoutait une équipe spéciale de 5 membres dont 2 Juifs, un service de renseignements de 7 membres dont 6 Juifs, un service technique de 4 membres dont 3 Juifs, et un service sanitaire de 5 membres dont 4 Juifs.
Ainsi, selon les relevés d’effectifs établis sur base d’archives internes par Boris Holban et de plusieurs autres sources, il ressort que sur 130 FTP-MOI parisiens immatriculés et identifiés de 1942 à novembre 1943, on compte 81 Juifs soit 62 % de l’effectif — dont 16 femmes. Ils étaient accompagnés de 11 Italiens, 10 Français, 6 Arméniens, et d’originaires d’autres pays7. Parmi ces Juifs, 40 étaient originaires de Pologne, 9 de Roumanie, 9 de Bessarabie, 5 de Transylvanie, 6 de Hongrie, 4 de France et 8 d’autres pays. Ces chiffres indiquent clairement le poids décisif des Juifs au sein des FTP-MOI parisiens8.
De juillet 1942 à novembre 1943, ceux-ci revendiquèrent 225 actions armées contre l’occupant ou ses collaborateurs9. Il faut cependant nuancer ce bilan, certains communiqués ayant une forte tendance à exagérer la portée d’une action, d’autres à surestimer son impact — comme celle contre la voiture du commandant du Grand Paris le 28 juillet 1943 —, et certains citent même des actions purement imaginaires, comme celle de l’attaque d’un détachement allemand sur les Champs-Élysées dont la trace n’a été retrouvée dans aucun document d’archive10. L’action la plus spectaculaire, que l’occupant et la presse collaborationniste furent contraints de rendre publique, fut l’exécution, par l’équipe spéciale le 28 septembre 1943, de Julius Ritter, le colonel SS chargé de superviser l’envoi en Allemagne au travail forcé de centaine de milliers de jeunes Français.
En raison de l’article 3 de la Convention d’armistice, l’occupant ayant pris le contrôle de l’administration française et en particulier de la police, les Renseignements généraux constituèrent une brigade spéciale, la BS2, chargée de pourchasser les FTP-MOI11. Grâce à des méthodes sophistiquées de filature et de surveillance, et au nombre de ses agents, la BS2 réussit fin mars 1943 à arrêter 57 militants des Jeunesses communistes de la section juive, dirigées par Henri Krasucki12. La plupart furent déportés.
Puis, début juillet 1943, la police arrêta 77 militants de la MOI, dont 25 FTP du 2e détachement ; cinq d’entre eux furent condamnés à mort par le tribunal militaire allemand et fusillés au Mont-Valérien le 1er et 2 octobre dans une « fournée » de 50 fusillés13. Boris Holban demanda alors l’arrêt provisoire des actions et la dispersion des combattants non arrêtés, mais la direction refusa et exigea même l’intensification de l’action. En désaccord, Holban fut démis de ses fonctions et remplacé par Missak Manouchian en juillet.
Enfin, à la suite de filatures ayant duré cinq mois, la BS2 arrêta le 26 octobre 1943 Joseph Davidovitch, qui livra nombre de renseignements. Puis le 26 novembre furent arrêtés Joseph Epstein et Missak Manouchian qui, eux aussi, donnèrent le même jour nombre de renseignements. La BS2 lança alors un vaste coup de filet contre les combattants filés et dont les planques clandestines avaient été repérées, soit au total 73 FTP-MOI, dont 43 Juifs — près de 60 %, presque tous étrangers ou apatrides —, 11 Italiens, 10 de nationalité française et 3 Arméniens. Livrés à l’occupant, 23 furent condamnés à morts par un tribunal militaire, dont 22 fusillés au Mont-Valérien le 21 février 1944, la dernière — Olga Bancic — guillotinée à Stuttgart le 10 mai 1944. Les autres furent déportés, d’où peu revinrent14. En décembre 1943, Holban fut replacé à la tête des FTP-MOI parisiens mais ceux-ci, très affaiblis par les arrestations, restèrent peu actifs jusqu’aux combats de la Libération.
