Une semaine à Kharkiv : la réalité brutale de l’offensive russe

Nous publions ce reportage de Cyrille Amoursky qui témoigne, photos à l’appui, de ce que subissent les Ukrainiens au quotidien de la part de leur voisin russe. Dans un contexte électoral sans précédent en France, la société civile française a le devoir moral de continuer à soutenir l’Ukraine et de faire barrage aux forces qui donneraient carte blanche aux crimes de Vladimir Poutine.

Après avoir terminé mes études de journalisme, j’avais décidé de revenir à Kyïv, en Ukraine, pour revoir ma famille. Cependant, mes plans ont changé brusquement quelques jours avant mon départ en raison de l’offensive russe au nord de la région de Kharkiv, le 10 mai de cette année. J’ai alors pris la décision de me rendre sur place.

La menace d’un encerclement par les troupes russes de la deuxième ville du pays était trop inquiétante. Je voulais voir de mes propres yeux comment vivait la ville depuis cette offensive et recueillir des témoignages de ceux qui se trouvaient en première ligne, autour de Vovtchansk, où les forces russes progressaient lentement.

Vovtchansk : le nouveau champ de bataille

À peine arrivé, mes amis photographes, le couple Liberov, m’ont invité à les rejoindre à un point de stabilisation fraîchement établi non loin de Vovtchansk. Ce point de stabilisation est le premier endroit où les militaires blessés sont envoyés en urgence pour recevoir des soins vitaux.

Ihor, l’un des responsables de ce point de stabilisation, nous a fait visiter les lieux. Les équipements étaient neufs et de qualité, et les pièces bien approvisionnées en médicaments.

« C’est un endroit que nous avons spécialement conçu en prévision de l’offensive russe autour de Vovtchansk. Nous savions que cela arriverait et avons préparé plusieurs points similaires dans la région », nous a expliqué Ihor.

Quelques minutes après notre conversation, un soldat blessé à la tête a été amené en urgence. Un drone russe avait explosé près de lui, touchant plusieurs de ses organes. Son état était grave. Plus tard, les médecins nous ont appris que sa vie n’était plus en danger.

« Sans nous, ce soldat aurait perdu trop de sang avant d’atteindre un hôpital à Kharkiv. C’est pour cela que nous travaillons ici, au plus près des combats », a ajouté Ihor.

Peu de temps après, trois autres soldats, moins grièvement blessés, ont été amenés en camionnette. Eux aussi étaient sur le front encore quelques minutes auparavant et avaient été blessés par un drone.

Depuis la fin de l’année 2023, la Russie a augmenté ses capacités de production de drones, et vise à la fois les infrastructures civiles avec les drones iraniens « Shahed » et, de plus en plus souvent, les infrastructures militaires, notamment avec des drones FPV et Lancet.

Vovtchansk en est une illustration. Les Liberov m’ont raconté leur premier jour dans la ville après le début de l’attaque russe, lorsqu’ils ont été survolés par plusieurs drones, hésitant à larguer une grenade sur leur véhicule. De nombreux journalistes, comme Paton Walsh de CNN, ont partagé le même constat.

Les Liberov ont documenté un énième crime de guerre russe dans une publication sur Instagram, montrant deux femmes tuées par un drone, comme en attestait la taille de l’impact derrière elles. La ville, elle, n’était plus qu’un champ de ruines : pas un seul bâtiment n’était resté intact. La Russie avait anéanti la ville en une dizaine de jours.

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Deux femmes mortes à cause d’un drone, à Vovtchansk. Crédits : @libkos

La veille, un véhicule de la police venu évacuer les derniers civils de la ville avait été détruit par un drone, tuant le policier au volant.

Les civils ukrainiens, premières cibles des frappes russes

Le 19 mai, j’ai appris la mort d’une jeune femme de 24 ans, enceinte de sept mois, Anjelika Taran, alors qu’elle se reposait dans un centre de loisirs. Un missile russe l’a emportée avec cinq autres personnes, dans le village de Tcherkaska Lozova, dans la même région.

Cette histoire m’a bouleversé et, après de nombreuses recherches, je suis parvenu à retrouver son père, Serhiy.

