Sous le regard du Sud

Les pays « non-alignés » et la guerre russe en Ukraine : un engagement (im)possible

Le politologue ukrainien discute du peu de résultats de la conférence internationale organisée en Suisse pour promouvoir la formule de paix ukrainienne. Pourquoi le Sud global n’a-t-il pas soutenu l’Ukraine ? Est-ce uniquement en raison des relations pragmatiques que plusieurs pays entretiennent avec la Russie ou en raison de considérations plus larges, y compris de leur réticence vis-à-vis du monde occidental ? Selon Riabtchouk, l’Ukraine doit changer de discours dans ses contacts avec le Sud global.

Après une série de défaites militaires mineures mais douloureuses, largement causées par le manque de munitions nécessaires, l’Ukraine a connu plusieurs revers diplomatiques sur divers fronts, même si les responsables ukrainiens tentent encore de faire bonne figure. Certains de ces revers étaient prévisibles — comme celui du « pont vers l’adhésion » (« Ukraine Compact ») simplement déclaratif (au lieu de la très convoitée feuille de route vers l’alliance de l’Atlantique Nord, offerte aux Ukrainiens lors du sommet de l’OTAN à Washington), ou la présidence hongroise de l’UE pendant six mois à partir de juillet, qui permet à un petit mais très méchant pays de saper encore plus efficacement la position internationale de l’Ukraine et ses chances d’obtention d’une paix juste et durable.

Cependant, le peu de résultats de la conférence internationale en Suisse, longtemps préparée et vigoureusement promue par Kyïv comme étant probablement un premier pas vers la paix, a largement surpris. Peu avant la conférence, le président Volodymyr Zelensky avait confirmé nourrir de grandes attentes envers ce sommet, qu’il considérait comme un moyen d’obtenir plus de solidarité et de soutien de la communauté internationale, en particulier dans le Sud global : « Plus nous aurons de pays de notre côté […], plus la Russie devra faire face à cela », avait-il déclaré dans une interview à l’AFP.

Pour apaiser les participants réticents, hésitant entre les principes normatifs de l’ONU et les intérêts pratiques dans leurs relations avec la Russie, les organisateurs de la conférence ont choisi de ne discuter que trois des dix points de la « formule de paix » de Volodymyr Zelensky annoncée en 2022 — les trois points les moins controversés. Hélas, cela n’a pas beaucoup aidé.

Moins de la moitié des membres de l’ONU ont accepté l’invitation, et encore moins (80 d’entre eux) ont signé le document final, qui traitait des problèmes de sécurité des puissances nucléaires, de sécurité alimentaire et d’échange de prisonniers. La Chine était la grande absente de la conférence, et plusieurs autres « poids lourds » internationaux comme l’Inde, le Mexique, l’Arabie saoudite, le Brésil, la Thaïlande et les Émirats arabes unis étaient représentés par des diplomates de rang inférieur, qui n’ont pas signé la déclaration finale. C’est probablement la référence à la Charte de l’ONU et au « respect de l’intégrité territoriale et de la souveraineté […] comme base pour atteindre une paix complète, juste et durable en Ukraine » qui a rendu le document inacceptable pour bon nombre de pays. Le recul était évident : en mars 2022, pas moins de 141 États (sur 193 membres de l’ONU) avaient soutenu la résolution de l’Assemblée générale de l’ONU condamnant l’invasion de l’Ukraine par la Russie et appelant au retrait des troupes russes du pays (seuls 5 pays avaient voté contre, 35 s’étaient abstenus et 12 n’avaient pas voté).

Il y a probablement de nombreuses raisons à un tel changement, allant d’une frustration manifeste face à une guerre qui dure et d’un désir d’y mettre fin le plus rapidement possible et à tout prix (c’est-à-dire au prix de l’Ukraine, en sacrifiant une justice souhaitable mais lointaine au profit d’une paix mauvaise mais immédiate), à toutes sortes d’intérêts pragmatiques dans les relations avec Moscou et à une réticence à les compromettre par un vote « inapproprié ». La réponse brutale d’Israël à l’attaque terroriste du Hamas, approuvée par les gouvernements occidentaux, a apparemment contribué à l’attitude négative des pays du Sud global envers l’« Occident collectif » et, par voie de conséquence, envers l’Ukraine en tant qu’allié (ou client) occidental présumé — même si l’Ukraine n’a jamais eu quoi que ce soit à voir avec les aventures coloniales occidentales par le passé ou les politiques néocoloniales actuelles.

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Sommet pour la paix en Ukraine. Bürgenstock, Suisse. 16 juin 2024 // president.gov.ua

Paradoxalement, les mêmes États qui accusent l’Occident de racisme et de doubles standards appliquent les mêmes doubles standards et une sorte de racisme inversé à l’Ukraine. Certains, comme l’Afrique du Sud, dénoncent les crimes de guerre d’Israël contre les Palestiniens devant la Cour pénale internationale mais refusent systématiquement de condamner les crimes russes en Ukraine — comme si les enfants ukrainiens et les civils en général méritaient moins de compassion simplement parce qu’ils sont blancs, ou parce qu’ils sont assassinés par des Russes « amicaux envers l’Afrique » plutôt que par des Israéliens amicaux envers les États-Unis.

