Géopoliticien, Jean-Sylvestre Mongrenier explique dans cet entretien la position complexe de la Turquie, pays clé pour le contrôle de la mer Noire, qui navigue habilement entre l’OTAN et la Russie. Mais jusqu’à quand ?
Propos recueillis par Marie Jégo
Le 11 janvier, le ministre turc de la Défense a signé un accord de coopération avec ses homologues roumain et bulgare pour lutter contre les mines flottantes en mer Noire, un point positif pour la sécurisation du trafic commercial. Pourtant, neuf jours avant de signer cet accord, la Turquie avait refusé à deux dragueurs de mines britanniques, vendus par le Royaume-Uni à la Roumanie, le passage par les détroits des Dardanelles et du Bosphore, alors que ces bateaux sont purement défensifs et ne constituent pas une menace militaire pour la région de la mer Noire. De plus, ni le Royaume-Uni, ni la Roumanie ne sont engagés dans le conflit ukrainien. Comment interpréter ce refus ?
La Turquie applique la Convention de Montreux (1936) qui lui confie la garde des détroits (Bosphore et Dardanelles). En temps de paix, des limitations pèsent sur l’entrée en mer Noire des navires de guerre des pays non riverains de la mer Noire. En temps de guerre, la Turquie a la possibilité de fermer lesdits détroits à tous les bâtiments de guerre. Leur fermeture dès le début ou presque de l’ « opération militaire spéciale » (toujours nommée ainsi à Moscou) empêche la Russie de renforcer sa flotte de mer Noire avec des unités venant de la mer Baltique et de la flotte du Nord. Moscou ne peut donc compenser les importantes pertes que les Ukrainiens ont infligées à sa flotte de mer Noire ce qui, vu de Kyïv et des capitales occidentales qui soutiennent l’Ukraine, est une bonne chose (N.B. : Le système des cinq mers pourrait permettre à la Russie le renforcement de la flotte de la mer Noire à partir de la Caspienne). Le fait que l’armée ukrainienne réussisse à maintenir à l’écart des bâtiments russes, jusqu’à les forcer à se replier à Novorossiïsk et sur la façade caucasienne, fait que l’Ukraine conserve un accès à la mer Noire, aux détroits turcs qui commandent le passage en Méditerranée, et donc à l’ « Océan mondial ». Si tel n’avait pas été le cas, l’Ukraine aurait été réduite à un État-croupion, enclavé, sans ouverture sur la mer et le grand large. C’est d’ailleurs l’objectif russe : détruire ce qui ne peut être conquis et réduire la partie occidentale de l’Ukraine à une zone-tampon.
Autant de raisons de se féliciter de la décision turque de fermer les détroits. Toutefois, Ankara tient à maintenir un équilibre, fragile au regard de l’intensité et des enjeux de la guerre d’Ukraine, entre ses alliés de l’OTAN et la Russie. Aussi empêche-t-elle l’entrée de navires alliés en mer Noire. Cela lui est reproché et certains experts de la région estiment qu’une autre lecture et interprétation de la Convention de Montreux pourrait être faite, autorisant l’ouverture des détroits aux navires venant apporter leur soutien à l’Ukraine. Dans la lettre de la Jamestown Foundation, Vladimir Socor a développé ce point de vue.
Faut-il parler de double jeu de la part de la Turquie ? Cela se discute. La récente ratification parlementaire de l’adhésion de la Suède à l’OTAN atténue cette impression (23 janvier 2024). Il faut aussi penser que les dirigeants turcs redoutent une escalade de la guerre en Ukraine, tant verticale (montée aux extrêmes) qu’horizontale (extension géographique), qui concernerait en tout premier lieu leur pays, du fait de son exposition géographique. Le souci de conserver le contrôle de la guerre explique probablement que les puissances occidentales, les États-Unis au premier chef, n’exercent pas davantage de pressions sur Ankara pour obtenir l’ouverture des détroits à leurs navires. Par ailleurs, les termes de la Convention de Montreux convenaient aux États-Unis et à l’OTAN pendant la guerre froide. Il serait hasardeux de penser les voir s’engager dans la remise en cause de la Convention de Montreux, ce qui aurait en outre des retombées négatives sur d’autres accords internationaux. Notons enfin qu’il serait théoriquement possible de transférer des unités navales alliées par la liaison Rhin-Main-Danube, et ce jusqu’en mer Noire (avec des limites en termes de tonnages). Cette possibilité n’est guère évoquée. Il faudrait travailler sur cette option, même si sa portée serait d’envergure limitée.
Le 18 novembre, le commandant des forces navales de Turquie, l’amiral Ercüment Tatlioglu a déclaré : « Nous ne voulons pas que l’OTAN entre en mer Noire », comme si la Turquie n’était pas membre de l’Alliance. Sur de nombreux terrains (Syrie, Libye, Caucase), la Turquie et la Russie cherchent à sortir les pays occidentaux de l’équation. Cela s’appliquerait-il à la mer Noire ? Quelle est votre analyse ?
