Le 7 novembre 2024, lors de la commémoration solennelle pour le 35e anniversaire de la chute du Mur de Berlin, l’écrivain Marko Martin, originaire d’Allemagne de l’Est, est invité en tant qu’orateur principal et tient au château de Bellevue un discours iconoclaste dans lequel il n’a pas ménagé ses critiques à l’égard des Allemands, y compris le président Steinmeier, l’hôte de la cérémonie. Il a affirmé notamment que ce sont les Ukrainiens qui « tentent de protéger la liberté instaurée dans la totalité de l’Allemagne depuis 1989 », au prix de sacrifices inimaginables. Selon Martin, l’Allemagne doit réviser ses principes « pacifiques » et reconnaître plusieurs erreurs de son passé.
Monsieur le Président de la République fédérale d’Allemagne, Mesdames et Messieurs, mais surtout : très chers invités polonais, dont des protagonistes de la révolution de Solidarność et le co-initiateur de la grève sur le chantier naval de Gdansk — sans votre courage, il n’y aurait pas eu du tout de « 1989 ». Comme vous n’êtes apparemment pas invité à la table ronde exclusivement allemande qui va suivre aujourd’hui, je vous adresse ici de chaleureux remerciements, Dziekuje bardzo !
35 ans de Révolution pacifique : cela me rappelle entre autres cette phrase pertinente de Wolf Biermann à son retour à Leipzig pour un concert en décembre 1989, 13 ans après avoir été déchu de sa nationalité : « Ah, nous n’étions que bien peu ! »
En tout cas ce n’étaient pas des millions de citoyens de la RDA qui étaient descendus dans la rue à l’époque, ceux-ci ayant préféré en quelque sorte attendre de voir derrière les rideaux de leur salon — ce qui n’est d’ailleurs pas un jugement de valeur, mais juste une vérification des faits a posteriori, expliquant aussi bien des mentalités qui perdurent.
S’il existe aujourd’hui — et plus que jamais — une société civile est-allemande, c’est avant tout grâce aux manifestants immensément courageux de l’automne 1989, à leurs enfants et même souvent à leurs petits-enfants, dans les grandes villes et les villes moyennes d’Allemagne de l’Est. (Il reste qu’il conviendrait aussi de parler et d’écrire sur la solitude et l’isolement persistants de ces émancipateurs que demeurent les « enfants de 89 » et leurs héritiers qu’on retrouve dans d’innombrables petites localités, parfois aussi dans son cercle de connaissances et dans la famille.)
Là où 1989 n’a pas été une césure
Certains se demanderont peut-être si c’est bien l’approche qui convient pour célébrer le 35e anniversaire d’une révolution pacifique et réussie. Question inverse : serait-il « approprié » de passer sous silence le fait qu’aux dernières élections aux parlements régionaux de plusieurs Länder est-allemands, deux partis illibéraux ont remporté des victoires écrasantes, l’un d’extrême droite, mais les deux ouvertement pro-Poutine et diffusant la propagande la plus infâme du Kremlin — ce qui ne semble toutefois pas déranger particulièrement les deux grands partis démocratiques dans leurs diverses négociations de formation d’un gouvernement, du moins vis-à-vis de la secte autoritaire de Sahra Wagenknecht ? Est-il «approprié » de se refuser à réfléchir aux racines de tout cela, alors que « 1989 » n’a manifestement pas été dans tous les cas la césure libératrice à laquelle on a si longtemps voulu faire croire?
Eh bien non : se poser ces questions ne relève pas de la critique autoréférentielle du débat, mais conduit bien au cœur même de l’actualité. Pourquoi, depuis l’agression meurtrière de l’Ukraine, la nécessité d’un soutien à ce pays pour assurer sa survie est-elle beaucoup moins populaire à l’Est qu’à l’Ouest de notre pays, comme en attestent autant les sondages représentatifs que les micro-trottoirs dans la rue et les discussions dans les bureaux et les entreprises ou bien le soir au dîner dans la cuisine ?
Car au-delà du désir de « paix », exprimé dans l’abstrait, et qui sert si souvent de prétexte, c’est toujours le même refrain qu’on entend : « Poutine, Poutine, on nous parle que de Poutine — et nous alors ? » Dans cette perspective étriquée jusqu’à l’absurde, même la guerre d’agression contre l’Ukraine semble être avant tout un nouveau prétexte occidental inventé pour ne pas avoir à se préoccuper des intérêts des Allemands de l’Est. Tout comme le débat sur le changement climatique, la crise des réfugiés de 2015, l’ancien et le nouvel antisémitisme ou bien encore les guerres en ex-Yougoslavie au début des années 1990, ont été vécus par beaucoup uniquement comme une contrainte indue qu’on leur imposait — surtout à eux-mêmes, bien entendu — et comme une blessure narcissique qu’ils ont ensuite essayé d’articuler en pleurnichant : « Et nous alors, qui s’occupe de nous ? »
« C’est ainsi que les enfants parlent de leurs parents »
En 1970 déjà, l’écrivain Uwe Johnson, qui avait fui la RDA en 1959, avait décrit cette mentalité : « C’est ainsi que les enfants parlent de leurs parents. C’est ainsi que les adultes parlent de quelqu’un qui, autrefois, leur tenait lieu de père. » Il suffirait pourtant de reconnaître avec sincérité ces manquements qui subsistent encore et cette tendance à « renvoyer vers le haut », pour ouvrir la possibilité d’une véritable libération, d’une découverte joyeuse de ses propres capacités d’action. Et — oui, cela aussi, il faut le dire — pour exercer cette solidarité active, que pratiquent d’ailleurs déjà pas mal d’Allemands de l’Est de tous âges, et ce n’est pas un hasard s’ils se réfèrent souvent à « 89 ».