Le manque flagrant de compassion pour l’Ukraine dans le Sud global a surpris de nombreux observateurs, en particulier les Ukrainiens, car toute la situation leur paraissait limpide : l’agression russe laissait peu de doute sur qui était la victime et qui était l’agresseur ; elle ne créait aucune ambiguïté qui accompagne souvent les conflits internationaux, sans parler des conflits internes. La Russie mène visiblement une guerre néo-impériale contre son ancienne colonie, annulant de nombreux traités internationaux qu’elle avait signés dans le passé — de la Charte de l’ONU de 1945 à l’Acte d’Helsinki de 1975, en passant par le Mémorandum de Budapest de 1994 et le Traité d’amitié et de coopération Russie-Ukraine de 1997. Tous stipulaient l’inviolabilité des frontières reconnues internationalement et proscrivaient leurs modifications unilatérales arbitraires.

Le fait que pratiquement aucun pays, à l’exception de quelques États clients de Moscou et de quelques dictatures alliées, n’ait pris le parti de la Russie à l’ONU indique assez clairement qu’il n’y avait pas de confusion sur le rôle de chacun dans cette guerre, et que l’abstention de tant d’États lors du vote de l’ONU contre la Russie ne résultait pas de leur incompréhension des événements ou d’une quelconque confusion des principes moraux au niveau normatif, mais plutôt de certaines considérations pragmatiques (on pourrait dire opportunistes et cyniques). Cela nous amène à examiner ces considérations et à aborder, chaque fois que possible, les inquiétudes sous-jacentes.

La raison principale du non-engagement (le fait de ne pas prendre parti) dans le conflit russo-ukrainien découle assez clairement des intérêts pratiques que chaque État poursuit dûment sur la scène internationale. Dans la plupart des cas, il s’agit d’un intérêt national lié aux avantages économiques du commerce et d’autres formes de coopération avec la Russie (ainsi qu’avec la Chine, bien disposée envers la Russie) et de la réticence à nuire à ces relations par un vote « inapproprié » à l’ONU, sans parler de rejoindre les sanctions internationales contre l’État en question. La pauvreté relative de (nombreux) pays du Sud global les rend vulnérables à toute pression économique extérieure et plutôt réticents à entreprendre des mesures qui pourraient compromettre leurs conditions économiques (ou dans l’incapacité de le faire). Et comme beaucoup de ces États sont dirigés par des autocrates, il leur est plus facile de coopérer avec des régimes similaires à Moscou et à Pékin. Les intérêts nationaux dans ces cas peuvent être secondaires, tandis que les intérêts personnels du groupe dirigeant en matière de sécurité et de survie sont généralement prioritaires.

Quelles que soient les véritables motivations des dirigeants nationaux, ils ont besoin d’une justification idéologique pour leur politique internationale douteuse, essentiellement immorale. Le moyen le plus simple d’éviter toute responsabilité morale est de feindre l’ignorance totale ou de se fier pleinement à la « vérité alternative » russe. Mais dans les sociétés ouvertes, où les informations circulent librement, cela devient de plus en plus difficile, surtout avec les preuves croissantes des crimes de guerre russes en Ukraine. Puis viennent les stratégies plus fantaisistes (et perfides) de « jeux de blâme » et de « whataboutism », aidant à relativiser, obscurcir et atténuer tout, rendant ainsi un jugement objectif, moral en particulier, presque impossible. Le whataboutism est vraiment imbattable, car il permet de rejeter toute accusation, aussi grave et concrète soit-elle, par une contre-accusation, généralement sans rapport avec la question discutée. Tout rappel que la Russie viole le droit international et commet des crimes de guerre en Ukraine et ailleurs est repoussé par un simple changement de sujet de conversation et en détournant l’attention vers les méfaits de quelqu’un d’autre. « Et qu’en est-il des Américains (ou des Britanniques, ou des Français) ? » entend-on généralement, comme si un crime compensait métaphysiquement l’autre, et que les Israéliens qui tuent des Palestiniens rendaient les tueries russes d’Ukrainiens moins abominables.

Le résultat ultime de ces manipulations discursives est que l’Ukraine est retirée de l’écran, cesse de faire partie du débat en cours, tombe de la scène où se déroule la lutte millénaire entre l’Occident diabolisé et la Russie qui retrouve son honneur. Ils privent les Ukrainiens de leur capacité d’action, les rétrogradent à la position de pions, objets passifs, sans aucune volonté, dignité et souveraineté propres. L’Ukraine, ironiquement, devient une victime collatérale des jeux de blâme internationaux, même si elle n’a rien à voir avec les entreprises coloniales occidentales du passé, ni n’assume de responsabilité de nos jours pour les méfaits présumés de l’Occident en Irak, en Libye, en Yougoslavie ou ailleurs.

