Desk Russie poursuit la publication d’une série de témoignages de femmes militaires en Ukraine. Ce troisième est celui de Yana, alias Brenda, commandant de section dans une compagnie de reconnaissance, au sein d’une brigade d’assaut de montagne des forces armées ukrainiennes. Nous remercions chaleureusement les éditions Doukh i Litera d’avoir autorisé cette publication. Propos recueillis et mis en forme par Khrystyna Paroubiï, journaliste et présentatrice sur la chaîne ukrainienne Espresso.
Je suis militaire depuis 2021. Même si j’ai toujours été attirée par l’armée, je n’avais pas prévu de franchir le pas. À l’université, j’étais inscrite au département militaire1. Je suis enseignante de métier. J’ai fait un doctorat en géographie. Avant de rejoindre les forces armées ukrainiennes, j’ai travaillé dans le secteur des IT, et j’avais également mon propre atelier de couture de cuir, de fourrure et de broderie à la machine. J’aimais voyager et faire de la randonnée en montagne. Mais, à un moment donné, j’ai tout lâché et je me suis présentée au bureau d’enrôlement militaire. Sur l’armée, j’avais entendu beaucoup de préjugés, beaucoup d’histoires sur l’injustice qui y régnait, mais je n’y croyais pas vraiment. Je voulais aller voir par moi-même et essayer de changer les choses de l’intérieur. Je me suis rendue de mon plein gré au bureau d’enrôlement militaire. J’ai même fait en sorte qu’on m’envoie dans la zone de l’ATO2 en une seule journée, alors que cela prend habituellement trente jours. J’ai rapidement passé l’expertise médicale et j’ai été affectée à une compagnie de la 10e brigade d’assaut en montagne « Edelweiss ». Cela m’a plu, car j’aime la montagne. J’ai le grade d’ « Alpiniste d’Ukraine ». Lorsque les militaires de cette brigade sont stationnés quelque part de manière prolongée, ils organisent des sorties en montagne, dans les falaises, et s’entraînent à des situations de combat en zone montagneuse.
Au début, dans la zone de l’ATO, j’étais assistante d’un lanceur de grenades. Pour prendre mes fonctions, j’ai dû suivre un cours pour jeunes soldats à Starytchi. C’était l’hiver. Nous marchions dans la neige pendant vingt kilomètres avec des gilets pare-balles et un équipement complet. La formation portait sur le maniement des armes à feu, le génie, les communications et la topographie. Tout cela m’a beaucoup intéressée. Lorsqu’on vient de la vie civile et qu’on se forme au métier de soldat, on comprend à quel point tout est différent de l’idée qu’on s’en faisait, en particulier la façon dont le système fonctionne de l’intérieur.
Au fil du temps, j’ai grimpé les échelons, passant du statut de soldat à celui d’officier. Pour être honnête, l’armée est un milieu plus difficile pour les femmes que pour les hommes, car elles doivent prouver qu’elles sont deux fois plus méritantes. Pour moi, il était important de parcourir ce chemin pour savoir comment les choses fonctionnaient, à tous les niveaux, y compris en bas de l’échelle, et pour pouvoir les évaluer. Aujourd’hui, je suis lieutenant et commandant de section dans une compagnie de reconnaissance appartenant à une brigade d’assaut de montagne des forces armées ukrainiennes. Ma mission principale consiste à recueillir du renseignement et à planifier des opérations. J’ai suivi une formation au leadership destinée aux commandants de première ligne, c’est-à-dire aux sergents-chefs. Lorsque j’étais sergent, j’ai été nommée au poste de commandant de section par intérim, puis l’unité m’a proposé une promotion. Le commandement opérationnel m’a accordé le grade d’officier supérieur et m’a titularisée sur ce poste. En outre, je sais conduire un véhicule de combat d’infanterie.
La première fois que je me suis trouvée dans la zone de l’ATO, c’était à Toretsk, dans la région de Donetsk. La situation était calme : c’était une guerre de position avec des tranchées et des abris préparés, sans actions offensives de la part des occupants, avec seulement des bombardements sporadiques. Bien sûr, il y avait des pertes, mais la situation n’était pas aussi terrifiante et instable qu’aujourd’hui.
Après le début de l’offensive russe, la situation du front est devenue bien plus dynamique. Nous devions rester dans les tranchées sous les tirs et les frappes aériennes. Lors de l’invasion totale, le premier point de défense se trouvait dans la région de Kyïv. C’est l’aviation qui était la chose la plus terrifiante. Le 9 mars 2022 s’est déroulé un incident que je considère comme ma deuxième naissance. Notre mission était de déplacer un véhicule de combat d’infanterie. Je roulais derrière en conduisant un minibus afin de pouvoir récupérer les conducteurs du véhicule de combat après la mission. Il faisait nuit, nous roulions phares éteints et il neigeait. En l’espace d’un instant, au-dessus de nos têtes est apparu le « ventre » d’un avion qui a lancé quelque chose dans un éclat d’étincelles. C’était un missile. Par chance, il y avait une maison de village à proximité de nous, et un ravin derrière elle. Le pilote a manqué sa cible, il a touché le ravin à trente mètres de là. Le missile a explosé, des fragments ont atteint le toit de la maison et brisé les fenêtres. Notre véhicule blindé a été projeté à quelques mètres de là. D’un bond, nous nous sommes repliés sur le bas-côté. C’était terrifiant.