À maints égards, cette volonté de tenir les Occidentaux à l’écart et d’identifier des points d’équilibre dans la relation turco-russe était observable en mer Noire dès les années 1990-2000. À Ankara, l’après-guerre froide était vu comme une opportunité pour développer la présence navale turque en mer Noire, en coopération avec la flotte russe, dans un cadre régional : un Black Sea Forum et une Black Sea Force. Sur un plan géopolitique plus large, la Turquie promouvait une Organisation de coopération économique de la mer Noire (son siège est sis à Istanbul), pour donner forme à un marché régional centré sur la Turquie. Une telle réalisation aurait renforcé la position de la Turquie, engagée dans la négociation de son adhésion à l’Union européenne. L’Organisation de coopération économique de la mer Noire était soutenue par la Commission européenne, avec l’accord des États membres. Au-delà des enjeux économiques et commerciaux, l’idée était de promouvoir un arc de paix et de prospérité sur les limites sud et est de l’Europe. Dieu, que ces temps semblent éloignés !
Tout cela pour signifier que la Turquie a de longue date son jeu et ses idées propres quant à la structuration du bassin de la mer Noire. Initialement, il s’agissait pour elle de s’appuyer à la fois sur l’Union européenne et l’OTAN pour renforcer sa main et négocier en position favorable une sorte de condominium turco-russe sur la région. Ainsi la Turquie refusait-elle, au milieu des années 2000, d’élargir à la mer Noire le champ géographique de l’opération Active Endeavour, une opération OTAN décidée après les attentats terroristes du 11 septembre 2001. L’idée était que la mer Noire demeurait, d’une certaine façon, la « chose » des Turcs (leur domaine propre) et que les questions navales majeures la concernant ne devraient pas relever de décisions prises par consensus à l’intérieur de l’OTAN (le cadre OTAN impliquerait des négociations interalliées et un partage du pouvoir en mer Noire).
Notons à ce propos que la France, pour d’autres raisons, était également contre l’engagement de l’OTAN en mer Noire : il fallait limiter celle-ci à la défense collective stricto sensu, pour laisser à l’ « Europe de la défense » (la PESD : la PSDC depuis le traité de Lisbonne) la possibilité de se développer. Enfin, conservons à l’esprit que l’OTAN constitue non pas un acteur géostratégique stricto sensu, mais un cadre d’action : les décisions reposent sur le consensus et les États y développent des stratégies de prolongement de leurs intérêts nationaux (ce n’est pas propre aux Turcs). Encore faut-il que les obligations minimales de chaque État soient remplies et que les jeux nationaux ne nuisent pas au bien commun des Alliés. Rappelons à ce propos que la Hongrie n’a pas encore ratifié l’entrée de la Suède dans l’OTAN. Du moins n’a-t-elle pu s’opposer à l’aide et aux prêts européens à destination de l’Ukraine (1er février 2024).
L’auto-affirmation de la Turquie — un État qui n’est plus un simple pivot géopolitique mais est devenu un véritable acteur géostratégique —, se traduit par la volonté de conserver le maximum d’autonomie et de liberté d’action en mer Noire, comme dans son environnement régional. D’autant plus que des gisements de gaz ont été identifiés dans la zone maritime turque. S’ils ne présentent pas des volumes équivalents aux gisements du bassin Levantin (Méditerranée orientale), leur contrôle et leur exploitation sont cruciaux pour un pays si dépendant de ses importations pétrogazières, et donc dépendant de la Russie et de l’Iran, même si la Turquie s’emploie à diversifier ses approvisionnements (voir le rôle du Qatar). Par ailleurs, la doctrine dite de la « Patrie bleue » est l’expression politique et stratégique de l’importance que la Turquie confère à ses eaux et aux zones maritimes revendiquées, en mer Noire comme en Méditerranée orientale (les revendications portent sur la mer Egée, qui est une partie de la Méditerranée orientale). Dans l’absolu, cela va dans le sens d’un jeu solitaire et de la recherche d’ « accommodements » avec la Russie. Il reste que la guerre en Ukraine n’est pas un conflit limité qui permettrait à la Turquie de jouer encore longtemps sur deux tableaux, c’est-à-dire les avantages de l’appartenance à l’OTAN et de la solidarité entre alliés d’une part, de l’autre le jeu de relations bilatérales avec la Russie.
Dans un « ordre relâché », lorsque les enjeux de sécurité nationale ne sont pas pressants, il est possible pour un pays tel que la Turquie de prétendre « traire deux vaches » (pour citer un proverbe russe). Cependant, l’inscription dans la durée de la guerre en Ukraine et son possible élargissement (les escalades horizontale et verticale évoquées plus haut), avec en toile de fond la menace d’une grande guerre hégémonique qui relierait différents théâtres géopolitiques (Europe / Moyen-Orient / Asie de l’Est et du Sud-Est), pourraient réduire la liberté d’action de la Turquie en mer Noire. Dès lors, la logique, d’un point de vue turc, devrait être de consolider ses appuis en réassurant ses alliances et partenariats occidentaux. C’est sous cet angle qu’il faut voir la ratification par la Turquie de l’adhésion suédoise à l’OTAN. Autre « test » de la bonne volonté turque : la limitation des liens commerciaux (et militaro-industriels) avec la Russie qui permettent à cette dernière de contourner en partie les sanctions occidentales. Nous n’y sommes pas encore.
