L’Ukraine doit-elle s’attaquer à l’industrie russe du raffinage du pétrole ?

Les attaques contre les infrastructures de raffinage pétrolier en Russie sont un succès stratégique de l’Ukraine, au moment où, par manque de munitions, elle subit des revers sur le front. Toutefois, les responsables américains ont exprimé leurs inquiétudes quant aux conséquences négatives potentielles de ces attaques sur le marché mondial de l’énergie, et ont appelé à la cessation de ces opérations. Dans cet entretien, Mykhaïlo Gontchar, président du Centre d’études mondiales « Strategy XXI », explique pourquoi la décision de l’Ukraine de cibler les raffineries russes est légitime et efficace.

Propos recueillis par Anastassia Herasimtchouk (UkraineWorld)

Pourquoi les raffineries russes sont-elles des cibles militaires légitimes ? 

Celeste Wallander, secrétaire adjointe à la défense des États-Unis pour la sécurité internationale, a fait une déclaration contestable sur la nature civile de l’infrastructure de raffinage du pétrole russe. Cependant, les raffineries de pétrole produisent des produits à double usage.

Outre l’essence et le diesel, elles produisent une vaste gamme de produits spécialisés destinés à des applications militaires.

Il s’agit notamment de carburants spéciaux pour les avions supersoniques et les missiles de croisière, ainsi que de lubrifiants et d’additifs pour divers mécanismes d’équipements militaires soumis à des charges mécaniques et thermiques élevées.

Le ministère russe de la Défense maintient un bureau permanent de contrôle dans les raffineries de pétrole afin de s’assurer que les produits répondent aux exigences militaires spécifiques.

Les frappes ukrainiennes sur les raffineries russes ne constituent pas une nouvelle stratégie militaire, mais plutôt un principe fondamental de la guerre. Priver l’ennemi de ressources vitales telles que les munitions, le carburant et les moyens de communication est une stratégie de guerre qui a fait ses preuves.

Par exemple, lors de l’opération « Tempête du désert », les États-Unis ont pris pour cible les raffineries de pétrole irakiennes. De même, l’importance des frappes sur les raffineries de pétrole est mise en évidence par l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. La défaite du IIIe Reich allemand a été facilitée par le bombardement des installations de raffinage de pétrole allemandes par les Alliés.

De surcroît, les États-Unis n’ont pas mentionné ce que la Russie fait depuis le début de l’invasion à grande échelle. Elle a commencé à détruire systématiquement et constamment les infrastructures pétrolières ukrainiennes le 27 février 2022, trois jours seulement après avoir lancé son invasion à grande échelle. Elle a anéanti plusieurs dépôts pétroliers en Ukraine.

Les Russes ont cherché à cibler pour la première fois les raffineries de pétrole ukrainiennes en avril 2022, en visant particulièrement la raffinerie de Krementchouk, la seule qui fonctionnait à l’époque. Ils ont continué à la viser entre 2022 et 2023, réussissant à la frapper à sept reprises, non seulement avec de petits drones, mais aussi avec des missiles de croisière et des missiles balistiques.

À l’époque, l’Ukraine n’avait rien pour y répondre. Cependant, grâce à des améliorations progressives des capacités et à des efforts stratégiques, le boomerang a commencé à se retourner contre les Russes. L’Ukraine a pu commencer à cibler les dépôts de pétrole russes et, plus tard, les raffineries de pétrole en 2023.

Les frappes ukrainiennes sur les raffineries russes ont-elles réellement nui au marché mondial de l’énergie ? 

L’affirmation des responsables américains selon laquelle les attaques ukrainiennes contre les raffineries de pétrole russes pourraient entraîner une hausse des cours mondiaux du pétrole serait plutôt une manipulation.

Tout d’abord, les marchés américain et russe des carburants ne sont aucunement liés. Il en va de même pour leurs marchés pétroliers.

Deuxièmement, l’Ukraine a ciblé des installations de raffinage du pétrole et non des sites d’extraction. Par conséquent, le volume du pétrole russe sur le marché est resté constant.

Quelles sont donc les véritables causes de l’agitation sur les marchés pétroliers mondiaux ? Elles sont complexes et ne peuvent être attribuées à une cause unique. Les conflits en cours au Moyen-Orient, en particulier les défis posés par les Houthis, contribuent largement à cette situation.

Leurs attaques contre le trafic commercial entre le golfe Persique, la mer Rouge et le canal de Suez ont contraint les navires, y compris les pétroliers, à emprunter des itinéraires plus longs et plus coûteux. Par conséquent, l’augmentation des coûts de livraison entraîne une hausse des prix du pétrole.

En outre, la dynamique actuelle du marché pétrolier est influencée par les relations tendues entre les États-Unis et leur partenaire stratégique, l’Arabie saoudite.

L’Arabie saoudite jouait traditionnellement de conserve avec les États-Unis sur le marché du pétrole, mais elle s’est maintenant alignée sur la Russie à cet égard. La Russie et l’Arabie saoudite ont un intérêt commun à ce que les prix du pétrole augmentent, ce qui a conduit à leur collaboration dans le cadre de l’OPEP+.

