Des femmes prises au piège

Desk Russie publie la préface dElena Gordienko, chercheuse à la Sorbonne Nouvelle, pour l’édition française de la pièce de Svetlana Petriïtchouk Finist, le clair faucon (Éditions L’Espace d’un instant, 2024), suivie d’un court extrait de la pièce. Rappelons que l’autrice, ainsi que la metteuse en scène du spectacle, Jénia Berkovitch, ont été arrêtées en mai 2023, pour « propagande du terrorisme ». Malgré la mobilisation internationale, elles se trouvent toujours en détention provisoire, en attente d’un procès.

Finist, le clair faucon s’est fait connaître du grand public pour des raisons plus politiques qu’esthétiques : en mai 2023, son autrice Svetlana Petriïtchouk ainsi que de la metteuse en scène Jénia Berkovitch, qui l’avait monté, ont été placées en détention provisoire à Moscou[en_note]Au moment où cette préface est écrite, Svetlana Petriïtchouk et Jénia Berkovitch sont toujours incarcérées, suite à un troisième prolongement de leur détention provisoire. L’article 205, alinéa 2, du Code pénal de la Fédération de Russie incriminé aux artistes (Appels publics à des activités terroristes, apologie du terrorisme ou propagande du terrorisme) prévoit une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à sept ans de réclusion.[/efn_note]. L’œuvre a été accusée de faire l’apologie du terrorisme, bouleversant le monde théâtral russe, car quelques mois plus tôt à peine, ce même spectacle avait été nommé lauréat du prix théâtral le plus prestigieux du pays, le Masque d’or, dans deux catégories, celle des meilleurs costumes et celle, précisément, du meilleur travail dramaturgique.

Toute l’affaire paraissait absurde : dès sa première lecture en 2019, Finist, le clair faucon a été considéré comme l’œuvre la plus anti-terroriste dans le domaine du théâtre russe, car elle montrait comment de nombreuses femmes russophones avaient été manipulées pour être enrôlées par Daech et comment leurs illusions romantiques ainsi que leurs vies avaient été brisées en raison de leurs rapports avec des djihadistes. Quand on y regarde de plus près, les accusations formulées dans l’expertise dite « destructologique », utilisée pour entamer la procédure judiciaire — et dont la légitimité a été remise en question1 —, semblent marquer un tournant terrifiant dans le traitement réservé aux artistes par le gouvernement russe2, et en particulier aux artistes qui œuvrent dans le genre documentaire. Le choix même du sujet d’investigation artistique devient l’objet de poursuites, car une telle expertise partiale ne fait pas de différence entre l’attention portée à tel ou tel phénomène et sa justification. La seule volonté de soumettre au libre examen des spectateurs des faits connus3, mais issus d’un domaine tabou et monopolisé par l’État — ici, la conversion des femmes russes, y compris orthodoxes, à une autre foi et leurs éventuelles relations avec les islamistes radicaux — devient ainsi répréhensible4.

Dans sa démarche théâtrale, Svetlana Petriïtchouk suit la plupart des préceptes de Mikhaïl Ougarov, le fondateur du fameux Teatr.doc de Moscou, dont elle est l’une des dernières élèves. Donner une voix à celles et ceux qui n’en ont pas dans l’espace médiatique officiel, ne pas retoucher les propos, s’intéresser à l’imaginaire des autres sans les juger — tel était l’esprit du théâtre documentaire promu par Ougarov et sa femme, Elena Gremina. Ainsi, pour la création de Finist, Petriïtchouk a d’abord collecté des témoignages déjà existants sur Internet, en parcourant des articles thématiques, des forums musulmans, des relevés d’audiences de tribunal en accès libre. Or, si Finist est bel et bien, à sa base, un assemblage de textes documentaires, il est juxtaposé aussi à des morceaux d’une toute autre nature — celle du conte. Le titre de la pièce nous renvoie au conte éponyme russe, où une jeune fille, Mariouchka, entreprend un long et périlleux voyage pour retrouver son amoureux, Finist (version slavisée de Phénix), qui est ensorcelé et que seul l’amour pourrait sauver.