Avec les Liberov, nous avons tenu à rendre hommage à sa fille, et nous l’avons rencontré avec sa famille près de la tombe d’Anjelika, à Kharkiv, où elle était née.

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La famille d’Anjelika Taran, en larmes, devant sa tombe, à Kharkiv. Photo : Cyrille Amoursky

Sa mère, à genoux devant sa photo, a fondu en larmes. « Je souhaite que Poutine crève. Il nous a pris notre fille, nous pensions que nous allions devenir grands-parents. Nous ne pardonnerons jamais cela aux Russes », nous a-t-elle dit.

Serhiy nous a confié plus tard que le mari d’Anjelika, hospitalisé à ce moment-là après une blessure importante au front, n’avait pas été mis au courant de la mort de sa femme.

« Comment pouvons-nous continuer à vivre dans le mensonge avec lui ? Comment lui dire ? », s’est désespéré Serhiy en sanglots.

Nous étions en face d’un exemple supplémentaire de crime de guerre, visant la population civile ukrainienne, sa jeunesse, et son futur.

Les jours suivants, sans exception, la Russie a ciblé des quartiers civils de Kharkiv. Transports en commun, boutiques, stations-service, bâtiments résidentiels furent les cibles privilégiées des bombes et missiles russes.

Le 22 mai, une bombe planante de plusieurs centaines de kilogrammes a été larguée en plein quartier résidentiel. Ce jour-là, heureusement, personne n’a été tué, mais plusieurs personnes ont été blessées, dont le conducteur d’un trolleybus, qui a perdu une jambe.

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Une tache de sang à la suite d’un bombardement à Kharkiv, sur un trolleybus. Photo : Cyrille Amoursky

Olena, 33 ans, m’a gentiment autorisé à venir voir l’état de son appartement.

« Lors de l’explosion, j’étais dans mon salon et j’ai été bousculée par la détonation. Je ne suis pas blessée, mais je n’arrive pas à retrouver mon chat », m’a-t-elle dit.

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La cuisine dans l’appartement d’Olena, quelques minutes après une explosion à Kharkiv. Photo : Cyrille Amoursky

Pas une pièce n’a été épargnée par l’explosion. Les portes et les fenêtres ayant été détruites, Olena a décidé de quitter son appartement en emportant ses affaires les plus précieuses. C’est une décision qui la chagrine, mais elle n’a pas d’autre choix.

« Comment ce pays peut-il prétendre être notre frère quand il nous prive même de notre logement ? » lâche-t-elle avant de nous quitter.

À peine dix kilomètres plus loin, dans la petite ville de Derhatchi, là aussi un quartier résidentiel a été bombardé.

Sur place, nous retrouvons Olha, 46 ans, ramassant les restes de sa cuisine détruite.

« Ma mère a été blessée et elle est hospitalisée. Les Russes ont détruit notre maison en pleine journée. En un instant, le fruit de notre travail depuis des décennies a été pulvérisé », dit-elle.

« Mon frère et des voisins sont venus pour nous aider. Nous ne comptons pas partir de notre Derhatchi tant aimée. »

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La cuisine dans la maison d’Olha, quelques minutes après une explosion à Dergatchi. Photo : Cyrille Amoursky

Ces récits sont très représentatifs de l’état d’esprit de la population sur place, fatiguée, soudée et horrifiée par les attaques quotidiennes de la Russie contre les infrastructures civiles.

Malgré les bombes, malgré la douleur, les Ukrainiens ne baissent pas les bras et pointent du doigt la responsabilité d’un seul et même État : la Russie.

Ce que je ne réalisais pas encore, c’est qu’après toutes ces horreurs, le pire était à venir.

La surenchère de la terreur : la destruction de l’imprimerie Vivat

Au matin du 23 mai, pendant que je me douchais, j’ai cru entendre deux puissants claquements de porte à l’hôtel où je résidais.

Quelques secondes plus tard, Nicolas, un photojournaliste français avec qui je travaillais, m’appelait pour le rejoindre au sous-sol : la ville était bombardée.

