Timothy Snyder : repenser et écrire une nouvelle histoire de l’Ukraine en trois millions de mots

Le projet « Histoire de l’Ukraine : une initiative globale », conçu par les historiens Timothy Snyder, Serhiy Plokhii et Yaroslav Hrytsak, ainsi que l’homme d’affaires et mécène Viktor Pintchouk, vient de démarrer. Y participent 90 historiens, archéologues, anthropologues, psychologues, en majorité ukrainiens. Pendant trois ans, ils vont travailler sur 70 thèmes liés à l’histoire de l’Ukraine, depuis les temps anciens jusqu’à nos jours. La rédactrice en chef du média ukrainien Babel, Katerina Kobernik, historienne de formation, en a discuté avec Timothy Snyder. Nous remercions Babel pour l’autorisation de publier ce texte. 

Propos recueillis par Katerina Kobernik.

Au cours des 30 dernières années, les historiens ukrainiens et la société se sont concentrés sur quelques sujets en vogue : la République populaire ukrainienne, la République populaire d’Ukraine occidentale, la « Renaissance fusillée », le Holodomor. Dans la présentation du projet, vous dites que sa partie principale se concentrera sur la préhistoire, une période qui n’intéresse pas vraiment le grand public. Pourquoi ? Cela permettrait-il de mieux intégrer l’Ukraine dans le contexte européen général ?

Il y a deux raisons. Premièrement, les Ukrainiens doivent maintenant répondre à toutes les questions historiques qui sont restées sans réponse jusqu’à présent. Mais l’autre raison, qui est encore plus importante, c’est que l’Ukraine représente une immense expérience civilisationnelle accumulée au cours des millénaires. L’histoire de ces terres remonte bien au-delà de ce qu’on appelle l’Europe.

Par exemple, l’histoire européenne, qui commence avec la Grèce antique, oublie que la Grèce antique était nourrie par les terres qui sont aujourd’hui le sud de l’Ukraine. L’histoire européenne, qui étudie les causes de la Seconde Guerre mondiale, oublie que tant Hitler que Staline étaient extrêmement intéressés par l’Ukraine. Il n’y a donc aucune nécessité d’« intégrer l’Ukraine dans le contexte européen », car ce contexte lui-même, sans les terres où l’État ukrainien a émergé, n’a pas de sens.

Une autre approche intéressante dans votre concept concerne précisément la terre, la nature. Vous parlez de la mer Noire, des Carpates, du Dnipro [Dniepr] comme des personnages de l’histoire. Même les futurs historiens en Ukraine, qui étudient l’histoire sans interruption pendant quatre ou cinq ans, considèrent le paysage comme une sorte d’arrière-plan, quelque chose qui a influencé les événements. Mais dans votre approche, il semble que ces éléments soient des héros de premier plan, et non de second plan.

Oui, car nous vivrons et mourrons, alors que le Dnipro sera toujours à peu près au même endroit. Et la ligne côtière de la mer Noire ne changera pas beaucoup pendant ce temps. Ces éléments se trouvent sur une autre échelle de temps que l’expérience humaine. Ils façonnent l’histoire, mais souvent d’une manière que nous ne percevons pas. Par exemple, le fait que l’Ukraine ait suscité autant d’intérêt de la part des colonisateurs est lié au tchernoziom (terres noires) et à la mer Noire. Il y a peu d’endroits dans le monde où des terres aussi fertiles bordent des ports. Vous n’y pensez peut-être pas, et pour vous c’est naturel — Odessa a toujours été là, Kherson aussi. Mais en réalité, cette caractéristique a grandement influencé la manière dont les gens ont vécu sur ce territoire pendant des millénaires.

Le début de l’histoire ici est la rencontre entre les Scythes et les Grecs, qui a eu lieu précisément grâce à ces terres fertiles, à la mer Noire et aux rivières qui s’y jettent. Les Grecs ont colonisé et construit des ports sur toutes ces rivières. Les Scythes étaient agriculteurs et vendaient des produits alimentaires aux Grecs. C’est de là que toute l’histoire a commencé. Donc oui, les montagnes et les rivières sont des personnages de l’histoire, bien plus importants que vous et moi.

Avant notre conversation, j’ai croisé dans le couloir une camarade de promotion de l’université. Elle est docteure en sciences, enseigne en Allemagne et participe à votre projet. Je lui ai également demandé ce qu’elle pensait de ces héros inanimés de l’étude, et elle m’a dit que les historiens en Occident changent souvent de perspective sur des événements déjà connus. Par exemple, elle a assisté à une conférence ou à une exposition sur la Première Guerre mondiale vue par un cheval…

Le cheval, c’est intéressant ! Commençons par le cheval. Ce sujet vous a surpris parce que nous, les humains, sommes très narcissiques. Le début du XXIe siècle est un moment particulièrement narcissique dans l’histoire. Nous pensons que tout ce qui se passe autour nous concerne et touche à nos sentiments. Alors qu’en réalité, cela résulte de bien d’autres choses. Prenons l’exemple du cheval. Il est tout à fait possible qu’il ait été domestiqué ici même, sur le territoire de l’actuelle Ukraine. La domestication du cheval est l’un des événements majeurs, peut-être l’un des cinq tournants les plus importants de l’histoire de l’humanité. Le cheval a permis de mieux gérer les terres, de contrôler les territoires, de faire la guerre. Et il est très probable que sa domestication ait contribué à la diffusion des langues à partir de cette région, d’abord vers l’Europe, puis plus loin. Donc, le cheval est un bon exemple du fait que tout ne tourne pas autour des humains.