Or toute cette histoire a été biaisée, voire même falsifiée dès son origine. Elle fut d’abord préemptée par la propagande nazie, puis par la politique et la mémoire collective communistes, avant que le public n’accède à une connaissance fiable grâce au célèbre documentaire de Mosco, Des « terroristes » à la retraite qui, en 1985, braqua le projecteur sur les combattants juifs15. Il fut suivi d’une première série d’ouvrages entre 1987 et 198916. En 1995, Serge Klarsfeld et Léon Tsevery établirent la liste authentique des fusillés du Mont-Valérien, passée soudain de « plus de 4 500 résistants » à 1 007, dont 174 Juifs parmi lesquels au moins 130 résistants17. Enfin l’ouverture plus large des archives de la Préfecture de police et de la Justice à partir des années 2000 donna lieu à la première thèse universitaire sur les FTP18.
Cette histoire a été falsifiée dès l’origine par les nazis qui organisèrent une vaste opération de propagande autour du procès des FTP-MOI en faisant placarder dans les principales villes de France 15 000 exemplaires de la tristement célèbre « Affiche rouge » et en diffusant une brochure de seize pages, illustrée de photos et intitulée L’armée du crime. L’ensemble fut préparé par le Comité d’action antibolchévique, dirigé par les ultra-collaborationnistes de Paris et étroitement lié à la LVF sous contrôle direct des nazis. Titrée « Des libérateurs ? La libération par l’armée du crime ! », l’affiche présentait sur un fond rouge sang les visages de dix des 22 futurs fusillés, soigneusement sélectionnés. L’un était désigné comme « communiste italien », un autre comme « espagnol rouge », Manouchian comme « arménien chef de bande » et les sept autres comme « juifs ». C’était souligner la présence et la spécificité des Juifs parmi les « terroristes ». Mais si l’affiche retenait 7 Juifs, elle omettait que sur 73 FTP-MOI arrêtés, 43 étaient juifs. Et elle attribuait à Manouchian pas moins de 56 attentats, chiffre dont les archives montrent le caractère fantaisiste, celui-ci n’ayant participé effectivement qu’à un seul attentat.
Destinée à un public particulièrement motivé puisqu’elle était vendue 3 francs, la brochure amalgamait « banditisme », « terrorisme » et « communisme » au sein de ce qu’elle nommait improprement le Mouvement des ouvriers immigrés (MOI). Mais surtout elle était violemment antisémite et associait de manière systématique l’ « étranger », le « Juif » et « le crime ». Ce que soulignait une phrase en gras : « Le crime est juif, et le crime est étranger. Et le crime est au service du judaïsme, de la haine juive, du sadisme juif comme la guerre est au service du judaïsme, du capitalisme et du bolchévisme juif ». C’était un thème récurrent de la propagande nazie depuis le discours du 30 janvier 1939 où Hitler accusait les Juifs d’être responsables d’une future guerre mondiale.
Un résistant était visé en particulier. Je cite : « Regardez les têtes des bandits. Israël y grimace de tous les vices de sa race. Voyez Marcel Rayman, l’arme du crime au poing, regardez la mâchoire large du criminel, son regard pervers où passe en lueurs tout le sadisme de sa race. […] Ne voit-on pas dans ses yeux Ruben couchant avec la concubine de son père Jacob ? » Suivait une longue description de crimes sexuels attribués aux Juifs, y compris « la curée des Juifs entrant dans une ville pour en massacrer la population tout en réservant les jeunes filles aux plaisirs de leurs rabbins ». Rayman était ainsi chargé parce que c’est lui qui avait exécuté le SS Ritter.
Et tout ce discours sonne étrangement au moment où, depuis l’été 1941, plus d’un million et demi de Juifs soviétiques avaient été assassinés lors de la Shoah par balle, et qu’en Pologne des millions de Juifs étaient morts de faim dans des ghettos puis gazés dans des centres de mise à mort. Enfin, en France même, des dizaines de Juifs avaient été fusillés par l’occupant comme otages, bientôt arrêtés en masse, internés à Drancy, déportés et pour la plupart gazés à partir de l’été 1942. On a du mal à imaginer une propagande plus ignoble et plus mensongère puisqu’elle accusait les Juifs d’être collectivement responsables d’une « armée du crime », alors même que les nazis étaient la véritable armée du crime contre les Juifs.