Au sous-sol, nous étions entourés de membres du personnel de l’hôtel, effrayés, collés à nous, craignant pour leur vie. Nicolas, qui résidait à l’hôtel depuis plus longtemps que moi, avait du mal à réaliser que, la nuit précédente, il voyait ces mêmes femmes lui ramener une couverture, lui sourire, danser autour de lui, vivre comme si de rien n’était.

Sauf que la guerre, elle, était bien là, et les Russes ont veillé à nous le rappeler.

Nous avons entendu plusieurs autres explosions, puis nous sommes partis à la recherche du lieu de l’impact. Notre repère ? La fumée noire qui s’élevait progressivement dans le ciel de Kharkiv.

En nous rapprochant, nous avons compris qu’il s’agissait d’une zone industrielle, où les travailleurs occupaient les locaux en pleine journée.

Nous étions les premiers journalistes sur place, et ce que nous avons vu était d’une violence terrible, inédite.

Les pompiers ont retrouvé des corps brûlés, au milieu d’un nuage épais de fumée, mangés par les flammes à tel point qu’ils n’ont pu être identifiés que grâce aux dents qui étaient restées intactes.

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Premières images sur place à Vivat, après une frappe russe à Kharkiv. Photo : Cyrille Amoursky

J’ai vu également l’un des travailleurs, Strohyy Roman, être évacué des lieux, encore en vie. Peu de temps après, il a poussé son dernier souffle. Les médecins et les pompiers n’avaient pas de temps à perdre, ils sont partis à la recherche de ses autres collaborateurs qui étaient encore sous les décombres, quelque part dans cette imprimerie ravagée par le feu.

Son corps a ensuite été placé dans une housse mortuaire, dans l’un des ateliers. Plusieurs journalistes étaient regroupés autour, cherchant un abri et craignant une deuxième frappe sur l’imprimerie, comme les Russes l’ont déjà fait par le passé. À juste titre : une deuxième explosion a eu lieu à quelques centaines de mètres.

J’ai entendu une sonnerie de téléphone, une chanson d’un groupe populaire ukrainien. Il n’y avait aucun Ukrainien parmi les collègues autour, j’ai vite réalisé qu’il s’agissait du téléphone de Roman.

J’ai enlevé mon casque pour la première fois de la journée, et rendu un dernier hommage à Roman.

Comme l’écrira plus tard le ministre des Affaires étrangères de l’Ukraine Dmytro Kuleba sur X/Twitter, reprenant ma vidéo de la sonnerie : « C’est un appel auquel personne ne répondra plus jamais. » Un téléphone que Roman ne décrochera plus, malgré la dizaine d’appels de ses proches.

C’était un moment d’une douleur singulière, au cours dune journée très dure qui ne faisait que commencer.

Sept personnes mourront à Vivat ce jour-là, et plusieurs autres seront hospitalisées. Vivat représentait 30 % du marché de l’imprimerie en Ukraine, une perte colossale pour l’Ukraine et l’éducation nationale, car les manuels d’histoire y étaient imprimés.

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À l’intérieur de Vivat, au milieu des flammes et de la fumée. Photo : Cyrille Amoursky

Le soir, j’ai reçu un message m’informant que la mère de Roman avait appris la mort de son fils en voyant ma vidéo sur les réseaux sociaux. Pour la première fois depuis mon arrivée à Kharkiv, j’étais effondré, brisé. J’ai ressenti une impuissance, une injustice terrible — pourquoi cette famille devait-elle apprendre la mort de leur fils à travers les réseaux sociaux ? La Russie avait privé Roman et sa famille de leur dignité.

Un samedi sanglant

Le samedi 25 mai, j’ai rejoint un groupe de retraités qui s’étaient résignés à rester chez eux depuis le début de l’invasion et avec qui j’avais réalisé mon tout premier reportage en tant que reporter de guerre.

Malgré le danger, ces gens-là ne comprenaient pas pourquoi Vladimir Poutine devait décider de leur avenir.

Je les ai retrouvés à nouveau, deux ans plus tard, dans une ville éloignée des combats mais constamment bombardée par l’aviation et les missiles russes en tous genres.

J’ai été accueilli chaleureusement par plusieurs d’entre eux, et nous nous sommes installés chez Oleksandra, 65 ans. Nous avons déjeuné ensemble, parlé de la situation dans la ville depuis l’offensive russe, et nous nous sommes remémoré la douloureuse période des premiers mois de l’invasion.

