Certains Ukrainiens sont toujours à la recherche de membres de leur famille qui ont été enlevés par les forces de sécurité russes au début de la guerre. L’auteur de ce texte, publié en russe par Vajnyïe istorii, partage avec nous cinq témoignages glaçants. Il faut les lire pour comprendre ce que signifierait laisser au régime de Poutine le contrôle des régions ukrainiennes actuellement occupées.
« Où l’emmenez-vous ?
— Ce sera juste une petite discussion. On discute un peu et on le laisse partir. Il sera probablement rentré chez lui ce soir.
— Vraiment ?
— Parole d’officier ! »
C’est toujours à peu près de cette manière que les forces de sécurité russes ont emmené des milliers d’Ukrainiens au début de la guerre. Ces derniers ne sont jamais rentrés chez eux. Six mois à un an plus tard, certaines familles apprennent que leur père, leur mari ou leur fils sera jugé en Russie pour espionnage et encourt une lourde peine. Dans d’autres cas, les familles n’ont eu aucune information et n’en ont toujours pas. Leurs proches ont été emmenés, jetés dans une « cave », torturés, emmenés en Russie, et là, on perd leur trace. Ils sont peut-être encore vivants, mais peut-être ont-ils été torturés, assassinés et enterrés juste après leur arrestation ? Voici cinq témoignages de ce type.
« Ils ont dit qu’ils l’emmenaient juste pour avoir une petite discussion avec lui »
Youlia Zarivna raconte l’enlèvement de son mari, Alexandre Zarivny, 55 ans, fonctionnaire.
Alexandre est enseignant de formation. Il a travaillé dans un établissement scolaire où il a enseigné la chimie et la biologie, puis a été directeur d’un orphelinat et chef du département de l’éducation du district pendant 15 ans. Ensuite, il est devenu chef du département de l’aide humanitaire de l’administration militaire du district de Kherson, et c’est ce poste qu’il occupait au moment de son enlèvement.
Nous habitons à Olechky, une petite ville située en face de Kherson, sur la rive gauche du fleuve Dnipro1. Juste après l’invasion russe, nous nous sommes retrouvés sous occupation. Le 17 mars 2022, des militaires qui portaient des chevrons russes se sont présentés chez nous. Ils étaient grands, baraqués, armés de mitraillettes et ils portaient des cagoules. Ils ont embarqué mon mari. Ils ont dit qu’ils l’emmenaient juste pour avoir une petite discussion avec lui. Ils l’ont menotté et embarqué. Ils n’ont présenté aucun document, aucun mandat, aucune convocation. Je les ai crus ! Je pensais vraiment qu’il allait revenir bientôt. Depuis, deux années se sont écoulées.
Après l’enlèvement, il a été détenu à Kherson pendant dix jours. Je suis sûre qu’il a été torturé et contraint de signer toutes sortes de choses. Les Russes détenaient peut-être des listes de fonctionnaires, et cet enlèvement pourrait donc être lié à son travail. On a certainement essayé de le faire collaborer avec les forces d’occupation. Ou alors, sur son téléphone ou dans ses réseaux sociaux, les Russes ont peut-être trouvé quelque chose qui ne leur a pas plu.
À l’époque, nous étions tellement choqués que nous arrivions à peine à parler. C’était la guerre, les magasins étaient fermés, il n’y avait plus de pain depuis dix jours, plus de levure non plus. Nous nous procurions de la levure à grand-peine et faisions nous-mêmes du pain. J’essayais de trouver à manger pour ma famille. Nous avons deux enfants adultes et des parents âgés.
Peu après l’arrestation de mon mari, nous avons quitté Olechky. Beaucoup faisaient de même. De longues files de voitures se formaient. Aux points de contrôle, les militaires russes vérifiaient les coffres au hasard et examinaient les téléphones de très près.
Je n’ai reçu des nouvelles de mon mari que fin décembre 2022. Son avocat commis d’office m’a appelée pour m’informer de son arrestation. C’était déjà bien de le savoir ! Cet appel a coïncidé avec la publication d’une vidéo de l’interrogatoire de mon mari par un média russe. Son visage était flouté, mais je l’ai reconnu à sa voix et à ses vêtements. La vidéo disait qu’il avait transmis des informations sur les mouvements des troupes russes.