Car c’est aujourd’hui en Ukraine que se joue la question de savoir si « le cru 89 » a vraiment marqué le début d’une histoire durable de la liberté, pour reprendre une expression à la mode, ou s’il ne s’est agi que d’une sorte de bouffée d’air dans l’histoire mondiale. Il semble néanmoins que trop nombreux sont ceux et celles, tant en Allemagne de l’Est qu’en Allemagne de l’Ouest, qui n’ont toujours pas cette clairvoyance et la volonté de reconnaître ce fait — ce qui leur permettraient d’agir en conséquence. Mais en avait-il été autrement naguère, dans les années 1980, vis-à-vis de la Pologne, où la quasi-totalité de la population s’était effectivement dressée contre la dictature, avec un courage inouï ?
Car même si la résistance polonaise avait été une source d’inspiration pour les militants des droits civiques de la RDA, ce n’était pas du tout le même son de cloche qu’on pouvait alors entendre dans une grande partie de la population. Pourquoi, pouvait-on entendre à l’époque et pas seulement à voix basse, « les Polacks » n’allaient-ils pas simplement travailler au lieu de faire grève, de réclamer sans cesse la liberté et de « nous » embêter ? Dans les médias d’État, le message était juste un peu plus voilé.
Depuis longtemps, je ne peux m’empêcher de repenser à cette expérience très précoce de refus délibéré de solidarité. Ne se répète-t-elle pas aujourd’hui dans ces exigences glaçantes adressées à l’Ukraine et qui la pressent alors qu’elle a été envahie de cesser enfin d’opposer une résistance, de déposer les armes et de se livrer aux occupants russes — alors qu’en 1989, la dictature avait fini par imploser en Allemagne de l’Est — le contexte étant désormais tout à fait différent ?
Mais pourquoi cette soudaine déferlante inflationniste autour de la notion de paix, alors que la très grande majorité des jeunes et des hommes qui ont grandi naguère en RDA n’avaient pas été objecteurs de conscience face à l’obligation militaire qu’ils n’avaient pas davantage refusé de participer aux cours d’instruction militaire à l’école, à la formation prémilitaire dans des camps pendant leur période d’apprentissage et, plus tard, aux exercices des « groupes de combat en entreprise » ? Serions-nous encore aujourd’hui sous l’effet de la propagande du régime, qui considérait que la « paix » n’était garantie que si elle servait les intérêts du pouvoir du Kremlin, tandis que l’alliance défensive de l’OTAN était traitée de « belliciste au service de l’impérialisme » ?
Cette notion pervertie de la paix
Mais celui qui viendrait à qualifier cette acception du concept de paix comme « typique de l’Allemagne de l’Est », en le délocalisant de la sorte, se méprendrait lourdement. Car il s’agissait bien, et il s’agit d’ailleurs toujours, d’une histoire pour ainsi dire doublement allemande, et tout ce qu’on a raconté et que l’on continue de raconter comme absurdités à l’Ouest s’est depuis toujours et très constamment répercuté à l’Est. En 1982, par exemple, Egon Bahr est même allé jusqu’à qualifier Solidarność de « danger pour la paix mondiale » dans le magazine Vorwärts. Une infamie délirante ! Le poète Peter Rühmkorf, aujourd’hui encore si largement vénéré pour sa subtilité subversive, en a rajouté — dans le plus pur style de la génération de nos pères nazis : « De toute façon, nul ne peut prescrire à la nation polonaise autre chose que du travail et de la discipline — mais qui aura donc la force d’âme et le courage de les lui imposer dans les faits ? »
Mais, allez-vous me demander : quel rapport avec le 35e anniversaire de la Révolution pacifique en RDA ? La réponse est : bien plus que nous ne le souhaiterions. Car cette notion pervertie de la paix, qui se passe totalement de la question de la durée, de la stabilité et de la justice, navigue entre-temps comme une navette entre l’Est et l’Ouest. Et je vous le demande la main sur le cœur : la mémoire collective reconnaît-elle vraiment que le premier bloc de pierre arraché du mur de Berlin l’avait été en fait sur le chantier naval Lénine à Gdansk ? Reconnaît-elle que la politique de détente tant louée n’a pu a pu s’appuyer que sur un accroissement des dépenses de défense dans le PIB de l’Allemagne de l’Ouest — et bien sûr aussi sur le parapluie protecteur de l’OTAN et sur une politique américaine qui a montré de manière impressionnante à l’Union soviétique les limites de sa puissance d’expansion ?
