Emmanuel Todd : une vision déformée

Lecture de : La Défaite de l’Occident, par Emmanuel Todd, Gallimard, 2024, 378 p.

D’où vient l’aura dont bénéficie, dans le monde intellectuel français, le démographe Emmanuel Todd ? Après avoir lu son dernier livre, La Défaite de l’Occident, le mystère demeure entier, tant l’ouvrage comporte de propos biaisés, d’informations non vérifiées ou de références complotistes.

Ce livre est une tentative d’expliquer la guerre en Ukraine, ses causes et ses conséquences probables. Comme le laisse entendre le titre, Todd prédit une victoire de la Russie du fait de l’incapacité des élites occidentales à savoir pourquoi elles se sont engagées aux côtés de l’Ukraine.

La thèse du livre est finalement assez simple. Les États-Unis sont en crise terminale car la culture protestante est en voie de disparition, proche du « stade zéro ». Le pays n’a plus de projet, mais ne subsiste que comme « un organisme essentiellement militaire » qui « n’a plus comme valeurs fondamentales que la puissance et la violence ». [On croirait lire la description de la Russie post-soviétique ! NDLR]

En Ukraine, les États-Unis ont donc été pris à leur propre piège. En voulant intégrer ce pays dans l’OTAN, ils ont déclenché une réaction de la Russie. Et ils perdront la partie car la Russie y met toute sa force tandis que les Occidentaux se découvrent isolés face au reste du monde.

Son livre est ainsi davantage consacré à décrire l’effondrement occidental, avec une sorte de délectation, qu’à expliquer les causes du conflit. Toutefois, dans les deux longs chapitres qui sont consacrés à l’Ukraine et à la Russie, il multiplie les erreurs factuelles et les jugements à l’emporte-pièce.

Ainsi, il décrit l’Ukraine comme un « État pluriel », « failli » et « instable » à la veille du conflit, de « composition ethnolinguistique complexe et problématique », dans lequel la langue nationale est un « dialecte d’origine paysanne récente ». En revanche, il se montre étonnamment complaisant avec la Russie, seul pays porteur d’une grande culture, décrit comme une « démocratie autoritaire » dont les élections sont seulement « un peu trafiquées ».

Le plus gênant est qu’en endossant ces jugements, il reprend à son compte, sans analyse critique, les thèses russes qui ont permis au Kremlin de justifier sa guerre. Or ces thèses sont mensongères.

Emmanuel Todd indique ainsi que la langue russe a été victime, en Ukraine, d’une « traque » organisée par « le gouvernement nationaliste de Kiev ». C’est faux. Il écrit que « le Donbass et la Crimée ne sont pas seulement russophones, mais russes », ce qui n’a pas de sens. Il assène également que « la Crimée est stratégiquement vitale pour la sécurité et même l’existence de la flotte de la mer Noire », ce qui est également faux, même si la Russie se plaît à le répéter. Elle possède en effet d’autres ports sur la mer Noire, comme Novorossiïsk, où elle avait d’ailleurs prévu de déplacer le siège de sa Flotte après l’indépendance ukrainienne.

Emmanuel Todd épouse entièrement la vision russe ; celle d’une Ukraine qui serait naturellement liée à la Russie, mais qui lui aurait échappé à cause de l’action de quelques nationalistes appuyés par des Occidentaux mal intentionnés. Il pointe du doigt un « mystère » : la « disparition après 2014 de l’Ukraine russophone en tant que force politique autonome dans le système ukrainien ». Il s’étonne de « l’effondrement de la participation » dans les régions de l’est lors de l’élection de 2014, ce qui l’amène à conclure qu’à partir de cette date, le pays est animé par un « nihilisme antirusse » tandis que cette élection marque « la fin de l’espoir démocratique ».

Or cette analyse ignore la chronologie des faits, ce qui est paradoxal venant d’un historien. Il faut donc rappeler à Emmanuel Todd que l’élection présidentielle ukrainienne de 2014 a eu lieu alors que dans le Donbass, des milices soutenues par la Russie ont empêché la tenue du vote. Cela explique pour une bonne part le recul de la participation dans cette région.

On fera également observer que l’annexion de la Crimée, quelques semaines plus tôt, a été un choc pour l’ensemble de l’Ukraine. Il est comparable à ce que les Français ont vécu après la perte de l’Alsace et la Lorraine. Cela a poussé l’ensemble des Ukrainiens à changer leur regard sur la Russie et cela explique la victoire écrasante, lors des élections de 2014, du candidat voulant garantir l’existence d’une Ukraine indépendante, Petro Porochenko. S’il y a eu une modification du comportement électoral des Ukrainiens, c’est donc en réaction à l’agression russe. Mais cette clé de compréhension est passée sous silence par Emmanuel Todd. Il ne s’y intéresse pas.

Bref, sa grille de lecture apparaît étrangement biaisée. Le livre a même parfois des accents complotistes lorsque l’auteur affirme que les États-Unis « ont joué un rôle central dans la révolution orange » en Ukraine ou qu’ils sont derrière le sabotage du gazoduc Nord Stream, un acte de « terrorisme perpétré par le pays protecteur de l’Allemagne », les États-Unis. Pour affirmer cela, il se réfère à une enquête d’un journaliste américain, Seymour Hersh. Or cette enquête est très contestée, car elle ne repose que sur une seule source anonyme. Mais Emmanuel Todd ne prend aucune précaution de langage.

Chemin faisant, il multiplie aussi les développements hasardeux : il formule une hypothèse surprenante, s’interrogeant pour savoir si la politique de Kyïv ne reposerait pas, en réalité, sur « un attachement pathologique à la Russie : un besoin de conflit qui révèle une incapacité à s’en séparer ». Cela semble peu scientifique. Et c’est assez obscène si l’on songe au nombre d’Ukrainiens qui perdent actuellement la vie à cause de l’invasion de leur pays.

Plus loin, il croit deviner que les élites juives de Washington, dont « beaucoup ont une origine ukrainienne », ont voulu, en soutenant ce conflit, infliger « une juste punition au pays qui a fait souffrir leurs ancêtres ». Ce genre d’élucubration n’a pas vraiment sa place dans un livre qui prétend offrir une analyse du conflit.

Avec une telle somme d’erreurs et de jugements arbitraires, on se dit que le livre d’Emmanuel Todd ne mériterait pas beaucoup d’attention. Mais il se trouve qu’il se vend bien, comme ses précédents essais. Comment l’expliquer ? Sans doute par sa prétention à donner une apparence scientifique à une pensée qui, au fond, est principalement souverainiste et réactionnaire. Il multiplie les références, les auto-citations. Il ne cesse de forger des concepts. Et en cours de route, il dit son rejet de la GPA, de l’idéologie transgenre, se montre critique du féminisme scandinave ou compte minutieusement le nombre de ministres d’origine étrangère dans le gouvernement britannique.

Il multiplie aussi les propos abrupts, qualifiant la Grande-Bretagne de « roquet antirusse » ou le président Biden de « champion de la sénilité ». Cela séduit un certain public, en quête de validation de ses propres idées. Mais cela donne à la prose d’Emmanuel Todd un ton arrogant qui ne contribue pas à lancer un débat de fond, alors que c’est pourtant la prétention affichée par l’auteur.

Alain Guillemoles est journaliste du quotidien La Croix. Il a été correspondant de l’AFP à Kyïv dans les années 1990, puis a couvert pour La Croix la Russie et l’Ukraine durant 20 ans. Il est l’auteur notamment des ouvrages Ukraine, le réveil d’une nation, Sur les traces du Yiddishland : un pays sans frontière et Gazprom, le nouvel empire.

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