Quelle coopération régionale est envisageable entre la Turquie, la Bulgarie et la Roumanie sachant que la première ne veut pas entendre parler de l’OTAN en mer Noire tandis que les deux États de l’ex-glacis soviétique veulent au contraire davantage d’OTAN dans la région ?
En l’état des choses, c’est donc une solution intermédiaire qui prévaut : une coalition ad hoc pour mener des opérations de déminage en mer Noire et maintenir ouverts les corridors maritimes entre les ports ukrainiens et les détroits turcs. Pour Ankara, cela devrait permettre de renforcer l’efficacité de telles opérations, avec l’adjonction d’autres moyens navals aux siens, tout en conservant la direction du processus et en affirmant sa puissance propre. On peut penser que les deux autres participants de cette coopération trilatérale, la Roumanie plus encore que la Bulgarie, y voient un point de départ qui n’exclut pas des développements futurs impliquant l’OTAN en tant que telle.
Au demeurant, il y a déjà de longues années que la Roumanie voudrait que l’OTAN conduise en mer Noire des opérations navales plus amples. Après le rattachement manu militari de la Crimée à la Russie et le déclenchement d’une guerre dite « hybride » au Donbass (février-mars 2014), l’OTAN avait pris des mesures de « réassurance », en Pologne et dans les États baltes, sur le flanc nord-est de l’Alliance (sommet de Newport, 4-5 septembre 2014). Deux ans plus tard, le renforcement de la « présence avancée » dans ces mêmes espaces était décidé (sommet de Varsovie, 8-9 juillet 2016). La Roumanie avait alors insisté sur la nécessité de ne pas négliger le flanc sud-est. Cela impliquait la constitution d’un groupe naval OTAN en mer Noire. Les Roumains ne furent pas entendus. Certes, la Turquie y est pour quelque chose, les positions d’Erdogan variant au rythme de ses relations avec Poutine, mais les autres pays membres de l’OTAN n’ont pas apporté un grand soutien aux demandes roumaines. Il est vrai que la Convention de Montreux limite à vingt-et-un jours la présence en mer Noire des navires de pays non riverains, ce qui obère l’efficacité d’un groupe naval OTAN déployé dans cette mer. Notons à ce propos que le groupe de chasse aux mines de l’OTAN se rendait régulièrement en mer Noire, avant la phase d’intensification de la guerre en Ukraine. Il y avait donc une présence navale de l’OTAN, réduite mais réelle.
Pour autant, le contexte stratégique et géopolitique n’est plus le même qu’en 2016 et dans les années qui suivent. À l’époque, bien des gouvernements des pays membres de l’OTAN croyaient pouvoir transformer la guerre en Ukraine en un « conflit gelé », et ce alors qu’une guerre suspendue n’est jamais qu’une guerre reportée ; en vérité, cette guerre ne fut pas même suspendue entre 2014 et 2022 (14 000 morts !). Toujours est-il que ces pays pensaient pouvoir compartimenter les différents domaines de leurs relations avec la Russie, relations qu’ils ne voulaient pas endommager plus encore. Pour dire les choses crûment, ils étaient partisans d’une politique d’apaisement, mais sous une autre appellation (les « accommodements », recommandés par les tenants du « réalisme »). Désormais, le coup est parti. À l’échelle de l’Europe et de ses approches, le conflit géopolitique qui englobe la guerre en Ukraine se déroule de la Baltique à la mer Noire et à la Caspienne, et même du Grand Nord à la Méditerranée orientale, sans parler des répercussions et interconnexions avec d’autres théâtres géopolitiques : le Moyen-Orient, l’Asie de l’Est et du Sud-Est, le théâtre sahélo-saharien et l’Afrique en général.
Dans une telle configuration géopolitique, il pourrait être difficile de traiter la mer Noire comme une région dans laquelle les pays riverains membres de l’OTAN n’auraient pas besoin de la présence de celle-ci. Encore une fois, le conflit est vaste : il va très au-delà de ce qu’on appelait, au tournant des XIXe et XXe siècles, le « Grand Jeu » (expression galvaudée par ailleurs…). L’envergure et les enjeux de la guerre en Ukraine, et ses prolongements, dépassent les calculs strictement nationaux de la Turquie : l’ « étranger proche » du pré carré anatolien, la « Patrie bleue » ou encore la représentation de soi comme puissance tierce, supposée camper dans un improbable « ailleurs ». Non, la Turquie, pas plus que le « Sud global », ne réinventera pas le monde et les lois d’airain de la puissance.