Anna Broudna : « Nous avons extrait des éclats du corps des infirmières. Elles ont continué à travailler »

Lors du bombardement massif de Kyïv le lundi 8 juillet, le plus grand hôpital pédiatrique d’Ukraine, Okhmatdyt, a été lourdement touché par un missile russe Kh-101. Chaque année, environ 20 000 enfants y sont soignés et plus de 10 000 opérations y sont réalisées. Les médecins y traitent également les enfants victimes des frappes russes. Au moment de l’attaque, l’hôpital comptait plus de 600 patients et au moins autant de membres du personnel. Deux adultes ont été tués et huit enfants blessés. Anna Broudna, médecin dans le service de transplantation de moelle osseuse, témoigne.

Lors de l’attaque, je me trouvais dans la salle de garde de notre service. Après la première explosion, ma collègue, dont le bureau est près de la fenêtre, a proposé à tout le monde de se réfugier dans le couloir pour éviter les éclats. Je ne l’ai pas écoutée, car il y avait beaucoup de travail. Les patients que nous préparons à la transplantation sont connectés à des appareils et se trouvent en permanence dans des box stériles sous perfusion. Si nous devions évacuer à chaque alerte, nous ne pourrions tout simplement pas les soigner.

Quand nous avons entendu les bombardements se rapprocher, nous avons commencé à sortir les patients des chambres pour les amener dans le couloir, où c’était plus sûr. C’était comme un tremblement de terre : il y avait un bruit assourdissant et les murs tremblaient. Le chef de notre service, Alexandre Lissitsa, est arrivé en courant et a ordonné d’évacuer rapidement les patients vers le parking et le sous-sol, qui servent d’abris.

J’ai ouvert la porte de la salle située juste en face de notre salle de garde : le plafond suspendu était effondré par terre. Tout avait été renversé par l’onde de choc. Plus tard, nous avons extrait des éclats du corps des jeunes infirmières (qui ont continué à travailler immédiatement après cela). La mère de l’un des patients a dû suturer elle-même ses blessures.

Tous les box stériles ont été endommagés, les vitres brisées. Deux médecins ont eu à peine le temps de sortir de la salle de conférence voisine avant qu’une partie du mur ne s’effondre ; une seconde de plus et il s’écroulait sur eux. Un autre collègue, qui a entendu le bruit du bombardement pendant qu’il examinait une patiente, a dit à sa mère : « Prenez votre fille dans vos bras », et une minute plus tard, une grande fenêtre a été soufflée par l’explosion et est tombée sur leur lit.

Nous avons des ascenseurs, mais ils étaient hors service à cause du bombardement — les patients ont dû descendre les escaliers avec l’aide de leurs mères ou du personnel médical ; même les enfants qui ont déjà perdu des membres à cause des attaques russes ; même les enfants alités du service d’oncohématologie ; même les enfants en fauteuil roulant.

En bas, nous avons vu une mère tenant son enfant dans ses bras et qui pleurait beaucoup. Son enfant était en pleine opération lors de l’attaque. Au moment où nous avons entendu l’explosion, l’électricité a été coupée : comment terminer l’opération dans de telles conditions… Elle se demandait ce qui allait arriver à son enfant.

J’ai évacué personnellement les enfants sous perfusion — des patients de mon service. Lors de la transplantation, nous détruisons d’abord les cellules souches du patient avec des chimiothérapies ou des radiothérapies, puis nous lui transplantons la moelle osseuse d’un donneur. Les perfusions que vous avez vues sur les photos sont soit des cytostatiques à administrer avant la transplantation, soit des antiviraux, des antibiotiques, des médicaments hématopoïétiques.

Nos patients sont des enfants sans système hématopoïétique et immunitaire propre. Ils portent donc des respirateurs ; ils ont besoin de transfusions de globules rouges ou de concentrés de plaquettes pour ne pas mourir d’anémie. Leurs propres cellules sanguines cessent tout simplement d’être produites pendant le traitement. Une perfusion pour un patient dans ce cas, c’est comme la vie.

