Pour le journaliste russe exilé, la mise à mort d’Alexeï Navalny prive le pays de l’espoir d’une transition démocratique paisible. Car Poutine a définitivement adopté l’arbitraire le plus total.
AffalĂ© dans son fauteuil, Poutine, massacre après massacre, dĂ©montre le pouvoir extraordinaire qu’il s’est arrogĂ©, celui de tuer et de se moquer de ses opposants. AlexeĂŻ, d’une enquĂŞte Ă l’autre, a dĂ©montrĂ© qu’il croyait au pouvoir de la vĂ©ritĂ© et qu’il pouvait sourire face au mal.
Les autoritĂ©s russes ont tuĂ© le Nelson Mandela russe, le Václav Havel russe. Poutine a brisĂ© le miroir qui ne lui montrait pas ce qu’il aimait. Il a peur de l’avenir et de la mort, mais avec ce geste, il a rapprochĂ© la fin violente de son propre rĂ©gime.
« Ici, on dit la vĂ©ritĂ© », c’est ainsi qu’AlexeĂŻ terminait ses podcasts. Il s’adressait aux autoritĂ©s russes dans le langage des faits, du droit et de l’ironie. Elles lui ont rĂ©pondu dans le langage du mensonge, de la vengeance et de la violence. Navalny a prouvĂ© que le monde de Poutine, oĂą « tout le monde ment », oĂą « celui qui paie commande la musique », peut ĂŞtre opposĂ© Ă un monde oĂą le mensonge est honteux, oĂą tout ne s’achète pas ni ne se vend. Ce combat n’est pas terminĂ©.
Aujourd’hui, un KGBiste vindicatif et lâche, Ă©levĂ© Ă l’Ă©poque de la stagnation, a tuĂ© un homme droit et sans peur nĂ© un quart de siècle plus tard. Un homme fou du passĂ© a tuĂ© quelqu’un qui regardait ouvertement vers l’avenir.
Poutine Ă©tait en train de tuer Navalny depuis plusieurs annĂ©es, mais ce n’est que maintenant qu’il est arrivĂ© Ă ses fins. Cette mise Ă mort avait commencĂ© bien avant aoĂ»t 2020, lorsque AlexeĂŻ a Ă©tĂ© empoisonnĂ© Ă Tomsk. Comme l’a montrĂ© l’enquĂŞte menĂ©e par AlexeĂŻ lui-mĂŞme et ses collègues, les tueurs ont commencĂ© Ă le traquer plusieurs annĂ©es auparavant. Il n’y a aucune raison de croire les « diagnostics » annoncĂ©s par les autoritĂ©s pĂ©nitentiaires après son dĂ©cès ou ultĂ©rieurement, par d’autres « autoritĂ©s compĂ©tentes ». Il s’agit d’un meurtre politique exemplaire, commis par Poutine et ses serviteurs, qui se dĂ©lectent de leur impunitĂ©.
Le poète polonais Czeslaw Milosz a commencĂ© son livre La PensĂ©e captive par une parabole sur la façon dont les forces extĂ©rieures qui ont envahi son pays — c’est-Ă -dire l’armĂ©e soviĂ©tique — distribuent des pilules Ă la population pour la rĂ©concilier avec l’occupation. Albert Camus, dans son roman La Peste, dĂ©peint une sociĂ©tĂ© aux prises avec un virus mortel. Beaucoup y ont vu une allĂ©gorie de la rĂ©sistance française Ă l’occupation nazie pendant la Seconde Guerre mondiale. La tragĂ©die de la Russie est qu’elle n’a pas Ă©tĂ© victime de forces extĂ©rieures qui auraient forcĂ© la sociĂ©tĂ© Ă se soumettre aux agresseurs. Aucun mĂ©chant n’a infectĂ© les Russes avec une « peste » inconnue. AlexeĂŻ a compris mieux que la plupart des gens Ă qui il avait affaire.