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Finist, le clair faucon : scène du spectacle. Photo : Alexandre Andrievitch

L’incrustation5 d’éléments merveilleux dans le tissu documentaire peut paraître brutale, surtout si l’on pense au principe de la « position zéro », fondamental pour le cercle du Teatr.doc, selon lequel toute idéologie et toute manipulation sont à éviter. On peut cependant y voir, de manière un peu paradoxale, la même idée « d’écarter, au début du travail sur une création documentaire, toute réponse préconçue à la question que nous [les artistes] nous posons »6. Le montage fait par Petriïtchouk peut être vu, en effet, comme une investigation alternative, mettant en avant les motifs de ces femmes converties à l’Islam radical, quand les juges restent focalisés sur la restitution des faits et leur pénalisation. Si le personnage de Mariouchka représente l’ensemble des femmes accusées, que leur naïveté fait tomber entre les mains des terroristes et finir en prison, le Juge incarne l’impitoyable système judiciaire russe. La forme-procès de la pièce reprend ainsi la trame des procès réels sur les affaires en question mais rivalise aussi avec eux, comme le fait souvent le théâtre documentaire, en articulant « la production d’un discours orienté vers la recherche de la vérité à celle d’un discours normatif »7. La référence au conte, thématisée entre autres dans une réplique du (de la)8 Juge indigné·e par la logique apparemment absurde d’une accusée ( « C’est comme ça que tu te l’imaginais, […] que tout finirait comme dans un conte »), est employée dans Finist non comme une métaphore, mais comme une explication possible du comportement des personnages par leur imaginaire, un imaginaire nourri par ces contes et ces récits. En cela, le conte ne représente pas tant une fiction qu’un autre type de document, témoignant de la mythologie nationale et des fondements de la socialisation dans la culture dont il est issu.

C’est dans cette logique que l’on peut comprendre l’apparition d’un personnage comme saint Augustin dans la pièce. Témoin de la défense, il s’y trouve justement parce que ces Mariouchkas, selon l’autrice, sont prises au piège des conceptions que la société leur a inculquées, avec leur lot de doxas et de poncifs concernant l’amour et le bonheur conjugal. Le texte prononcé par le personnage de saint Augustin ne provient qu’en partie de l’œuvre de ce dernier : ses propos reprennent surtout des idiomes populaires comme « l’amour rend aveugle ». En aucun point ce pot-pourri d’aphorismes ne justifie les actes commis par les héroïnes, mais il rend transparents leur imaginaire et donc leur logique d’action. De supposées “grandes vérités”, acceptées telles quelles par les Mariouchkas, les empêchent de remettre en cause les préceptes de la société patriarcale dans laquelle elles ont grandi, et font finalement d’elles les proies faciles de la manipulation psychologique des terroristes.

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Svetlana Petriïtchouk (à gauche) et Jénia Berkovitch au tribunal, novembre 2023. Photo : Evgueny Kourakine, SOTAvision

Finist a une forte portée féministe, et c’est d’ailleurs l’une des accusations récurrentes de l’expertise judiciaire évoquée ci-dessus, qui assimile le féminisme dit “radical” au terrorisme. L’œuvre remet en question le fonctionnement tout entier d’une société où des femmes peuvent se sentir tellement négligées qu’elles en viennent à commettre des actes dangereux et aberrants pour échapper à leur condition. Il y a, certes, une cruelle ironie à les voir échanger un monde masculiniste — russe — pour un autre — djihadiste — qui ne l’est pas moins, mais la force du drame tient précisément à cette révélation des mécanismes de soumission volontaire dus aux idéaux du foyer traditionnel et d’un rôle féminin borné aux tâches ménagères et à la maternité — une imagerie désuète pour une partie de la société, mais qui reste pour beaucoup, surtout en province, légitime. Le parcours des Mariouchkas s’avère être un cercle vicieux où le foulard, musulman au début et carcéral à la fin, est le signe d’une privation d’autonomie de pensée et d’action. 