Les patients en transplantation ne quittent généralement pas leur box stérile, où les médecins n’entrent qu’après avoir désinfecté leurs mains dans l’antichambre. À cause de l’attaque terroriste, nos enfants ont respiré de la suie, de la saleté et de la poussière, et ont été en contact avec d’autres patients. Ce sont des conditions terriblement mauvaises.

Lundi, tous nos médecins et infirmières travaillaient. Tous ceux qui pouvaient venir sont venus. Nous avons descendu tous les patients (certains avaient des vertiges et des maux de tête, d’autres vomissaient), calculé les médicaments nécessaires pour la semaine, chargé les enfants dans un bus et sommes allés dans un autre hôpital, où les infirmières ont immédiatement repris tous protocoles de traitement. Nous ne pouvons pas les arrêter ne serait-ce qu’une heure. Nous avons donc prévu quatre transplantations de moelle osseuse cette semaine — et nous les réaliserons toutes, comme prévu avant l’attentat.

Notre collègue, la néphrologue Svetlana Loukyantchouk, est décédée lors du bombardement, pendant les consultations téléphoniques. Le bâtiment où elle a trouvé la mort était un édifice en briques — il n’en reste plus rien du tout.

Ce n’est pas la première fois que mes collègues meurent lors de bombardements sur Kyïv. Le 10 octobre 2022, la docteure Oksana Leontieva est morte de la même manière. C’était le matin, nous prenions la relève des infirmières ; l’alerte était déjà en cours. Oksana a écrit dans le tchat commun du service qu’elle serait en retard parce que son enfant n’était pas accepté à la crèche, et qu’elle devait l’emmener chez ses parents. Ce fut son dernier message.

Je l’ai appelée sur son portable, mais Oksana n’était pas joignable. Je n’ai même pas pensé qu’il lui était peut-être arrivé quelque chose : nous avons souvent des problèmes de communication. Ce n’est qu’à midi que j’ai vu notre infirmière — très désemparée, en larmes —, elle m’a appris qu’Oksana était morte. Nous nous sommes étreintes ; elle ne cessait de me demander si ce n’était pas une erreur. Ensuite, notre chef Alex a envoyé sur le tchat de travail une photo de la voiture brûlée d’Oksana, prise par son père. 

Oksana était mon mentor, elle me transmettait son immense expérience. Je suis arrivée dans ce service en venant d’une autre spécialité et, au début, j’étais très anxieuse. Elle me soutenait, nous parlions beaucoup. Elle essayait toujours de trouver quelque chose de bien chez les gens, même quand ils se comportaient mal.

Peu avant la guerre, le mari d’Oksana est mort soudainement et tragiquement. Mais elle n’a pas quitté son travail : je ne suis même pas sûre qu’elle ait pris des congés avant et après les funérailles. Pourtant, elle parvenait à tout faire — à conduire son fils à la crèche, au football, à la natation, à divers ateliers.

Après la mort de son mari, Oksana disait qu’elle n’avait plus peur de rien, « je ne veux juste pas que mon enfant soit élevé par des inconnus ». Mais c’est ce qui s’est passé. Lors de la présentation [d’un documentaire] sur Oksana Leontieva, son petit Gricha était là. Il sait que maman et papa « sont sur les nuages » et l’aident de là-haut, mais il espère et attend toujours. Il a dit : « Quand la guerre sera finie, tous nos soldats reviendront à la maison. Et maman et papa — eux aussi reviendront, n’est-ce pas ? »

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Fin des opérations de secours à Okhmatdyt // Ministère des Situations d’urgence ukrainien

Nous avons essayé d’évaluer les dommages causés à Okhmatdyt le 8 juillet avec mes collègues. Le nouveau bâtiment est tellement endommagé qu’il est impossible d’y travailler. Notre service était situé au troisième étage : le plafond y a été soufflé par l’onde de choc, les fils électriques ont été arrachés, les systèmes d’approvisionnement en eau ont été détruits. Le sous-sol a été endommagé, par l’onde de choc autant que par les inondations. Le rez-de-chaussée et le premier étage sont dans le même état. Le troisième étage est détruit, il n’y a plus d’électricité. Plus haut, dans les services de chirurgie et de réanimation, des équipements coûteux ont été abîmés. Comment peut-on travailler dans de telles conditions ?