En amalgamant « communistes » et « Juifs », les nazis masquaient une autre problématique : celle des motivations de la lutte armée. Pour la direction du PCF, ce combat était la réponse à un ordre impératif de Moscou, transmis fin juin 1941 par radio-émetteur. Jacques Duclos devait marquer sa solidarité absolue avec Staline et l’URSS, quitte à envoyer à Moscou des communiqués largement gonflés sur les pertes allemandes. Il s’agissait de créer un climat de menace contre l’occupant afin de l’empêcher de transférer des troupes sur le front de l’est. Mais au regard des pertes sur le front de l’est puis en Afrique du Nord, l’impact militaire de cette lutte armée fut quasi nul : ainsi les archives ne relèvent que 75 Allemands tués en région parisienne : 18 entre juin 1941 et fin décembre 1942, 18 en 1943, 21 en 194419. De même, les 102 déraillements revendiqués n’ont provoqué la mort que de 2 Allemands20. Par des actions plus ou moins spectaculaires, le PCF tenta, avec un certain succès, de se montrer plus patriote que les autres mouvements de résistance qualifiés d’ « attentistes », afin de faire oublier sa politique de 1939-1940. À l’approche d’un débarquement espéré par la Résistance dès l’été 1943, il cherchait aussi à se positionner en vue de la Libération et de la vacance du pouvoir qui ne manquerait pas de suivre.
Pour les anciens des Brigades internationales — 30 sur 130 FTP-MOI —, l’engagement marquait la poursuite de leur combat contre les régimes fasciste et nazi qui avaient soutenu Franco. Mais pour les Juifs — surtout les jeunes qui avaient perdu des membres de leur famille avant, pendant ou après les milliers d’arrestations de juillet 1942 —, le combat était existentiel. En effet, si L’Humanité et les organes centraux du PCF, y compris internes, n’évoquèrent jamais la politique d’extermination mise en œuvre par les nazis, la presse de la section juive de la MOI en informait de manière de plus en plus précise. Dès le 24 août 1941, Notre parole relaya l’appel lancé à Moscou par des personnalités juives — dont le célèbre acteur soviétique Solomon Mikhoels — qui dénonçaient « une guerre d’extermination totale contre les Juifs »21. À la suite de la déclaration officielle des Alliés, le 17 décembre 1942, dénonçant la politique d’extermination, le N° 7 de J’accuse du 25 décembre évoqua les assassinats en masse en Pologne, par des fusillades mais aussi dans des chambres à gaz. Dans un numéro spécial de février 1943, J’accuse cita pour la première fois le camp de « rééducation » d’Auschwitz. Son numéro de juin 1943 écrivait : « Par le feu et le fer, les hitlériens achèvent l’extermination totale de 4 millions de Juifs en Pologne. » Et il saluait « l’héroïque défense armée de 35 000 juifs du ghetto de Varsovie, aidés des Polonais ». Notre Voix du 1er août donna pour la première fois un témoignage direct sur « Oschvitz, le camp des Juifs inutiles ». Pour tous les FTP juifs — polonais, roumains, hongrois et même français —, ces informations signifiaient la disparition de leurs familles et de tout un monde qui avait bercé leur enfance. La lutte armée n’avait plus seulement une signification politique, patriotique, antinazie, prosoviétique, voire communiste, mais une signification plus radicale : volonté de survivre, vengeance pour les victimes, dignité retrouvée dans l’affrontement direct et la mise à mort des bourreaux responsables de l’assassinat du peuple juif.
Si cette histoire fut d’emblée falsifiée par les nazis, elle fut ensuite biaisée par la réponse qu’apporta le Parti communiste à la propagande nazie. C’est ainsi que L’Humanité clandestine du 1er mars 1944, sous le titre « Ils sont morts pour la France », dénonça « le procès de 24 travailleurs immigrés qui avaient pris place dans les groupes armés de la Résistance. Ces hommes, venus en France comme immigrés économiques, ont combattu le Boche qui opprime leur patrie comme il opprime la France »22. C’était à la fois minorer le fait que le noyau dur de ces FTP-MOI était constitué de communistes confirmés, privilégier la dimension patriotique d’un combat fondamentalement communiste et, surtout, passer sous silence la présence massive de Juifs parmi les combattants de la MOI et leurs motivations spécifiques. D’ailleurs, l’Humanité ne cita aucun nom des fusillés pourtant bien présents sur l’Affiche rouge, alors que dans son numéro du 31 mars 1944, elle cita les noms de 12 militants fusillés à la centrale d’Eysses. Et, quand en mars L’Humanité titra « Tous contre la déportation », il ne s’agissait nullement de celle des Juifs de France mais des jeunes raflés et envoyés au travail forcé en Allemagne.