Compte tenu de la complexité de ces facteurs et de l’incapacité occidentale, américaine en particulier, à y faire face, la tendance est à l’attribution de responsabilités à des sources commodes, comme les frappes ukrainiennes.

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Incendie dans un dépôt pétrolier à Sébastopol après une attaque de drone en avril 2023. Photo du service de presse du soi-disant gouverneur de Sébastopol nommé par les Russes

Quel est l’effet du contexte politique national sur les déclarations des USA concernant les frappes ukrainiennes? 

La campagne électorale en cours aux États-Unis a attiré l’attention sur les prix des carburants en tant que facteur critique dans la compétition politique. Les États-Unis sont le premier producteur mondial de pétrole, avec la possibilité d’augmenter encore leur production.

Cependant, l’administration actuelle a obtenu le soutien des défenseurs du climat et comptera une fois de plus sur leur soutien. L’augmentation de la production de pétrole pourrait lui aliéner cette base de soutien, car ils plaident pour une réduction de la production, ce qui entraînerait presque certainement une augmentation des prix.

Un autre facteur n’est peut-être pas évident à première vue. La hausse des prix du pétrole profite non seulement aux régimes répressifs comme la Russie ou l’Iran, mais aussi aux grandes compagnies pétrolières américaines qui opèrent au Kazakhstan et ailleurs.

Des sociétés telles que Chevron et ExxonMobil extraient du pétrole au Kazakhstan et dépendent des voies de transport russes ( « Tengiz-Novorossiïsk »), que la Russie pourrait bloquer, ce qui réduirait leurs bénéfices et leur capacité à verser des dividendes à leurs actionnaires.

Par conséquent, ces entreprises prennent en compte les intérêts russes et utilisent leurs puissants réseaux de communication pour inciter l’Ukraine à mettre fin à ses frappes sur les raffineries de pétrole russes.

Dès août 2023, les forces ukrainiennes ont utilisé un drone pour frapper le pétrolier russe Sig dans l’est de la mer Noire. Ce pétrolier transportait du carburant diesel vers la Crimée occupée pour approvisionner les troupes d’occupation.

Bien que ces pétroliers soient des cibles militaires légitimes, les attaques ont depuis cessé. Cette pause est intervenue après que des entreprises kazakhes, européennes et américaines ont demandé aux autorités européennes et américaines d’intervenir pour dissuader l’Ukraine de s’en prendre aux pétroliers.

C’était une erreur, surtout si l’on considère l’inefficacité des sanctions contre le secteur énergétique russe. L’économie russe ne s’est pas effondrée dans une large mesure parce que les revenus de l’industrie pétrolière russe continuent d’alimenter l’agression contre l’Ukraine.

Ce facteur, combiné à la position de faiblesse des États-Unis, permet à la Russie de mener des attaques plus audacieuses et plus dangereuses.

Comme nous pouvons le constater, les fluctuations du marché mondial du pétrole ne sont pas liées aux attaques de l’Ukraine contre les raffineries russes, mais les déclarations des responsables américains, liées à des considérations de politique intérieure, ont favorisé la Russie.

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La raffinerie de Nijnekamsk (Tatarstan), le 2 avril dernier // Photo prise par un habitant

L’Ukraine doit poursuivre les frappes contre l’industrie russe du raffinage de pétrole sans longues pauses. Les drones, plutôt que les missiles de croisière, sont plus susceptibles d’endommager les équipements que de les détruire.

Les installations endommagées peuvent être réparées, la durée de la période de restauration étant déterminée par l’étendue des dégâts. La Russie a déjà démontré sa capacité à réparer et à rouvrir certaines des raffineries endommagées.

Malgré les déclarations officielles suggérant le contraire, nombreux sont ceux qui, aux États-Unis, comprennent les implications négatives des déclarations officielles des dirigeants américains. Des personnalités respectées de la communauté militaire et des experts américains ont critiqué l’illogisme de cette approche, soulignant ses inconvénients tant du point de vue militaire que du point de vue du marché.

En outre, il est important de noter que l’Ukraine mène ces frappes avec ses propres armes, et non avec des armes américaines.

Enfin, la dernière résolution de l’APCE du 17 avril 2024 reconnaît que les raffineries de pétrole russes peuvent être considérées comme des cibles légitimes d’attaques militaires en vertu du droit humanitaire international.

Actuellement, l’Ukraine poursuit des objectifs d’une nature différente, reconnaissant que ses capacités ne sont pas illimitées. Toutefois, les efforts visant à détruire l’industrie russe du raffinage de pétrole doivent se poursuivre.

Traduit de l’anglais par Desk Russie

Desk Russie remercie UkraineWorld pour l’autorisation de publier cet article. Lire la version originale.

gontchar bio

Expert ukrainien des relations internationales en matière d'énergie et de sécurité. Président du Centre d'études mondiales « Strategy XXI », rédacteur en chef du magazine Black Sea Security.

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