Le service des intoxications chroniques, où les enfants étaient sous dialyse ou reliés à un rein artificiel, n’existe plus. Totalement détruit. Ils aidaient les enfants de toute l’Ukraine à compenser les fonctions rénales — ils vivaient littéralement dans ce service.

Dans le service de soins intensifs se trouvaient des patients sous ventilation mécanique, qui ne peuvent pas survivre sans cet équipement. Lorsqu’un patient en soins intensifs est libéré, c’est une sensation indescriptible. C’est une vraie joie, je trouve ça miraculeux à chaque fois. Ce service a été également détruit.

Maintenant, nos patients sont dispersés dans plusieurs hôpitaux de Kyïv et même d’Ukraine. Mais je connais peu d’endroits aussi bien équipés que notre hôpital — il se peut que quelqu’un ait besoin de soins qu’il ne pourra pas recevoir.

Actuellement, les débris sont en cours de déblayage. Il n’y a ni électricité ni eau, et plusieurs services ne fonctionnent plus. Même si un service est entièrement restauré, nous ne pourrons pas travailler sans les autres ! Pour que nous puissions poursuivre les transplantations, tout l’hôpital doit fonctionner — tout le réseau.

Depuis le début de la guerre, nous nous sommes habitués aux alertes aériennes, et nous restons à l’hôpital, même lorsque la ville est bombardée. J’ai presque cessé de pleurer, et quand je n’en peux plus, je me mets à rire hystériquement. Lorsque nous disons au revoir à nos collègues, nous disons : « Si quelque chose m’arrive, sache que mon patient a besoin de ceci et de cela. » Cette habitude est apparue après la mort d’Oksana. 

Nous sommes prêts à tout. On comprend que notre vie peut se terminer — peut-être même aujourd’hui —, mais cela ne nous ôte pas l’envie de vivre et de lutter. Ce sont des sentiments très contradictoires. Les patients ressentent la même chose. Se battre pour la vie de son enfant est difficile même sans la guerre — et ici, on est doublement et triplement anxieux pour lui. Parce qu’on ne sait pas si un bombardement aura lieu.

Lundi matin, nous avons été en réalité victimes d’une attaque terroriste. Puis il y a eu une alerte aérienne dans l’après-midi. Puis encore le soir. Mardi à six heures du soir, en rentrant du travail, il y avait encore une alerte. C’est une peur constante : on ne sait pas quand cela se reproduira, mais on sait que cela se reproduira certainement. Et les attaques frapperont à nouveau les hôpitaux et les immeubles résidentiels — simplement pour nous intimider, nous briser et nous forcer à négocier.

Tout le pays est en état de choc. Nous nous disons tous : « Heureusement que tu as survécu. Heureusement que tu es en vie. » Et j’aimerais que tout ce que nous racontons dans des interviews comme celle-ci mène à des actions concrètes, et pas seulement à des « expressions de sympathie et de préoccupation [par les pays occidentaux] ».

Je suis reconnaissante pour l’aide et l’attention, mais j’aimerais qu’il y ait un mécanisme pour faire pression sur la Russie afin que cela cesse. Juste que cela cesse. Pour qu’on n’ait plus besoin de donner ce genre d’interview, vous comprenez ?

Traduit du russe par Desk Russie

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iapparova bio

Lilia Iapparova est grande reporter à Meduza. Née à Tcherepovets, elle a fait ses études à Volgograd et à Moscou. Après un bref passage à la télévision ( les chaines de propagande Pervy kanal et REN ) au début des années 2010, elle s'est orientée vers les médias indépendants, dont Dojd et The Bell. Son travail a été récompensé plus qu'une fois par Redkolleguia, le prestigieux prix journalistique russe.

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