Au moins, je savais qu’il était vivant ! Enfin ! Avec d’autres personnes enlevées, il avait été emmené à Simferopol le 28 mars. Sur la route de Crimée, on lui avait cassé le bras qui avait mis très longtemps à se remettre. Au cours de l’été, il avait fait une crise cardiaque. Dieu merci, une ambulance avait été appelée et il avait été sauvé.
Après l’annonce officielle de sa détention, nous avons été autorisés à correspondre avec lui par le système FSIN Pismo2. Il a été jugé à Simferopol et condamné à 13 ans de régime strict en vertu de l’article 276 ( « Espionnage ») du code pénal de la Fédération de Russie. Le procès s’est déroulé à huis clos. J’imagine que pour prouver sa « culpabilité », on lui a présenté ses conversations téléphoniques ou sa correspondance.
Les conditions de vie de mon mari sont relativement supportables aujourd’hui. On peut lui envoyer des colis. Il souffre de problèmes cardiaques et est régulièrement examiné par le médecin de la prison. Il bénéficie du suivi médical de base. Une fois, il a même pu passer des examens. Il prend des médicaments pour le cœur et la tension artérielle.
J’ai écrit à Tatiana Moskalkova, la médiatrice russe. En réponse, j’ai reçu une notification indiquant que la lettre avait été transmise « aux autorités compétentes ». J’ai contacté le médiateur de Crimée. Le FSB et le bureau du procureur militaire de Sébastopol m’ont dit qu’il n’y avait eu aucune violation dans la détention de mon mari.
Mon mari est chrétien et croyant. Ses prières le soutiennent. Il a reçu la visite d’un prêtre ce qui l’a beaucoup aidé moralement. Je suis allée à l’église où j’ai demandé une prière pour la santé de mon mari. Je me suis même rendue dans une église protestante et une église baptiste. Dans un groupe sur un réseau social, une femme a écrit qu’elle collectait des petits mots pour le Mur des Lamentations. J’ai écrit un mot. Nous comptons sur l’aide de Dieu.
« Ils ont donné leur parole d’honneur à ma mère qu’ils ramèneraient mon père à la maison le soir même »
Victoria Kotova raconte l’enlèvement de son père, Serhiï Kotov, 51 ans, moniteur d’auto-école.
Nous venons d’Olechky. Mon père a été embarqué par des agents du FSB. Ils sont arrivés le 7 avril 2022 et ont encerclé notre maison de tous les côtés. Un drone survolait notre maison. Je n’étais pas chez moi, je vis à l’étranger avec ma famille depuis plusieurs années. Ma mère, mon père et ma jeune sœur étaient à la maison.
Mon père a vu par la fenêtre un agent des forces de l’ordre escalader la clôture. Ce dernier lui a dit : « Sors ! » Mon père lui a répondu qu’il allait s’habiller et sortir.
Mon père est un ancien sportif, mais il est handicapé depuis un accident du travail, et il se déplace avec des béquilles. Il est allé enfermer les chiens dans l’enclos. Pendant tout ce temps, les militaires le tenaient en joue. Lorsqu’il a ouvert la porte, 15 agents armés, masqués et cagoulés sont entrés.
Ils ne se sont pas présentés. Mon père leur a demandé de ne pas faire peur à sa fille. Ils ont demandé quel âge elle avait. Il a répondu 14 ans. Ils lui ont dit de la réveiller et de l’amener. Les membres de ma famille ont été mis dans des pièces séparées. Ils ont emmené mon père dans la cuisine et l’ont interrogé. Ils ont pris les téléphones et les ont inspectés. Pendant l’interrogatoire, mon père a été battu et giflé.
Ils ont fouillé toute la maison, le jardin et la cave, mais n’ont rien trouvé. Ils lui ont ensuite dit de prendre son passeport et ses médicaments et ils l’ont emmené. Ils ont donné leur parole d’honneur à ma mère qu’ils ramèneraient mon père à la maison le soir même, et lui ont demandé de ne rien dire à personne. Près de deux ans se sont écoulés depuis.