Dès le 3 mars était apparue dans L’Humanité, entre guillemets, l’expression « parti des fusillés », appelée à un grand avenir puisque, dès la Libération, André Marty évoqua le « parti des 125 000 fusillés », ramenés bientôt à 100 000 fusillés, puis à 75 00023. Un chiffre qui figura dans tous les ouvrages du PCF, y compris d’historiens universitaires. Il est vrai qu’en novembre 1947, lors d’un entretien avec Staline au Kremlin, Maurice Thorez n’avait pas hésité à parler des « 350 000 communistes français fusillés » — soit la totalité des adhérents revendiqués par le parti à son premier apogée en 193724 ! Jusqu’à ce qu’en 2015 une équipe d’universitaires publie un Dictionnaire biographique des fusillés de 1940-1944, et ramène le chiffre global à environ 4 500 dont la moitié de communistes25.
C’est sur cette base que le PCF a construit une mémoire collective qui a peu à peu effacé la participation des Juifs à l’action des FTP-MOI parisiens. Cet effacement se mesure à la lecture de plusieurs ouvrages consacrés par le PCF aux lettres de fusillés. Le premier, publié en 1946 par les éditions des FTP, présentait 7 lettres des 23 : un Arménien, un Italien, un Espagnol, deux Français — Manouchian, Fontano, Alfonso, Cloarec et Rouxel —, et 2 Juifs – Goldberg, Zalkinov26. Une manière déjà de diluer la présence juive au sein des FTP-MOI parisiens, reprise dans les années 1960 par Charles Tillon lui-même qui, évoquant l’Affiche rouge, ne retenait que les qualificatifs de « terroristes » et « communistes », puis dispatchait les 23 selon leur pays d’origine : une nouvelle fois, les Juifs avaient disparu27.
Le second ouvrage, publié en mars 1951 et intitulé Pages de gloire des 23, citait d’emblée sur deux pages leurs noms dont ceux des 12 juifs28. Or quelques mois plus tard était publiée à Moscou en français une brochure intitulée Lettres des communistes fusillés, qui citait la plupart des noms présents dans l’ouvrage de 1946, mais les 7 FTP-MOI avaient disparu29. La chose est d’autant plus surprenante que ces lettres étaient précédées d’une préface où Louis Aragon évoquait « les grandes affiches rouges dont les Boches ont voulu nous effrayer, montrant les patriotes comme des étrangers, aux noms imprononçables, avec des photos mal rasées. […] Nous écrivions Morts pour la France sur ces affiches-là ». Une préface datée de… 1946 !
En 1970, une nouvelle édition de Lettres de fusillés, préfacée par Jacques Duclos, citait 33 noms, mais aucun des 23 FTP-MOI à l’exception de Manouchian30. En 1985, Étienne Fajon présenta dans Ils aimaient la vie31, 41 noms dont seulement Manouchian, Fontano et Alfonso parmi les 23 : les combattants juifs avaient définitivement disparu.
Parallèlement était menée une autre opération de propagande : le 15 mars 1951, Albert Ouzoulias, dirigeant national des FTP devenu conseiller municipal communiste de Paris, demanda qu’une rue fût baptisée « Groupe Manouchian », proposition qui aboutit le 28 octobre 1954. Dans la foulée, Aragon publia le 5 mars 1955 à la une de L’Humanité son poème « Groupe Manouchian », republié en 1956 sous le titre « Strophes pour se souvenir », puis connu sous le titre « L’affiche rouge ». Il fut mis en musique en 1961 par Léo Ferré et connut une grande popularité. Ce poème est consacré au seul Manouchian, avec référence à sa dernière lettre — « Ma Mélinée ô mon amour mon orpheline » —, et à l’Arménie soviétique — « Quand tout sera fini plus tard en Erivan » —, et ses camarades fusillés sont à peine évoqués — « Vingt-trois étrangers et nos frères pourtant ».
Parallèlement, Mélinée Manouchian, partie « construire le socialisme » en Arménie soviétique après-guerre, y publia dès 1954 un livre à la gloire de son mari, puis, revenue en France au début des années 1960, des mémoires largement fantaisistes sur la période 1941-194432.
Manouchian fut ainsi propulsé comme figure emblématique du combat des FTP-MOI parisiens, et des étrangers en général dans la résistance communiste, au nom du patriotisme français et sous le slogan « Morts pour la France ! ». Dès lors, l’expression « groupe Manouchian » fut labellisée, même si elle était historiquement fallacieuse. Manouchian est devenu une figure-écran qui a facilité l’occultation de l’importance de la participation et de l’engagement spécifique des Juifs dans les rangs de la lutte armée communiste.
