Olena alias Mara, fantassin dans une brigade de la Défense territoriale

Propos recueillis et mis en forme par Khrystyna Paroubiï, journaliste et présentatrice sur la chaîne ukrainienne Espresso.

Desk Russie publie le premier d’une série de témoignages de femmes militaires de l’Ukraine. Nous remercions chaleureusement les éditions Doukh i Litera d’avoir autorisé cette publication. La jeune Olena a témoigné en décembre 2023, elle est morte au combat en avril 2024, près de Kreminna. Desk Russie lui rend hommage.

« En première ligne, il n’y a pas de peur »

Je ne suis pas une militaire de métier, mais petite, je rêvais déjà de servir dans l’armée. Mon père est officier et j’ai vécu quelque temps dans une unité militaire. Pour moi, mon père était un officier modèle, c’est lui qui m’a inculqué l’amour de la chose militaire. J’étais attirée par l’exemple de mes parents et voulais leur ressembler. Je sais bien qu’à l’époque soviétique et jusqu’en 2014, il y avait beaucoup de dysfonctionnements dans l’armée. Pourtant, moi, je n’ai vu l’armée que sous son meilleur jour.

Avec mes yeux de petite fille, ce que je voyais, c’étaient des gens qui défendaient leur pays. Je rêvais d’aviation, mais cela n’a pas marché. Dans la vie civile, j’ai travaillé comme juriste pour la fonction publique. J’avais aussi des loisirs : peindre à l’aquarelle, faire de la plongée, monter à cheval et voyager.

Le 24 février, lorsque la Russie a lancé son invasion à grande échelle contre l’Ukraine, je ne pouvais pas ne pas rejoindre l’armée. Je me suis rendue au bureau d’enrôlement militaire. Là-bas, j’ai remarqué une seule autre jeune femme. On nous a dit que pour intégrer la Défense territoriale1, c’était ailleurs. Nous sommes donc allées à pied jusqu’à l’endroit où elle était basée. Là-bas, on nous a dit que la brigade avait été évacuée. Nous nous sommes alors rendues à l’endroit où elle s’était repositionnée. Nous y avons vu une foule de volontaires et avons fait la queue pendant une demi-journée pour pouvoir remplir le document nécessaire. Puis, pendant la deuxième moitié de la journée, nous avons fait la queue pour obtenir des armes.

Selon moi, en temps de guerre, l’armée est l’endroit le plus sûr du pays. Je comprends bien que cela puisse sembler étrange, car bien sûr, dans l’armée, en particulier sur la ligne de front, on peut être tué. Mais, dans l’armée, on peut aussi et surtout se défendre. Ce n’est pas un missile ou un groupe de combat ennemi qui va décider de ton sort, c’est toi-même.

C’est ainsi que j’ai commencé à défendre mon pays contre l’envahisseur.

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Olena (Mara). Photo : Espreso.tv

Ma première mission de combat a consisté à tenir des checkpoints à Kyïv. Ce n’est qu’à ce moment-là que j’ai compris que j’étais dans l’armée. Pas de serment, juste un fusil et une mission de combat. Le serment est arrivé plus tard, un moment très beau et solennel, accompagné par un joueur de bandoura2. Ensuite, vers onze heures, au centre de la Défense territoriale, on nous a donné des armes et on nous a envoyés nous reposer. À trois heures du matin, on nous a réveillés pour nous annoncer que nous devions prendre position dans le centre de Kyïv et occuper un carrefour. Nous nous y sommes rendus de nuit. Heureusement, notre chef de section était un officier de carrière et savait ce qu’il faisait. Il a choisi les emplacements et posté les membres de la section. Nous sommes restés là pendant deux jours, sans être relevés parce qu’il n’y avait personne pour nous remplacer. Nous n’avions aucun endroit où nous reposer et manger. Ensuite, un checkpoint a été installé à cet endroit. Nous avions enfin un endroit pour souffler, des volontaires ont commencé à apporter de la nourriture, et le quartier général a distribué des repas.

En fait, les premières semaines, le corps tourne à l’adrénaline. Tu es là, sans gilet pare-balles, sans casque, sans comprendre ce qui se passe dans le centre de Kyïv. Tandis que quelque part, un peu plus loin, avenue Peremoha, les rumeurs, les nouvelles et parfois même les bruits te font comprendre que des véhicules ennemis approchent. C’est une dose gigantesque d’adrénaline. Puis vient l’habitude. Tu t’habitues à la mitrailleuse, tu t’habitues à être entourée d’une vingtaine de gars, tu t’habitues à l’uniforme et aux bottes. On traverse le stress et l’adrénaline pour entrer dans l’habitude, mais ce passage est presque imperceptible.