Le lendemain, il a été autorisé à appeler ma mère, ma sœur et moi. On a entendu qu’il était sur haut-parleur, sa voix ressemblait à celle d’un étranger. J’ai compris qu’il avait été battu.
Ma mère et ma sœur ont quitté Olechky une semaine après l’enlèvement de mon père. Un ami de la famille leur a fait traverser la ligne de front et neuf points de contrôle.
Nous avons appris la suite de l’histoire bien plus tard. Lorsqu’ils l’ont fait monter dans la voiture, l’un des officiers a dit : « Maintenant, tu vas tout nous raconter, j’en ai fait parler des plus coriaces que toi en Tchétchénie. On pourrait te faire avouer l’assassinat de Kennedy si on le voulait. » Ils sont allés dans un village voisin et ont fouillé une autre maison pendant que mon père était dans leur voiture sous bonne garde. Ils lui ont couvert les yeux avec un bonnet et mis du ruban adhésif sur les oreilles. Ils l’ont emmené à Kherson, dans les locaux qu’occupait le SBU3 avant l’occupation. Lorsqu’ils l’ont sorti de la voiture, il a entendu une voix qui lui a dit : « Salut, Serioga4 ! », mais il n’a pas compris de qui il s’agissait. Nous pensons que quelqu’un l’a dénoncé.
Ils l’ont gardé là pendant trois jours, l’ont torturé à l’électricité. Il y avait un autre prisonnier avec lui, un jeune homme que les forces de l’ordre ont étranglé avec un sac pour qu’il leur dise qui apparaissait dans une vidéo donnant des conseils pour quitter Olechky. La vidéo était devenue virale, car il n’y avait pas de couloir d’évacuation autorisé. Le jeune homme ne savait pas qui était l’auteur de la vidéo. Papa a pris sa défense en disant qu’il avait vu la vidéo lui aussi, et il a reçu des coups de poing dans les côtes, la tête, les oreilles.
Le major a ordonné qu’on le fusille. Il a été emmené dans une fosse de réparation de voitures, on l’a agenouillé face au mur. Puis il a entendu une voix lui demander : « Alors, tu te souviens, Kot ? » Son nom de famille est Kotov mais ses amis le surnomment « Kot ». Seuls des gens qu’il connaissait bien pouvaient l’appeler ainsi. Mais mon père, à cause du ruban adhésif qu’il avait sur les oreilles, n’a pas suffisamment bien entendu la voix pour comprendre de qui il s’agissait.
On lui a tiré une balle au-dessus de l’oreille, il a été pris de convulsions. Il a fallu appeler un médecin pour lui poser une perfusion. Le lendemain, il a de nouveau été interrogé. Rapidement, mon père a été transféré en Crimée. Ils ont dit qu’ils l’emmenaient passer au détecteur de mensonges et qu’ils le relâcheraient ensuite. Le 10 avril, il se trouvait à Simferopol au SIZO5 N°1.
Pendant six mois, nous n’avons pas su où il se trouvait. Nous avons fait des recherches. Des escrocs nous ont approchés pour nous demander de l’argent en échange de prétendues informations sur mon père. En août 2022, son compagnon de cellule a été libéré et mon père a pu entrer en contact avec nous par son intermédiaire. Pour prouver qu’il disait vrai, cet homme a décrit avec précision les tatouages de mon père et a donné le nom de son plat préféré. Nous avons commencé à envoyer des demandes à Simferopol, mais nous n’avons reçu aucune réponse.
Cet homme nous a dit qu’un autre compagnon de cellule était sur le point d’être libéré. En décembre 2022, ce dernier a effectivement été libéré. Il nous a indiqué que mon père avait été transféré au SIZO N°2 de Simferopol. Nous nous en sommes assurés et avons engagé un avocat. Quant à mon père, il ne savait pas lui-même qu’il avait désormais un avocat.