On a donc assisté à un double mouvement simultané : l’effacement de la mémoire des FTP-MOI parisiens, et en particulier des Juifs ; et la promotion de la seule figure de Manouchian. Cela s’explique par la politique du mouvement communiste international. Dès 1947-1948, Staline commença à se débarrasser des cadres communistes actifs dans les différentes résistances européennes, qui avaient durant plusieurs années échappé au contrôle tatillon du Komintern et du NKVD — en particulier les anciens des Brigades internationales. Mais surtout, Staline déclencha en URSS une violente campagne antisémite marquée par plusieurs temps forts : l’interdiction de publication du Livre noir consacré par Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman à l’extermination des Juifs d’URSS par les nazis33 ; puis l’assassinat en 1948 de Solomon Mikhoels suivi de l’exécution de 13 membres du Comité juif antifasciste34 ; enfin, en 1952-1953 l’ « affaire des blouses blanches » annonçait une répression massive contre les Juifs en URSS35, interrompue par la mort de Staline en avril 1953. Cette campagne antisémite toucha également les « démocraties populaires » et frappa des anciens de la MOI et des FTP-MOI — Artur London en Tchécoslovaquie, Boris Holban en Roumanie, etc. L’antisémitisme d’État reprit sous Brejnev, et les refuzniks en témoignent (les refuzniks étaient des Juifs qui avaient demandé à émigrer en Israël, et qui subirent le refus du pouvoir et toutes sortes de persécutions. N’oublions pas un antisémitisme français porté dès avant 1914 par certains milieux anarcho-syndicalistes qui stigmatisaient les Rothschild, auxquels ils assimilaient tous les Juifs. À l’image de l’ex-anarchiste Benoît Frachon, codirigeant avec Duclos du PC dans la clandestinité, qui ne cachait pas son hostilité à l’égard des Juifs, au point de bloquer l’ascension à la tête de la CGT de Henri Krasucki, celui qui précisément avait orienté ses camarades des Jeunesses communistes vers les FTP début 194336.
Enfin, toujours sur ordre de Staline, les partis communistes lancèrent en 1945-1946 une vaste opération de propagande afin d’inciter les Arméniens à rejoindre l’Arménie soviétique. Campagne à laquelle la branche arménienne du PCF, sous la houlette de Mélinée Manouchian, participa activement. En septembre puis en décembre 1947, 7 280 Arméniens de France rejoignirent en bateau l’URSS où ils furent particulièrement mal reçus, les récalcitrants étant envoyés au Goulag37. Ce n’est qu’en 1956 que le gouvernement français, alerté, exigea leur rapatriement. La figure emblématique de Manouchian avait servi à les attirer dans ce piège.
Ainsi, jusqu’à aujourd’hui, cette opération mémorielle soigneusement menée a réussi, alors que la réalité historique est tout autre. En effet, en s’appuyant sur les relevés d’effectifs établis par Boris Holban, il ressort que sur 130 FTP-MOI parisiens identifiés de 1942 à la grande chute de novembre 1943, on compte 6 Arméniens et 81 Juifs. Or, en les dispersant selon leur pays d’origine — Pologne, Roumanie etc… —, le récit communiste a fait disparaître leur seul point commun réel : leur qualité de Juifs.