Adepte du système soviĂ©tique dans son ensemble, Poutine lui a empruntĂ© une chose essentielle : l’habitude d’utiliser des pouvoirs extraordinaires inventĂ©s Ă l’origine pour combattre les ennemis de la rĂ©volution bolchĂ©vique. Lorsque cette rĂ©volution s’est produite il y a un peu plus de cent ans, les limites de l’arbitraire du pouvoir tsariste, bien timides, ont Ă©tĂ© dĂ©truites. Les idĂ©ologies et les dirigeants ont changĂ© depuis lors, mais la volontĂ© de se placer au-dessus de la loi s’est transmise intacte. La Russie est un État dans lequel plus le pouvoir est incontrĂ´lĂ©, plus il est lĂ©gitime.
« Lorsque nous arriverons au pouvoir, la première chose Ă faire est de limiter ce pouvoir », m’a dit un jour AlexeĂŻ. Il a toujours compris que le pouvoir de Poutine et lui appartenaient Ă deux univers diffĂ©rents. Ce n’est pas lui, c’est le pouvoir qui est extrĂ©miste, contrairement aux affirmations du Kremlin, qui, comme toujours, retourne la vĂ©ritĂ©.
Ă€ l’origine, les pouvoirs extraordinaires de Poutine relevaient d’une exagĂ©ration dĂ©libĂ©rĂ©e du « danger » servant Ă justifier l’arbitraire. Mais chaque nouvelle guerre, chaque nouvel assassinat politique organisĂ© par ses sbires, n’a pas rĂ©duit mais augmentĂ© la menace qui pesait sur son bien-ĂŞtre personnel, puis sur son existence en tant que telle. Tout simplement parce que le nombre de personnes prĂŞtes Ă riposter augmentait. Au fur et Ă mesure que Poutine dĂ©passait les limites des lois, il devenait de plus en plus conscient du danger qui pesait sur lui, mais qu’il dĂ©clarait comme une menace nationale. MotivĂ© par la crainte pour sa propre peau, il a obtenu le droit de disposer de toutes les ressources du pays et de la vie des citoyens.
Les plus hautes autoritĂ©s russes et les Ă©lites gouvernantes qui les soutiennent se sont arrogĂ© le droit d’exĂ©cuter les ennemis et de rĂ©compenser les amis. Les rĂ©compenses publiques pour les fidèles et la vengeance presque tout aussi publique contre les infidèles font partie du rĂ©pertoire des groupes criminels organisĂ©s. En outrepassant la loi, le rĂ©gime politique russe est entrĂ© dans un territoire oĂą le bien et le mal s’affrontent.
Le mal, c’est la tentative d’assujettir le monde entier au sien, au « nĂ´tre ». Ce sont les excuses publiques de personnalitĂ©s pourtant fidèles au rĂ©gime, mais accusĂ©es de tel ou tel « pĂ©chĂ© », les serments de loyautĂ©, les rituels somptueux, c’est l’icĂ´ne de la « TrinitĂ© » volĂ©e Ă la galerie Tretiakov, que l’on veut transformer en amulette. La vĂ©ritable foi de cette clique est la loyautĂ© envers le patron, l’obĂ©issance aux ordres, le respect du code d’ « honneur » de la pègre.
Mais mĂŞme ce mal radical et ses crimes peuvent ĂŞtre dĂ©crits en termes juridiques, et punis par la loi. C’est exactement ce qu’AlexeĂŻ a fait pendant des annĂ©es.
Navalny Ă©tait un homme qui croyait en l’avenir du pays. Il incarnait une chance pour la Russie, mĂŞme pour ceux qui sont aujourd’hui au pouvoir. En dĂ©truisant ce contrepoids Ă eux-mĂŞmes — quelqu’un qui cherchait Ă rester dans le cadre de la loi — ils ont dĂ©truit la possibilitĂ© d’un après-Poutine fondĂ© sur la lĂ©galitĂ©.
Traduit du russe par Desk Russie
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Journaliste russe, rédacteur en chef de The Russia File, et éditorialiste à Meduza