Le 10 mai 2023, les Russes ont officiellement reconnu la détention de mon père. On l’a fait sortir de sa cellule pour lui annoncer son chef d’inculpation : il était accusé d’espionnage en faveur de l’Ukraine et sa détention était officialisée. Le lendemain, il y a eu un procès. C’est à ce moment-là que mon père a appris qu’il avait un avocat et qu’il a su que nous, ses proches, allions bien. Avant cela, comme il nous l’a écrit, il était dans l’incertitude la plus totale, il s’inquiétait pour sa famille et voulait même s’ouvrir les veines de désespoir.
Lorsque sa détention a été officialisée, il a été autorisé à recevoir des colis et à correspondre avec nous. L’avocat nous a transmis une photo de lui qui nous a horrifiées. Mon père un grand gaillard, un ancien « Maître de sport »6 en développé-couché, qui avait toujours été en bonne forme, était maintenant terriblement émacié ! Dans sa prison russe, son poids était tombé à 65 kilos.
Le procès s’est tenu à huis clos le 27 septembre 2023. Le procureur a requis 19 ans de prison. Mon père a finalement été condamné à 15 ans de régime strict. En raison du secret d’État, nous n’avons pu obtenir aucune information sur les détails de l’affaire. L’appel et notre plainte devraient être examinés au début de cette année.
Les conditions de détention sont difficiles. La cellule mesure quatre mètres sur six et contient quatre détenus. Le chauffage n’a été allumé que récemment. Il peut se laver une fois par semaine. La nourriture est épouvantable, ce sont uniquement les colis qui le sauvent. Une fois par semaine, les détenus reçoivent un poisson qui empeste : on se bouche le nez et on l’avale ! À six heures du matin, on se lève, et après le lever, on ne peut plus s’asseoir ou s’allonger sur un lit, seulement rester assis sur un banc. Une fois par jour, on fait une promenade de 30 minutes. Mon père essaie de faire quelques pompes pour se maintenir en forme. Il y a une vidéosurveillance dans la cellule. Dans le centre de détention, il y a une bibliothèque, donc on peut lire. On peut correspondre grâce aux services de Zonatelecom7 : j’écris un courrier électronique qui est imprimé et apporté à mon père dans sa cellule. Je lui achète des formulaires vierges ce qui lui permet d’écrire une réponse à la main. Les agents de la prison la scannent et nous l’envoient. Toutes les lettres doivent passer par les organes de censure de la prison. Je reçois deux lettres par semaine.
« Soudain, ils ont entendu un cri venant des buissons : “Pas un geste !” »
Anna raconte l’enlèvement de son mari, Ivan, 29 ans, un ouvrier qui travaillait dernièrement comme agent de sécurité.
Lorsque la guerre totale a commencé, mon mari et moi nous trouvions dans le village de datchas de Krouhy, dans le district de Vychhorod de la région de Kyïv. J’y travaillais comme gouvernante et mon mari comme agent de sécurité. Le 28 février 2022, Ivan a reçu un appel téléphonique de son frère lui disant qu’il ne pouvait pas rentrer chez lui, dans le village de Dymer, parce que les troupes russes y étaient entrées et que les ponts avaient été détruits. Mon mari a dit à son frère d’aller sur les rives du réservoir de Kyïv, et que lui irait à sa rencontre. J’ai essayé de dissuader mon mari d’y aller, mais il était déterminé à aider son frère. Il n’est jamais revenu de cette expédition.
Le 2 mars, ma fille est venue me rendre visite avec son mari et ses enfants. Le plus jeune n’avait que deux mois. Il fallait trouver du lait pour le nourrir. Il n’y avait ni communication, ni transport, ni électricité, ni chauffage. Aucune information ne nous parvenait.