Cette campagne d’effacement du rôle des FTP-MOI juifs dans la mémoire communiste et nationale a pris un tour agressif quand, le 14 juin 1985, Mélinée Manouchian a publiquement accusé Boris Holban d’être le « traître » qui avait donné à la police le « groupe Manouchian »38. Une accusation absolument diffamatoire reprise dans la rubrique « Mélinée Manouchian » de Wikipédia, qui fourmille d’ailleurs d’erreurs historiques, de contre-vérités et ne s’appuie sur aucune des sources archivistiques vérifiées par les historiens. Une accusation réitérée en 2009 dans le film L’Armée du crime, où Robert Guédiguian n’hésite pas à déclarer : « Pour approcher au plus près la vérité profonde de l’engagement des étrangers dans la résistance française, j’ai dû modifier certains faits et bousculer la chronologie. C’était nécessaire pour que cette histoire vraie devienne une légende […]39. »
Le devoir d’honorer la mémoire des victimes et des résistants ne se discute pas. Mais face à une mémoire fallacieuse, la vérité historique ne se négocie pas et on ne peut que s’inquiéter : la mise au Panthéon du couple Manouchian va-t-elle officialiser l’expulsion définitive des Juifs français et étrangers de l’histoire de la Résistance ? Paul Ricœur nous a pourtant mis en garde, lui qui écrivait : « Je reste troublé par l’inquiétant spectacle que donnent le trop de mémoire ici, le trop d’oubli ailleurs, pour ne rien dire de l’influence des commémorations et des abus de mémoire — et d’oubli40. »
Stéphane Courtois est un historien français, éminent spécialiste de l’histoire du communisme, professeur à l'Institut catholique de Vendée (ICES) de La Roche-sur-Yon, après une carrière au CNRS. Après de nombreuses contributions et ouvrages sur les différentes facettes du communisme français et international, Courtois a participé au projet du Livre noir du communisme publié en novembre 1997, dont il était le coordinateur et préfacier. Cet ouvrage majeur a connu une diffusion mondiale. Ses derniers livres : Le Bolchevisme à la française, Fayard, Paris, 2010 et Lénine, l'inventeur du totalitarisme, Perrin, 502 p.
Notes
- Pour l’histoire du PCF pendant la Deuxième Guerre mondiale, voir Stéphane Courtois, Marc Lazar, Sylvain Boulouque, Histoire du Parti communiste français, Presses universitaires de France, 2022, 730 p., ici p. 249-322.
- Sur les circonstances et modalités de cette alliance, voir Stéphane Courtois, 1939, L’alliance soviéto-nazie : aux origines de la fracture européenne, Fondation pour l’innovation politique, 2019, 52 p.
- Sylvain Boulouque, L’affaire de L’Humanité, Larousse, 2010, 256 p. ; édition augmentée dans Maurice Tréand, l’inquisiteur rouge, Atlande, 2023.
- Voir l’ouvrage hagiographique de Charles Tillon, Les F.T.P., UGE-10/18, 1967, 446 p. ; pour une histoire universitaire fondée sur les archives, voir Franck Liaigre, Les FTP. Nouvelle histoire d’une résistance, Perrin, 2015, 368 p.
- Voir Stéphane Courtois, Denis Peschanski, Adam Rayski, Le sang de l’étranger. Les immigrés de la MOI dans la Résistance, Fayard, 1989, 472 p.
- De nombreux extraits de cette presse sont cités dans Stéphane Courtois, Adam Rayski (dir.), Qui savait quoi ? L’extermination des Juifs 1941-1945, La Découverte, 1987, 236 p., ici p. 113-228. L’ensemble de cette presse a été publié dans La presse antiraciste sous l’Occupation, Centre de documentation de l’Union des Juifs pour la résistance et l’entraide, 1950.
- Boris Holban, Testament, Calmann-Lévy, 1989, 324 p., ici p. 283-295.
- L’histoire des Juifs communistes et non-communistes dans la Résistance a suscité de nombreux ouvrages antérieurs à l’ouverture des archives de l’État, basés sur des témoignages. Voir par exemple Jacques Ravine, La résistance organisée des Juifs en France (1940-1944), Préf. de Vladimir Pozner, Julliard, 1973, 318 p. (d’obédience communiste) ; ou plus récemment Annette Wieviorka, Ils étaient juifs, résistants et communistes, Denoël, 1986, 358 p. (réédition augmentée en 2018, Perrin, 420 p.) ; pour une vision plus générale, voir André Kaspi, Les Juifs pendant l’Occupation, Seuil, 1991, 432 p.
- B. Holban, Testament, op. cit., p. 296-308.
- Pourtant longuement citée par Charles Tillon dans Les F.T.P., op. cit., p. 158.
- Sur la BS2, voir S. Courtois, D. Peschanski, A. Rayski, Le sang…, op. cit., p. 221-241.
- Idem, p. 189-219.
- Idem, p. 273-302.
- Idem, p. 335-388.
- Mosco Levi Boucault, Édition DVD, ARTE éditions, 2013. Après que le Parti communiste eut tenté d’interdire sa projection, ce documentaire, présenté aux « Dossiers de l’écran » le 2 juillet 1985, réunit près de 13 millions de téléspectateurs. Sur toute cette séquence, voir Stéphane Courtois, « Histoire, mémoire et politique. La bataille de “l’Affiche rouge” », in S. Courtois (dir.), La guerre des mémoires, Vendémiaire/Communisme, 2015, p. 285-336.