En quittant l’appartement, j’ai entendu un bruit brusque, soudain. Oleksandra m’a rassuré en m’expliquant qu’il s’agissait probablement d’un claquement de porte — la même réflexion que je m’étais faite deux jours auparavant, lors de l’explosion à l’imprimerie.

En sortant de l’immeuble, j’ai découvert, à nouveau, un ciel couvert de fumée noire, mais cette fois-ci bien plus dense et plus près qu’avec l’imprimerie.

Nous sommes arrivés sur place et avons découvert une scène macabre : la Russie avait frappé un centre commercial de bricolage, Épicentre, en pleine journée.

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Le centre commercial Épicentre en feu, à Kharkiv. Photo : Cyrille Amoursky

J’ai vu des civils courir dans tous les sens, crier, appeler à l’aide. La situation était chaotique : des centaines de personnes étaient à l’intérieur du centre commercial lors de l’impact.

Alors que les flammes ravageaient l’Épicentre, les pompiers ont occupé le parking et ont immédiatement couru à l’aide des civils qui étaient sous les décombres, dans ce tas de ruines enfumée.

Deux premiers corps ont été évacués : il s’agissait d’employés du centre commercial qui avaient été tués par l’explosion.

Affolé, déterminé, mais aussi médusé par ce qui se passait en face de moi, j’ai foncé à l’intérieur du bâtiment pour voir la situation sur place : les flammes continuaient à ronger le lieu de l’intérieur, tous les produits y étaient brûlés, et je ne pus rester au-delà de quelques minutes à cause de la fumée.

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Image à l’intérieur de l’Épicentre, quelques minutes après l’explosion. Photo : Cyrille Amoursky

Je n’avais qu’une seule pensée à cet instant qui ne quittait pas mon esprit : combien de personnes sont mortes ? Est-il même possible de retrouver des personnes vivantes dans un tel enfer ?

Le bilan n’a cessé de s’alourdir au cours de la soirée, avec de nombreuses autres explosions dans le reste de la ville, touchant toujours les mêmes cibles : des restaurants, des cafés, des immeubles résidentiels.

Que pouvait viser la Russie sinon des civils, en détruisant un centre commercial dans un quartier qui regorge de commerces de tous types ? De quelle cible militaire peut-il s’agir quand je vois en face de moi des corps d’employés morts sur leur lieu de travail, en tenue de vendeurs ? De quel stock de munitions peut-on parler alors que j’ai vu sur place ces sacs de ciment, des seaux de peinture, des machines à laver réduits en cendres ?

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Des machines à laver détruites à la suite du bombardement de l’Épicentre. Photo : Cyrille Amoursky

Ce sont pourtant les commentaires auxquels j’ai été confronté tout au long de la soirée et au lendemain de la frappe, sur des réseaux sociaux aussi bien russophones que francophones, avec les accusations d’usage de fond vert, d’être un agent ukrainien, voire un mercenaire étranger.

Que dis-je : ma propre famille en Russie a refusé de me croire. Le soi-disant stock de munitions ? Je ne suis tout simplement pas entré au bon endroit pour le voir.

Jamais en deux ans de travail sur le terrain, je n’ai été confronté à une telle violence, à tant de corps de civils tués par la Russie. Il m’a fallu plusieurs jours pour me rendre compte de ce que j’avais vécu, de ce à quoi j’avais échappé, de l’importance de ce que j’ai pu documenter.

C’était un mois de mai brutal, dévastateur, sombre pour l’Ukraine et pour la région de Kharkiv. La Russie n’a finalement pas réussi à occuper de nouveaux territoires significatifs, mais a préféré perpétuer la même stratégie depuis deux ans de guerre en Ukraine : celle de la terreur et du chaos. Celle du sang et des ruines.

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Cyrille Amoursky est un journaliste français. Il est éditorialiste à LCI et correspondant de guerre indépendant. Né à Moscou en 2001 dans une famille franco-russe, il a vécu à Kyïv de 2008 à 2019, puis étudié à Lille et à Paris.

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