Je suis allée à pied dans notre village de Dymer, situé à 12 kilomètres de mon lieu de travail à Krouhy, pour essayer de trouver quelqu’un qui aurait une vache et acheter du lait, et pour savoir où était Ivan. Une fois dans notre appartement, je me suis rendu compte qu’Ivan n’était pas rentré du tout, et j’ai interrogé les voisins qui étaient restés. Ensuite, tous les deux jours, j’ai franchi à pied les points de contrôle russes. Ils me déshabillaient, me contrôlaient, me cherchaient des noises, retournaient mes sacs de provisions que j’avais eu tant de mal à me procurer pour ma famille. Une fois, ils ont éparpillé mes pommes de terre sur le sol. Je me rendais chez des amis où je laissais des petits papiers à la porte : « Vania8, tu sais où nous sommes, nous t’attendons, essaie de rentrer ! » Puis des voisins m’ont dit que beaucoup d’Ukrainiens étaient détenus dans le bâtiment de l’usine Viknaland9 située à Dymer.
J’y suis allée et je suis arrivée à un point de contrôle. Un soldat m’a dit que mon mari n’était pas là. Je lui ai demandé de se renseigner et, au moins, de lui transmettre des chaussettes chaudes. Deux jours plus tard, l’une de mes connaissances m’a prévenue qu’il valait mieux ne pas aller là-bas : beaucoup de gens étaient raflés et envoyés vers une destination inconnue. Le 30 mars, j’ai constaté que le point de contrôle avait disparu. Ce jour-là, les troupes russes avaient quitté la région de Kyïv.
Cinq jours plus tard, la police ukrainienne s’est présentée au village et j’ai signalé la disparition de mon mari. Dès que l’électricité et les communications ont été rétablies, j’ai commencé à faire des recherches sur les réseaux sociaux. Quelqu’un s’est manifesté et m’a demandé : « Comment ça, Vania n’est pas encore rentré ? » J’ai réussi à en savoir plus : lorsque Vania était allé chercher son frère, il avait fait un bout de chemin avec un compagnon de route qui essayait de rentrer chez lui à pied, à Vychhorod. C’était le mois de février, la nuit tombait tôt. Soudain, ils ont entendu un cri venant des buissons : « Pas un geste ! » C’était un point de contrôle russe. Les militaires leur ont bandé les yeux et les ont enfermés dans un hangar dans le village de Kozarovytchi. Ils ont été interrogés pendant trois jours. Dieu seul sait pour quel motif ! Vania n’avait rien à dire, c’est un civil, il n’a même pas fait son service militaire.
Ils ont ensuite été emmenés à Dymer, où étaient détenus de nombreux prisonniers, et on a continué à les interroger. En captivité, les gens perdent la notion du temps. Selon les calculs d’une connaissance de Vania, c’est le 9 mars que dix prisonniers, dont Vania, ont été embarqués dans un véhicule blindé et emmenés quelque part. Cette connaissance a été libérée quelques jours plus tard. Comment les Russes ont-ils déterminé qui devait être libéré et qui devait être gardé ? J’ai ensuite appris que les prisonniers restants avaient d’abord été emmenés à Hostomel, puis envoyés au Bélarus et, de là, répartis vers différents centres de détention provisoire et colonies.
Ensuite, on a appris que des Ukrainiens avaient été échangés, et que certains étaient rentrés de Russie. J’ai retrouvé ces personnes et leur ai demandé si elles avaient entendu parler de mon mari. Certains ont dit que oui, même s’ils n’avaient pas vu Vania en personne. J’ai demandé des précisions pour m’assurer qu’il s’agissait bien de mon mari. Une autre personne libérée, qui était dans un sale état après avoir subi la torture et la captivité (il était confus et passait alternativement du souvenir à l’oubli), a dit qu’il avait vu mon mari. Il m’a dit que tous les prisonniers étaient obligés de marcher courbés, la tête baissée. Il a dit avoir vu Vania au Bélarus, dans un centre de répartition, alors qu’on s’apprêtait à l’envoyer en Russie. Un autre rapatrié a dit avoir vu Vania à Novozybkov, dans la région de Briansk. Il a donné des détails qui m’ont convaincue qu’il s’agissait bien de mon mari.