- Voir notes 3, 4 et 5.
- Serge Klarsfeld, Léon Tsevery, Les 1 007 fusillés du Mont-Valérien parmi lesquels 174 Juifs, Édition de l’Association des fils et filles des déportés juifs de France, 1995, 100 p. ; nouvelle édition augmentée, 2021, 144 p. Voir aussi, Bruno Chiron, « Les fusillés communistes du Mont-Valérien », in Stéphane Courtois (dir.), Communisme en France. De la révolution documentaire au renouveau historiographique, ICES/Éditions Cujas, 2007, 284 p., ici p. 145-182. Sans oublier d’autres fusillés parisiens, voir Florence Sékhraoui, Léon Tsevery, Les 1 612 fusillés du polygone de Balard, Association des FFDJJ, 2009, 60 p.
- Cette thèse a été publiée sous une forme condensée : Franck Liaigre, Les FTP, op. cit.
- F. Liaigre, Les FTP, op. cit., p. 208.
- Idem, p. 110.
- Pour les citations de la presse juive clandestine, voir S. Courtois, A. Rayski (dir.), Qui savait quoi ?, op. cit.
- Pour L’Humanité clandestine, on peut se référer à l’édition publiée par le PCF, quasi complète à l’exception de quelques numéros de juin-juillet 1940 : L’Humanité clandestine, 1939-1944, Préf. de Jacques Duclos, Post-face de Georges Cogniot, Éditions sociales/Institut Maurice Thorez, 1975, t. 1, 568 p. et t. 2, 586 p.
- Encore en 1982, voir Danielle Tartakowski, Une histoire du PCF, Presses universitaires de France, 126 p.
- Voir Mikhaïl Narinski, « L’entretien entre Maurice Thorez et Joseph Staline du 18 novembre 1947 », Communisme, N° 45-46, 1996, p. 47.
- Claude Pennetier, Jean-Pierre Besse et alii., Les fusillés (1940-1944). Dictionnaire biographique des fusillés et exécutés par condamnation et comme otages et guillotinés pendant l’Occupation, Éditions de l’Atelier, 2015, 1950 p.
- Lettres de fusillés, Préf. de Lucien Scheler, Éditions France d’abord, 1946, 190 p.
- C. Tillon, Les F.T.P., op. cit., p. 185-186.
- Pages de gloire des vingt-trois, Préf. de Justin Godard, Post-face de Charles Tillon, FFI-FTP/Comité français de défense des immigrés, février 1951, 208 p.
- Lettres des communistes fusillés, Préf. Louis Aragon, Moscou, Éditions en langues étrangères, 1951, 84 p.
- Lettres de fusillés, Préf. de Jacques Duclos, Éditions sociales, 1970, 128 p.
- Ils aimaient la vie. Lettres de fusillés, Préf. Étienne Fajon, Éditions Messidor, 1985.
- Mélinée Manouchian, Manouchian, Éditeurs français réunis, 1974, 204 p.
- Ilya Ehrenbourg, Vassili Grossman, Le livre noir sur l’extermination scélérate des Juifs par les envahisseurs fascistes allemands dans les régions provisoirement occupées de l’URSS et dans les camps d’extermination en Pologne pendant la guerre de 1941-1945. Textes et témoignages, Solin/Actes Sud, 1995, 1135 p.
- Le Comité antifasciste juif, 1942-1952 : une décennie tragique, exposition et catalogue de la Fondation pour la mémoire de la Shoah, juin 2015, 40 p.
- Arkadi Vaksberg, Staline et les Juifs, Préf. de Stéphane Courtois, Robert Laffont, 2003, 320 p.
- Cité par Alexandre Adler, « Phénoménologie de l’antisémitisme », L’Arche, 31 mars 2014.
- Claire Mouradian, « L’immigration des Arméniens de la diaspora vers la RSS d’Arménie, 1946-1962 », Cahiers du monde russe et soviétique, N° 1, 1979, p. 79-110.
- Le Figaro, 15 juin 1985.
- Sylvain Boulouque, Stéphane Courtois, « “L’armée du crime” de Robert Guédiguian, ou la légende au mépris de l’histoire », Le Monde, 14 novembre 2009.
- Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Seuil, 2003, p. 1.