Un cheval domestiqué sur le territoire de l’Ukraine, la diffusion des langues à partir de là… Vous ne craignez pas que si 90 historiens se concentrent pendant des années sur l’histoire des terres de l’actuelle Ukraine, ils aboutiront à la thèse que le berceau de la civilisation est la région de Kyïv et que chaque personne sur Terre est en quelque sorte un peu ukrainienne ?

Je comprends pourquoi vous posez cette question et je comprends ces inquiétudes, mais je ne m’en fais pas trop, car nous avons 90 historiens compétents. Il n’y aura certainement pas d’affirmations que Adam et Ève étaient ukrainiens ou que les premières bactéries sur Terre avaient des racines ukrainiennes, et que si on les observe mieux au microscope…

Mais, blague à part, de nombreuses choses importantes pour l’humanité se sont effectivement produites ici. Ça, c’est vrai.

Une autre particularité de votre concept est que, encore et encore, littéralement après chaque section, vous insistez sur le fait que les chercheurs des différentes sections doivent collaborer entre eux et ne pas perdre le lien entre les périodes. Par exemple, dans la section sur la période soviétique, il y a un thème sur les enfants et l’enfance, et vous suggérez qu’il serait intéressant de jeter un œil à l’âge du bronze et de voir ce qu’il en était des enfants à cette époque. Cela nous ramène trois mille ans en arrière…

C’est en effet important, car tout dans l’histoire est lié d’une manière ou d’une autre. Et 90 chercheurs travaillant ensemble peuvent accomplir bien plus que s’ils travaillaient individuellement.

Le problème, c’est que les historiens n’aiment pas vraiment travailler en équipe. Je parle d’expérience, et c’est un vrai défi pour des projets collectifs de ce type.

Oh, personne ne sait cela mieux que moi. Mais je crois fermement à la communication directe. En ce moment, une soixantaine de nos 90 participants sont réunis dans cet hôtel. Nous avons des groupes de chercheurs d’Amérique du Nord, d’Europe. Juste avant notre conversation, nous étions dans cette pièce avec un groupe de neuf historiens à établir des liens. C’est exactement ce à quoi je me consacre, et je vois que cela plaît aux gens. Ils ne veulent pas passer tout leur temps devant leur ordinateur ou dans une bibliothèque. Nous avons un objectif ambitieux — une histoire de l’Ukraine en trois millions de mots. Cela demande de gros efforts d’un point de vue intellectuel, ce qui est impossible sans établir de liens entre les gens.

Le résultat d’une telle approche, où chaque période et chaque génération est une évolution progressive et visible de tout ce qui a précédé, peut aboutir à des conclusions désagréables pour certains. Par exemple, à l’idée que dans les années 1990, en Ukraine, cette nouvelle nation de patriotes n’est pas apparue de nulle part. C’étaient des Soviétiques, et parmi eux, non seulement des victimes du régime, mais aussi des membres actifs et même des architectes de ce système. Ce fait est souvent ignoré de nos jours.

Tout d’abord, l’histoire est toujours composée de nombreuses vérités inconfortables auxquelles vous ne pouvez pas échapper. En réalité, si certaines choses ne vous mettent pas mal à l’aise parfois, ce n’est pas de l’histoire.

C’est de la propagande ?

Oui, c’est de la propagande ou de la mémoire. Dans la mémoire, il y a toujours « nous » qui sommes bons et « eux » qui sont mauvais, alors que, dans l’ histoire, tout est bien plus complexe. Le passé soviétique, bien sûr, est désagréable. Le panel que je viens de modérer portait principalement sur le Holodomor. Et le Holodomor n’est pas seulement une affaire de personnes venant de l’extérieur et faisant des choses terribles aux Ukrainiens. Le Holodomor a été organisé en Ukraine même…

En partie par des Ukrainiens…

Oui, la plupart des personnes impliquées à un niveau inférieur étaient des Ukrainiens. Et l’Union soviétique a été en partie construite par des Ukrainiens — on ne peut pas éviter ces faits. Vous avez donc raison. Mais il est également vrai que les gens peuvent changer. Et dans l’histoire, ce qui est considéré comme normal et acceptable évolue constamment. C’est pourquoi je ne pense pas que les Ukrainiens ne puissent pas faire face à la vérité historique — ils sont très mûrs.

Cependant, l’essentiel est que les gens doivent comprendre que ce projet n’est pas une tentative de résoudre les problèmes du XXe siècle. Il porte sur les 5 000 dernières années. Lorsque vous réalisez que la Rous’ a des origines scandinaves et que Kyïv a probablement été fondée par les Khazars, cela ouvre des perspectives d’une tout autre envergure, auxquelles il faut réfléchir.