En septembre 2022, j’ai reçu un mot de Vania. C’était bien son écriture ! La lettre avait été écrite le 14 avril 2022. Apparemment, à ce moment-là, il venait d’arriver à la colonie ou au SIZO. De nombreux habitants de notre quartier ont reçu des messages similaires : « Je suis vivant, en bonne santé, pas malade. » Tant de mois s’étaient écoulés, et les premières nouvelles que nous recevions étaient bien laconiques. Nous n’avons rien su d’autre.
En juin 2023, j’ai été informée que mon mari avait été transféré dans une colonie pénitentiaire de la région de Toula. J’ai également reçu des photos des chaînes Telegram russes, sur lesquelles j’ai identifié Vania. Le pays agresseur a confirmé, par l’intermédiaire de la Croix-Rouge, que mon mari était en captivité.
Dans notre district de la région de Kyïv, 44 personnes ont été enlevées. Leurs proches ont formé un collectif pour unir leurs efforts afin de les faire libérer. Les personnes détenues sont principalement de jeunes hommes civils habitant dans des villages, pas des militaires. Je demande à tous ceux qui ont été libérés des prisons russes de rencontrer des membres de notre collectif. Je les mets en contact avec les proches de ceux qu’ils ont vus. Récemment, un homme est sorti, je lui ai montré une liste de noms d’otages issus de notre quartier. Il en connaissait quatre. Il m’a dit que s’il se souvenait de quelqu’un d’autre, il me le dirait. J’ai l’intuition, je sens au fond de moi que nos hommes seront bientôt de retour.
« Ne vous inquiétez pas ! Nous allons les rééduquer »
Natalia raconte l’enlèvement de son fils Andriï, 33 ans, musicien.
Je vis dans un village près de Koupiansk, dans la région de Kharkiv. Andriï vivait à Koupiansk. Il a disparu le 28 avril 2022. Ce jour-là, il était en train de sortir de son immeuble au moment où on l’a attrapé, on lui a cassé les mains et on l’a traîné dans son appartement. Son logement a été fouillé, tout a été mis sens dessus dessous, on lui a pris son ordinateur portable (du bon matériel, car Andriï est DJ et il compose de la musique sur ordinateur). Andriï est grand, baraqué, solide, il mesure un mètre quatre-vingt-cinq. Il a beaucoup de tatouages qu’il a dessinés lui-même.
J’ai appris par des voisins qu’il avait été emmené dans une voiture arborant la lettre Z. La voiture était garée devant son immeuble depuis déjà deux jours. C’est le genre de voiture que les agents du FSB ont l’habitude d’utiliser. Je suis allé au FSB et j’ai demandé de ses nouvelles. Ils ont d’abord refusé de me dire quoi que ce soit, prétextant qu’ils ne savaient rien. Ils ont dit qu’ils n’arrêtaient que les personnes qui violaient le couvre-feu. Mais j’ai insisté et ils m’ont dit : « Eh bien, oui, il a été emmené, mais que voulez-vous ? Nous procédons à des contrôles car il a été dénoncé. S’il a été arrêté, il doit bien y avoir une raison. C’est probablement qu’il ne veut pas coopérer avec nous. Ceux qui coopèrent, nous les laissons partir. » Ils se contredisaient sans arrêt. Tantôt ils l’avaient arrêté, tantôt ils ne l’avaient pas arrêté, tantôt ils l’avaient arrêté mais relâché le lendemain parce qu’ils n’avaient soi-disant pas besoin de lui, vu qu’ils ne gardaient que les alcooliques pour faire le ménage et porter des sacs de sable. Andriï aurait été celui qui se tenait le mieux, donc ils l’avaient laissé partir. J’ai interrogé différents employés, décrivant mon fils, ses traits, ses tatouages. Ils me disaient : « Qu’est-ce que c’est que ces tatouages ? Et d’ailleurs pourquoi l’avez-vous laissé se faire tatouer ? »
Je me suis rendue à Koupiansk tous les jours et j’ai frappé à toutes les portes des administrations russes. Une fois, au FSB, on m’a dit : « Lorsqu’il a été arrêté, il a dit : « Faites ce que vous voulez mais ne touchez pas à ma mère ! » » Le connaissant, je sais qu’il aurait pu dire cela. Il a une position clairement pro-ukrainienne : il aurait aussi pu dire des choses assez dangereuses pour lui. J’ai entendu dire que les gens comme lui étaient rassemblés à Koupiansk et emmenés à Belgorod pour y être « rééduqués », qu’ils étaient parfois relâchés pour peu qu’un ordre dans ce sens ait été donné.