Je suis restée dans la région de Kyïv jusqu’en mai, puis j’ai été envoyée sur le front est : Opytne, Soledar, Yakovlivka, la raffinerie de pétrole de Lyssytchansk, Bakhmout, autant d’endroits où j’ai été en opération. Pendant cette période, nous avons trouvé à plusieurs reprises des abris d’occupants, des mortiers camouflés ou d’autres objets ennemis.
Le renseignement est une activité intéressante, elle constitue la base de la planification des frappes. Ma mission principale consiste à collecter les renseignements et à les traiter. Quand on planifie des frappes avec des Himars ou d’autres pièces d’artillerie, il est essentiel de recueillir un ensemble de données de renseignement : groupes d’équipements militaires, batteries d’obusiers, artillerie, postes de commandement et d’observation où se trouve l’état-major. Ce sont ce qu’on appelle des « cibles de renseignement ». Frapper de telles cibles coûte cher à l’ennemi, car des officiers et des commandants s’y trouvent le plus souvent. J’apprécie beaucoup de voir les Himars faire leur travail. Lorsque nous identifions une tranchée importante avec des dizaines de fantassins ennemis, nous demandons une frappe de Himars. Cet équipement dispose de missiles conventionnels pouvant frapper des cibles données, mais aussi de missiles à fragmentation qui explosent en l’air pour atteindre l’infanterie. Ils explosent à une hauteur de sept à neuf mètres et volent dans différentes directions à grande vitesse, atteignant les blindages et les hommes.
La situation était difficile dans le secteur de Donetsk. Le groupe Wagner y connaissait plus de succès que l’armée régulière et progressait. Ce sont des gens qui n’ont rien à perdre : derrière eux, il y avait ce que l’on appelait autrefois des « unités de barrage », des hommes qui tirent dans le dos de ceux qui font demi-tour. Les soldats de Wagner marchaient sans fléchir, malgré les grenades et les mortiers qui s’abattaient près d’eux. Dans le Donbass, c’est relativement plus difficile qu’ailleurs parce qu’il y a plus de blessés et de pertes humaines. Les Russes ont un avantage en termes d’effectifs et d’armes. Tout cela est bien connu.
Actuellement, il s’agit principalement d’une guerre d’artillerie et de drones. De la qualité de la reconnaissance et des survols dépendent beaucoup de choses, notamment les ordres de combat, la répartition de la puissance de feu sur les positions de tir, l’emplacement des postes d’observation et des pièces d’artillerie, les cibles prévues pour nos unités de frappe, la planification et l’anticipation des opérations, la préparation au combat (défensif ou offensif) et les opérations d’assaut. Nous recevons des rapports de reconnaissance aérienne, nous les décryptons, nous créons des cartes reprenant les données issues du renseignement, des schémas, des plans et des idées. Une carte militaire est un objet tout à fait fascinant. En particulier une carte aux standards OTAN. Il y a beaucoup de choses à maîtriser. Pendant les survols de reconnaissance, nous analysons les marques de pneus et de « chenilles », les armes et équipements militaires camouflés, les batteries d’obusiers et d’artillerie, les mortiers, les radars, les points de déchargement et d’évacuation, ainsi que l’acheminement de munitions par l’ennemi. Nous menons l’enquête comme Sherlock Holmes, par déduction. Ensuite, nous analysons et dessinons un schéma. Le renseignement est un processus d’apprentissage continu.
Sur le front de Bakhmout, j’ai été blessée : déchirure totale d’un ligament. Un bombardement avait commencé, je me suis mise à courir pour me mettre à l’abri, j’ai mal sauté, on m’a poussée, je suis mal tombée. Je ne pouvais plus marcher. J’ai été opérée à Lviv, les médecins ont mis cinq heures à « rafistoler » ma jambe. Au début de l’opération, l’anesthésie ne faisait pas effet. On m’a donné la dose prévue pour un homme de cent kilos. Le médecin a dit plus tard que c’était parce que j’étais encore pleine d’adrénaline.
Aujourd’hui, je suis de retour dans les forces armées. J’ai une fille de neuf ans qui m’attend à la maison. Je suis convaincue d’avoir fait le bon choix : en agissant comme je le fais, je contribue à notre victoire.
Entretien publié dans Jinky na viïni (Femmes en guerre), Paroubiï Khrystyna, Berliand Iryna, éditions Doukh i Litera, Kyïv, 2024, pp. 125-132.
Traduit de l’ukrainien par Clarisse Brossard
Khrystyna Paroubiï est une présentatrice de télévision et journaliste ukrainienne. Elle présente des nouvelles sur la chaîne Espresso TV. Elle réalise également des reportages sur des sujets militaires. En 2022, elle a lancé son propre projet « Femmes en guerre : histoires par Khrystyna Paroubiï ». Vingt récits sur la vie des femmes au front ont été inclus dans le livre Femmes en guerre, co-écrit avec Iryna Berlyand et paru en 2024 chez Doukh et Litera.
Khrystyna Paroubiï a travaillé en tant que rédactrice à la chaîne Suspilne. Lviv (2016-2019).
Notes
- Un « département militaire » est une unité au sein d’un établissement d’enseignement supérieur destinée à former des officiers de réserve parmi les étudiants suivant par ailleurs d’autres cursus. Il s’agit d’un système très répandu dans l’espace post-soviétique [les notes sont de la traductrice].
- ATO (Opération antiterroriste) : nom donné par l’Ukraine à la guerre dans le Donbass entre 2014 et 2018.