La metteuse en scène Jénia Berkovitch a poursuivi plus loin encore cette exploration des facteurs sociaux et psychologiques de l’enrôlement des femmes par Daech en ajoutant au texte écrit par Petriïtchouk de nouveaux fragments collectés spécialement pour le spectacle qu’elle a créé en 2020. Ces monologues, rassemblés avec le concours des comédiennes de sa compagnie SOSO Daughters et que l’on trouvera dans les annexes du présent ouvrage, sont issus de différents fragments trouvés en ligne évoquant de semblables conversions ou départs pour l’État islamique, ainsi que d’anecdotes personnelles et d’improvisations. Un regard attentif y trouvera même une adaptation de l’histoire d’une journaliste française, Anna Erelle, qui s’était fait passer pour une jeune fille désireuse de partir faire son djihad. Dans ce mélange de textes, il est presque impossible de discerner la frontière entre les histoires de femmes réellement parties rejoindre leurs prétendus amoureux terroristes et les histoires de celles qui n’en sont pas arrivées là, et ce n’est sans doute pas un hasard : ce qui est redoutable, c’est que la différence entre les délinquant·es et les innocent·es n’est pas si évidente à faire ; ce sont souvent des filles comme les autres, avec des désirs et des soucis ordinaires. 

Dans ses autres textes de théâtre9, Svetlana Petriïtchouk recourt souvent à la problématique du délit. Ce qui l’intéresse, c’est la banalité du mal et ses racines, la manière dont des gens — surtout des femmes, qui se tiennent toujours au centre de son écriture — tout à fait ordinaires peuvent tendre à commettre des crimes ou à les tolérer en se justifiant d’abord par des logiques de bonheur familial et par leurs propres traumatismes, et en prenant parfois pour exemple des figures de la littérature classique. D’une mère qui fait passer de la drogue par la frontière pour un complice de son fils (Mardi demi-journée) à une jeune fille qui, hantée par des abus vécus dans son enfance, fait une fausse dénonciation pour harcèlement contre son professeur de lycée (C’est la faute à Weinstein), en passant par les compagnes des prisonniers qui ont fait la connaissance de ces derniers en correspondant avec eux quand ils étaient déjà en détention (À temps partiel), on voit une succession de figures féminines qui pourraient, dans d’autres conditions, mener une vie décente, mais qui, dans leur quête d’une vie meilleure, se sont retrouvées piégées, sans même toujours s’en rendre compte.

Extrait de l’ouverture de la pièce

Le Juge — Accusée, dans quelles circonstances avez-vous décidé de traverser illégalement la frontière entre la Turquie et la République arabe syrienne et de pénétrer sur un territoire contrôlé par une organisation terroriste interdite en Russie ?

L’Accusée — C’était près de la ville de Batman. Les Kurdes l’appellent Êlih. Nous avons fait un long trajet en voiture. À l’intérieur, ça sentait l’essence, les poignées de toutes les portières étaient arrachées, deux femmes étaient assises à côté de moi, l’une d’entre elles avait un enfant qui s’était endormi sur ses genoux, fatigué de pleurer. La nuit est tombée. Le conducteur s’est arrêté, il a fait un signe de la main en direction d’un champ, il a dit d’aller par là. On n’y voyait rien, j’avais envie de faire pipi. L’enfant s’est remis à pleurer. Les grillons chantaient. Ma jupe s’accrochait aux ronces. J’avais peur de marcher sur un serpent. Pour chasser cette pensée, je répétais cette comptine : « Un deux trois, les petits soldats… » Vous connaissez ? Le conducteur avait dit que quelqu’un était chargé de venir nous chercher. C’est pour ça qu’en voyant les lumières, nous nous sommes réjouies. Mais c’était une patrouille kurde. Ils se sont mis à crier, ils nous ont ordonné de nous coucher par terre, nous poussaient du canon de leurs fusils ; je suis tombée et je me suis égratigné le visage. Puis nous avons été arrêtées.