Récemment, Ioulia Navalnaïa a déclaré que décoloniser la Russie était une mauvaise idée, car il s’agit de peuples qui ont un passé et une culture communs. Et la journaliste russe Ioulia Latynina a ajouté que si l’idée de décoloniser la Russie tenait à cœur à l’Ukraine, elle devait commencer par elle-même et rendre la Crimée et l’Ukraine occidentale. Vous avez souvent dit qu’il n’existe pas de frontières historiquement justifiées, alors comment les Ukrainiens doivent-ils réagir à de telles déclarations ?

La question de savoir si l’on peut considérer l’Ukraine comme un État postcolonial est assez débattue. À mon avis, il est utile de la voir ainsi. Mais, en réalité, l’idée de la décolonisation ne signifie pas qu’il faille simplement cesser d’être un empire. Le véritable problème des Russes réside dans leur pensée politique impériale. Pour eux, la décolonisation signifie reconnaître que les autres peuples sont égaux, que les Russes n’ont pas une mission particulière consistant à diffuser leur civilisation exceptionnelle dans le monde.

Or lorsque l’on dit que l’Ukraine doit se décoloniser, cela signifie qu’elle doit arrêter de penser autant à la Russie. Il faut se débarrasser des complexes à son égard, penser à soi-même en tant que sujet et se respecter.

La question principale que vous posez dans le projet est « Qui sommes-nous ? ». À quoi ressemblera la réponse finale ?

Les historiens ne peuvent pas dire précisément qui est qui. Mais si vous savez que votre histoire inclut des Grecs, des Goths, des Scythes, des Scandinaves, vous pouvez trouver un coin de cette histoire qui vous intéresse et approfondir vos connaissances sur votre passé.

Pour moi, l’Ukraine a l’histoire la plus intéressante au monde. Et au lieu de la voir à travers une petite fenêtre, on peut découvrir un immense horizon. L’histoire ne donne pas de réponses, elle offre cet horizon, ou si vous préférez, une grande bibliothèque.

Si je réponds à votre question d’un point de vue pratique, nous visons à créer une encyclopédie en ligne de trois millions de mots, car pour un livre, cela serait vraiment trop. Tout le monde aura accès à ces informations en deux langues. Plus tard, nous publierons des livres, certains épais, d’autres plus concis.

Toutes les informations seront-elles disponibles dans cette encyclopédie immédiatement, ou l’enrichirez-vous progressivement, comme Wikipédia ?

C’est lié à votre question sur les connexions entre les périodes. Nous avons 70 thèmes qui suivent un certain ordre, mais ils sont également reliés de manière non linéaire. Vous lisez par exemple dans l’encyclopédie comment Catherine II explique qu’elle restaure l’héritage des Grecs. Vous vous demandez : « De quoi s’agit-il vraiment ? » Et vous voyez un lien vers l’histoire des relations entre les Grecs et les Scythes et la manière dont le sud de l’Ukraine a réellement aidé à créer la Grèce antique. Et là, un autre lien, puis un autre — de plus en plus profond. Voilà l’idée.

Quel est votre public cible, pour qui écrivez-vous cette histoire ?

C’est une question très importante. Les personnes que nous avons réunies pour ce projet sont des spécialistes dans différents domaines, et une partie de mon travail consiste à faire en sorte que tout le monde écrive de manière à ce que n’importe qui puisse le lire. En réalité, il n’y a pas de questions historiques trop complexes pour être expliquées de manière compréhensible.

Donc cette encyclopédie est pour tous ceux qui s’intéressent à l’histoire ?

Oui, c’est une histoire publique, fondée sur des recherches académiques approfondies. Ce sera un cadeau pour tout le monde.

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Timothy Snyder et Volodymyr Zelensky le 10 septembre dernier // president.gov.ua

Vous avez rencontré le président Zelensky. De quoi avez-vous parlé ?

J’ai essayé de l’intéresser à notre projet. Je lui ai dit que c’était une tâche très ambitieuse et que nous n’avions pas besoin de l’aide de l’État, mais qu’il y aurait des discussions autour du projet, et que certaines personnes essaieraient de l’exploiter à des fins politiques. En ce qui concerne les mythes historiques russes, l’histoire telle que nous la considérons rend ces mythes non seulement faux, mais aussi très insignifiants dans le contexte global.

Si vous pouviez choisir un sujet dans ce vaste contexte, lequel serait-il pour vous ?

J’aimerais écrire sur les origines de la Rous’, car il s’agit d’une époque intéressante, où les Scandinaves sont entrés en contact avec les Khazars — deux peuples très fascinants. Il existe toute une série de sources scandinaves dont je n’avais pas connaissance. En parallèle, il y a aussi les États arabes et ceux d’Europe occidentale. Ce n’est pas du tout mon domaine, mais c’est extrêmement intéressant. Bien plus intéressant que les statues de Vladimir avec une épée.

Traduit de l’ukrainien par Desk Russie. Lire l’original.

Katerina Kobernik

Journaliste ukrainienne, cofondatrice et rédactrice en chef du média Babel.

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