Les militaires russes me parlaient comme si j’étais folle d’essayer d’obtenir des informations sur mon fils. Ils me disaient : « Ne vous inquiétez pas ! Nous allons les rééduquer, nous allons leur raconter la vraie histoire, ils comprendront que ce que l’Ukraine fait est mal. » Mais il y avait aussi des représentants des forces de l’ordre qui disaient les choses franchement et affirmaient : « Nous en avons détruit des plus coriaces que lui ! »
Comme je l’ai appris plus tard, mon fils n’est resté qu’une seule nuit chez eux. Les représentants des forces de l’ordre auxquelles j’ai parlé savaient que mon fils avait été amené là, mais ils n’ont rien dit de particulier sur son séjour. Il y avait un local de la compagnie des eaux où étaient rassemblés les « politiques », comme les Russes les appelaient. Je suppose que c’est de là qu’il a été emmené en Russie, c’est-à-dire de la ville ukrainienne occupée de Koupiansk vers l’autre côté de la frontière, quelque part non loin de là : à Rostov, Valouïki, Briansk, ou Belgorod. J’ai demandé : « Comment vont-ils rentrer chez eux ? » On m’a répondu qu’ils seraient ramenés comme ils avaient été emmenés. Quand un convoi arriverait avec des équipements, on les ramènerait en même temps.
Je ne comprends pas pourquoi la Russie a besoin de nos civils. S’ils voient qu’ils ont pris des civils, pourquoi ne pas les relâcher ? À moins que les Russes n’aient pas envie de « s’abaisser » à relâcher qui que ce soit…
Mon fils a déjà fêté deux de ses anniversaires dans un endroit non identifié. Cela fait presque deux ans que je cherche, mais rien à faire… Tantôt on me conseille de ne rien dire, tantôt on m’incite à raconter cette histoire de manière anonyme, tantôt on me dit d’en parler haut et fort partout. Ceux qui n’étaient pas là pendant l’occupation et ne savent pas ce qui s’est passé ici m’écrivent : « Quelle règle Andriï a-t-il enfreinte ? Qu’a-t-il fait pour être arrêté ? » Je ne sais plus quoi faire, je suis désespérée. Psychologiquement, je ne me sens pas capable de partir d’ici ! Et s’il revenait et que je n’étais plus là ?
« Les militaires russes ont dû voler la voiture et peut-être forcer Youri à conduire »
Lidia Liakh raconte l’enlèvement de son fils, Youri, 43 ans, chauffeur.
Nous habitons la région de Kyïv, dans le village de Lytvynivka. Le 27 février 2022, Youri est allé à l’atelier de réparation automobile pour faire changer une roue de sa voiture. Il travaillait comme chauffeur dans une entreprise de menuiserie de Kyïv qui fabriquait, livrait et installait des meubles.
Ce jour-là, comme nous l’avons appris plus tard, il s’est retrouvé à Dymer. Il n’a jamais atteint le garage automobile. Nous n’avons plus eu de contact avec lui. Sa voiture a également disparu. Le patron de Youri a dit que la balise de la voiture en question indiquait une localisation à Dymer, près du cimetière. Ils s’y sont rendus avec des hommes du SBU, mais n’ont rien trouvé.
La voiture était en bon état de marche à part cette roue crevée. Les militaires russes ont dû voler la voiture et peut-être forcer Youri à conduire.
Je suis sûre qu’il faisait partie des personnes détenues dans les locaux de l’entreprise Viknaland. Les conditions de détention y étaient infernales. Il y avait une fonderie, et dans une pièce à côté étaient détenues 44 personnes, dont une femme enceinte. On ne leur donnait aucune nourriture et boisson dignes de ce nom. Ils faisaient leurs besoins sur place, puis on a fini par leur donner un tonneau.