Le Juge — Vous êtes partie en Syrie pour devenir terroriste ?

L’Accusée — Je suis partie pour me marier.

Le Juge — Avec qui ?

L’Accusée — Avec Finist. Avec Vlad. Avec Karim. Avec Nadir – je ne sais pas comment il s’appelle. Mais c’est mon promis, mon bonheur, mon clair faucon.

Pièce traduite par Antoine Nicolle et Alexis Vardot

Elena Gordienko est chercheuse associée à l'Institut de recherches en études théâtrales (IRET) de la Sorbonne Nouvelle. Elle a coorganisé, en novembre 2022, le volet parisien du festival indépendant de la dramaturgie russophone Écho de Lioubimovka.

Notes

  1. Des universitaires russes ont publié en mai 2023 une lettre ouverte contre l’utilisation de la pseudo-science de la « destructologie » comme outil judiciaire. Même le Centre fédéral médico-légal rattaché au ministère de la Justice de la Fédération de Russie, dans sa réponse aux avocats des artistes accusées, a proclamé en juin 2023 que la destructologie n’était pas une science et qu’un tel rapport ne pouvait donc prétendre au statut d’ « analyse ». Cela n’a pas empêché de prolonger la détention provisoire des artistes.
  2. C’est la première fois, en Russie post-soviétique, que des artistes de théâtre sont mis en cause dans une affaire pénale pour leur œuvre elle-même, et non pas sous d’autres prétextes (comme dans le cas de Kirill Serebrennikov, condamné pour un prétendu détournement de fonds).
  3. Par exemple, l’affaire d’une étudiante en philosophie de l’université d’État de Moscou, Varvara Karaoulova, partie rejoindre l’État islamique mais arrêtée à la frontière turco-syrienne et renvoyée chez ses parents en Russie, a fait la une de tous les médias russes à l’été 2015. Certains détails de cette affaire sont repris dans la pièce.
  4. Le volet politique et répressif de cette affaire a été discuté pendant la projection-débat « Liberté artistique en danger » organisée par la Syndicat National des Metteuses et Metteurs en Scène à la Maison des auteurs de la SACD le 19 juin 2023, avec Anne-Françoise Benhamou, Alexander Bikbov, Gilles Favarel-Garrigues, Valérie Pozner, Aurélie Mouton-Rezzouk et Ilshat Saetov.
  5. Ces insertions sont toujours manifestes, car elles s’accompagnent d’un changement de registre, au niveau lexical et grammatical. Pour la traduction en français, nous avons ainsi opté, dans les passages concernés, pour l’emploi du passé simple qui rompt avec le discours oral contemporain des témoignages.
  6. Tania Moguilevskaia, « Position Zéro : contre la manipulation. Entretien avec Mikhaïl Ougarov et Elena Gremina, fondateurs et directeurs artistiques du Teatr.doc », Le Théâtre néo-documentaire : résurgence ou réinvention ?, éd. Tania Moguilevskaia et Lucie Kempf, PUN, Éditions universitaires de Lorraine, 2013, p. 144.
  7. Bérénice Hamidi-Kim, Les Cités du théâtre politique en France depuis 1989, Montpellier, L’Entretemps, 2013, p. 472. Dans le contexte du théâtre documentaire russe actuel, on pense aussi à la pièce Une heure et dix-huit minutes, écrite et mise en scène par Elena Gremina et Mikhaïl Ougarov en 2010, également publiée aux Éditions L’Espace d’un instant, où un tribunal théâtral a été érigé pour accuser les coupables de la mort en détention de l’avocat Sergueï Magnitski, qui n’ont été jamais punis dans la réalité. Dans cette œuvre, les fondateurs du Teatr.doc s’éloignent déjà eux-mêmes du principe de la position zéro.
  8. Dans le texte original, il n’est pas possible de déterminer si le Juge est un homme ou une femme.
  9. Un recueil de ses huit pièces, Les Touaregs, a été publié en russe par la maison d’édition indépendante Freedom Letters en juin 2023.

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