Après la libération de la région de Kyïv, nous nous sommes rendus dans des zones de combat plus dangereuses. Dans la région de Kharkiv, nous avons fait l’expérience du véritable combat actif. Devant nos yeux : une rivière, une forêt ; et dans la forêt, l’ennemi. On ne peut pas le voir, mais on sait qu’il est bien là, quelque part de l’autre côté de la rivière. C’est infiniment calme, tranquille, mais infiniment dangereux. Nous n’avons pratiquement pas vu Kharkiv. Nous avons longé la ville en véhicule, mais ne l’avons pas vue. Nous n’avons vu aucun village. Je sais que le village près duquel nous étions était presque désert. Nous avons pris nos positions. Autour de nous,  la forêt, la rivière et pas un bruit. La nuit, un silence sinistre s’installe. Nous avons atteint le bord de la rivière et pris position. L’ennemi a signalé sa présence en bombardant des villages proches de nous. Puis, nous avons échappé au pire, car il y a eu une offensive dans notre direction. La Défense territoriale a été utilisée correctement, nous n’avons pas lancé d’attaques directes. Nous sommes la dernière ligne. Entre autres missions, nous établissions des points de contrôle. Partout, des équipements russes endommagés et des villages à moitié détruits où il n’y avait presque plus d’habitants. Et là où il restait des gens, il n’y avait plus ni électricité ni gaz. Nous avons atteint la frontière. Mais les Russes ont continué leurs bombardements sur la région de Kharkiv. Ils prenaient pour cible les civils et continuaient à détruire des villages avec leurs armes à longue portée.

Pendant ces moments-là, je n’avais pas peur, mais j’avais le sentiment d’avoir une énorme responsabilité envers mes frères d’armes. Lorsque tu te retrouves en première ligne pour la première fois, que tu prends conscience qu’il n’y a plus personne d’autre devant toi, que tu es là, tout devant, en premier, c’est impressionnant. Tu comprends que tu n’as pas le droit à l’erreur. Cela dit, les assauts n’étaient pas lancés de nos positions. Notre mission était d’observer sans nous faire remarquer. Cela veut dire que l’on est à son poste, la nuit, dans un silence absolu, dans l’obscurité, équipé d’une caméra thermique, et que l’on surveille l’autre côté de la rivière afin de pouvoir prévenir le quartier général si quelque chose se produit. On éprouve un sentiment de grande inquiétude. Je n’ai pas participé directement à des assauts, mais nous avons avancé en même temps que toutes les brigades et pris nos positions. C’est avec l’aide de notre unité que le drapeau ukrainien a pu flotter à nouveau sur la frontière russo-ukrainienne, dans la région de Kharkiv. C’était un grand moment de bonheur auquel j’ai pu contribuer, bien que de manière modeste, tout simplement en remplissant correctement ma mission.

Entretien publié dans Jinky na viïni (Femmes en guerre), Paroubiï Khrystyna, Berliand Iryna, éditions Doukh i Litera, Kyïv, 2024, pp. 67-72.

Traduit de l’ukrainien par Clarisse Brossard

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Khrystyna Paroubiï est une présentatrice de télévision et journaliste ukrainienne. Elle présente des nouvelles sur la chaîne Espresso TV. Elle réalise également des reportages sur des sujets militaires. En 2022, elle a lancé son propre projet « Femmes en guerre : histoires par Khrystyna Paroubiï ». Vingt récits sur la vie des femmes au front ont été inclus dans le livre Femmes en guerre, co-écrit avec Iryna Berlyand et paru en 2024 chez Doukh et Litera.

Khrystyna Paroubiï a travaillé en tant que rédactrice à la chaîne Suspilne. Lviv (2016-2019).

Notes

  1. La Défense territoriale ou Forces de défense territoriale (Terytorialna oborona ou Viïska terytorialnoï oborony) est placée sous le commandement du ministère de la Défense. Ses brigades sont formées d’un noyau de réservistes (militaires de métier) qui peut être élargi à des volontaires civils pour la défense locale, en cas de besoin [toutes les notes sont de la traductrice].
  2. Bandoura : instrument à cordes traditionnel d’Ukraine.

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