Youra10 s’est évaporé. Au début, nous ne pouvions pas le chercher. Lorsque notre territoire a été occupé, nous sommes restés dans la cave pendant 11 jours. De temps en temps, nous sortions, allions prendre quelque chose dans notre maison, puis nous retournions dans la cave. Il n’y avait ni eau ni lumière, plus de gaz non plus. Le 8 mars, nous sommes partis pour être évacués à Lviv pour deux mois. Je ne savais pas du tout ce qui était arrivé à mon fils. Mais sa femme est restée pour pouvoir veiller sur sa grande maison, et pour chercher Youri, notamment à l’hôpital de Dymer.
J’ai appelé la hotline du ministère ukrainien de la Réintégration des territoires temporairement occupés. Ma déclaration de disparition a été reçue. Mon fils aîné est maintenant dans l’armée, il a également déposé une requête. Lorsque les troupes russes se sont retirées de Kyïv, nous sommes rentrés à la maison. En juin, j’ai fait un rapport à la police sur la disparition de mon fils. On m’a prélevé du sang pour une recherche ADN.
Une femme rentrée de captivité a déclaré que mon fils faisait partie des détenus de Dymer. Il a peut-être été emmené à Novozybkov, dans la région de Briansk, puis transféré à Donskoï, dans la région de Toula. Un jeune homme libéré en juin 2023 a déclaré avoir entendu le prénom et le nom de mon fils en prison. Cela a éveillé l’espoir ténu qu’il était encore en vie.
Quelques mois plus tard, le Centre de coordination11 m’a écrit pour m’informer que Youra était en captivité. Mais la Croix-Rouge a démenti cette information. J’ai essayé de tirer la chose au clair et j’ai compris que le Centre de coordination avait fait une erreur, que la lettre avait été rédigée par un employé incompétent.
J’avais l’espoir que mon fils était encore en vie, mais là, de nouveau, je ne sais plus. Il a deux filles qui l’attendent à la maison, l’une âgée de 15 ans et l’autre de 21 ans qu’il aidait à payer ses études. Mais voilà deux ans qu’il a disparu…
Cet article a été rédigé avec l’aide de l’organisation ukrainienne de défense des droits humains Tsentr hromadianskykh svobod12 qui aide les Ukrainiens à retrouver leurs proches.
Traduit du russe par Clarisse Brossard
Lire la version originale
Journaliste freelance qui publie depuis le début des années 2000 sur le Caucase nord où elle s’est rendue à de nombreuses reprises. Depuis février 2022, elle se rend en Ukraine pour couvrir la guerre, notamment en racontant l’histoire des combattants caucasiens qui se battent pour l’Ukraine.
Notes
- Appellation ukrainienne du Dniepr [Toutes les notes sont de la traductrice].
- FSIN Pismo : système de correspondance surveillée entre les détenus et leurs proches organisé par le Service fédéral de l’exécution des peines (FSIN).
- SBU (Sloujba bezpeky Oukraïny) : services de sécurité de l’Ukraine.
- Diminutif russe de Sergueï [version russe de Serhiï].
- SIZO (Sledtsvenny izoliator) : centre de détention provisoire.
- Plus haute distinction sportive en URSS ( « Master sporta SSSR »), un terme dont les pays postsoviétiques ont le plus souvent hérité ( « Master sporta Rossii », « Master sporta Oukraïny », etc.).
- Compagnie privée collaborant avec le système pénitentiaire russe permettant aux proches d’entretenir une correspondance avec les détenus : transmission de vidéos, de courriers électroniques, transfert d’argent.
- Diminutif d’Ivan.
- Entreprise ukrainienne de fabrication de fenêtres.
- Diminutif de Youri.
- Nom complet : Centre conjoint de coordination des recherches et de la libération des personnes illégalement privées de liberté à la suite d’une agression contre l’Ukraine
- Tsentr hromadianskykh svobod (Center for Civil Liberties) : ONG ukrainienne dirigée par la Prix Nobel Oleksandra Matviïtchouk