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Liste des pays signataires du communiqué commun du sommet pour la paix // president.gov.ua

Les Ukrainiens, qu’ils le veuillent ou non, sont perçus par les « sudistes » comme faisant partie du « Nord global » actuel ou prospectif, fermement intégrés au groupe des alliés occidentaux et mis sur la voie de l’adhésion institutionnalisée à part entière à l’« Occident collectif » (ce qui signifie aussi ascension au cœur de l’« économie mondiale » depuis la périphérie actuelle). Les Ukrainiens sont inclus, et cela rend leur position aux yeux des sudistes fondamentalement différente, essentiellement incomparable avec la leur — indépendamment de tous les arguments des Ukrainiens sur la question du passé colonial, la domination impériale russe et leur lutte nationale de libération encore inachevée. Une connaissance pauvre, voire inexistante, de l’histoire nationale de l’Ukraine et de la réalité sociale d’aujourd’hui (dont Moscou est souvent le médiateur), et une image exagérée et artificielle de la Russie (et de l’Union soviétique) comme un phare de la lutte anticoloniale mondiale influencent certainement la perception des deux pays dans le Sud global, facilitant la diffusion de la propagande élaborée à Moscou.

Mais le véritable problème qui met des contraintes sévères à toute mesure contre-propagandiste ou éducative que les Ukrainiens aimeraient initier réside dans une asymétrie apparente de leur position historique, culturelle, anthropologique et géopolitique vis-à-vis des nations postcoloniales du Sud global. Les inégalités structurelles de l’économie mondiale essentiellement néocoloniale et les doubles standards perçus ou, pire, réels des États du « premier monde » ravivent les anciens traumatismes coloniaux et amplifient les anciennes rancunes. C’est un problème structurel hors de portée de l’Ukraine qui engendre un régime de vérité différent dans le Sud global et détermine en même temps une prédisposition épistémique et émotionnelle à toutes sortes de propagandes russes et d’arguments pro-russes.

« La situation, comme l’a observé un chercheur français (dans un article sur l’Afrique du Sud mais avec des implications beaucoup plus larges pour l’ensemble du Sud global), est “pré-formée” : les cadres existants et les héritages historiques définissent le champ des possibilités et influencent la formulation des politiques et des stratégies. »

Les changements sont très peu probables dans un avenir prévisible, car les politiques occidentales restent incohérentes, la confiance mutuelle est faible et les recommandations des experts manquent étonnamment de spécificité, ressemblant plutôt à une liste de bons vœux qu’à des mesures pratiques : traiter les États du Sud « comme de nouveaux sujets souverains de l’histoire mondiale plutôt que comme des objets à enrôler du bon côté de l’histoire » ; éviter « de pointer du doigt et de donner des leçons » ; « s’engager aux côtés des dirigeants et des acteurs sociaux en tant que partenaires égaux », et « se concentrer sur les domaines d’intérêts communs ». Tout cela est bien sûr « plus facile à dire qu’à faire », a finalement résumé l’un des experts.

Il y a cependant deux points importants dans ces recommandations, que les Ukrainiens devraient prendre en compte. Premièrement, ils devraient s’abstenir de faire entrer coûte que coûte leur lutte dans le cadre de la croisade des démocraties mondiales contre les autocraties mondiales. Un tel slogan n’est pas attrayant pour la majorité autocratique du Sud global ni pour la minorité démocratique, qui ne se sent pas inférieure aux démocraties occidentales prétendument plus « matures » (l’Inde, par exemple) et n’est guère satisfaite de leur leadership. Il serait plus raisonnable de faire entrer la lutte anticoloniale de l’Ukraine dans le cadre de la défense de la dignité nationale, de l’identité et de la souveraineté. Et deuxièmement, dans sa communication avec le Sud global, l’Ukraine devrait souligner « l’importance de défendre la norme de l’intégrité territoriale comme un principe fondamental de l’ordre international ». Dans une région où trop de frontières ont été tracées arbitrairement par le caprice des colonisateurs, la protection de la norme pourrait être un argument plus réussi que les appels à contenir la Russie, qui se situe loin et n’est pas perçue comme une menace immédiate dans le Sud global.

La progression de l’Ukraine dans la région est une bataille difficile qui ne promet pas de succès rapide et facile. Les héritages politiques et culturels du passé colonial et les pathologies néocoloniales de l’économie mondiale actuelle et de la mondialisation gérée par l’Occident jouent contre l’Ukraine dans le Sud global. Jusqu’à présent, ses empreintes dans la région, en particulier en Afrique, ont été négligeables. L’Ukraine manque encore de ressources et de professionnels qualifiés pour faire avancer ses intérêts dans le Sud, sans parler de la concurrence avec la formidable machine diplomatique et propagandiste russe. Mais pour réussir dans toute entreprise, il faut commencer. Pour les Ukrainiens, il est peut-être tard, mais mieux vaut tard que jamais.

Traduit de l’anglais par Desk Russie

ryabtchouk bio

Mykola Riabtchouk est directeur de recherche à l'Institut d'études politiques et des nationalités de l'Académie des sciences d'Ukraine et maître de conférences à l'université de Varsovie. Il a beaucoup écrit sur la société civile, la construction de l'État-nation, l'identité nationale et la transition postcommuniste. L’un de ses livres a été traduit en français : De la « Petite-Russie » à l'Ukraine, Paris, L'Harmattan, 2003.

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