Je pense que cela en dit long sur l’oubli de l’histoire dans notre pays — et encore une fois : cela vaut à l’Est comme à l’Ouest — cette amnésie qui consiste à refouler tout cela délibérément, à continuer à se complaire dans le souvenir nostalgique du « bon tsar Gorbi », sous le régime duquel le Kremlin ne faisait pas sortir ses chars et ne faisait pas tirer sur les civils. (En oubliant d’ailleurs que le 13 janvier 1991, le « dimanche sanglant de Vilnius », il l’a tout de même fait, à un moment où cela faisait déjà longtemps que la réunification s’était faite sans le moindre heurt, et où les Allemands désormais réunifiés pouvaient s’adonner à leur passe-temps favori, à savoir : se contenter de s’occuper d’eux-mêmes, de préférence en grommelant à propos de n’importe quoi.)
« Pour notre liberté et la vôtre », telle avait été la devise des Polonais depuis le XIXe siècle : elle avait été bien comprise par les militants des droits civiques en RDA, bien sûr aussi et surtout par les citoyens de l’ensemble des pays d’Europe de l’Est, en 1989, mais aussi plus tard, en 2004 ainsi qu’en 2013 et 2014, lors des révolutions démocratiques à Kyïv, alors que les manifestants brandissaient des drapeaux européens.
En même temps que, déguisé sous les oripeaux de la géopolitique et de la Realpolitik, perdure jusqu’à ce jour, à ce qu’il semble, le mépris qu’exprimaient les paroles d’Egon Bahr.
Et voilà que le nouveau secrétaire général du parti de notre chancelier garantit déjà à Gerhard Schröder, cet ami intime du tueur en série du Kremlin, resté sans remords cul et chemise avec lui, en toute grandiloquence, qu’il reste toujours pour lui une place de choix dans la social-démocratie allemande ! C’est d’ailleurs avec le même effroi que les Européens de l’Est et les sociaux-démocrates les plus solides avaient entendu en 2016 de la bouche du ministre fédéral des Affaires étrangères de l’époque que les manœuvres programmées par l’OTAN pour assurer la protection des démocraties sur le flanc est de l’Europe ne relevaient que d’ « une rhétorique belliqueuse et évoquaient le bruit des bottes ». « Rhétorique belliqueuse et bruit de bottes », vraiment ?
« La vérité est douce »
Monsieur le Président fédéral, avec tout le respect que je vous dois : le projet Nord Stream, auquel le SPD et la CDU se sont accrochés si longtemps, faisant fi de toute critique, aussi fondée fût-elle, n’était « un pont » — c’étaient bien vos propres paroles, datant encore du printemps 2022 — que dans la mesure où il encourageait encore davantage Poutine dans ses projets d’agressions, et dans son calcul que les Allemands, par ailleurs champions du monde du discours moralisateur, ne laisseraient certainement pas tomber cette affaire lucrative, Ukraine ou pas. Et une fois de plus, on s’est empressé dans un sursaut d’arrogance de se boucher les oreilles sur les mises en garde clairvoyantes que nous adressaient les gouvernants des pays d’Europe orientale. Or c’est précisément l’Europe de l’Est — celle-là même qui est confrontée à la menace et qui doit en supporter les conséquences — qui devra peut-être, dans un avenir proche, se défendre sans l’aide américaine.
Pour notre liberté et la vôtre : c’est la population civile martyrisée en Ukraine ainsi que les soldats et les soldates de l’armée ukrainienne qui, par leur résistance, tentent de protéger la liberté instaurée dans la totalité de l’Allemagne depuis 1989 — ils la protègent maintenant, à cette minute même, et au prix de sacrifices inimaginables. Et laissez-moi ajouter que non, ces spécialistes des questions militaires et de l’Europe de l’Est ainsi qu’un certain nombre d’hommes et femmes politiques allemands, souvent dramatiquement isolés dans leurs propres partis, et qui réfléchissent jour après jour à la manière dont un pays qui a été envahi pourrait bénéficier d’un soutien plus approprié que celui prodigué jusqu’à présent — ces hommes et ces femmes engagés ne méritent vraiment pas d’être dénoncés comme des « experts tout juste bons à évaluer les calibres des armes », suggérant qu’ils ne seraient que de « joyeux » trublions à la gâchette trop facile.
Ne craignons pas les mots : Il s’agit là en effet de bien plus que de simples dérapages verbaux, qu’on se sent ensuite obligé de rétracter. Car c’est ici, quasiment en haut lieu, que sont forgés des schémas de pensée fatals, que sont formulées des affirmations, qui se diffusent ensuite immédiatement dans l’opinion publique, y générant un surplus de confusion. Or, c’est précisément dans des périodes de crise aiguë que la clarté de la pensée devient une valeur importante entre toutes.
Permettez-moi de conclure par cette réflexion : 35 ans après la chute du mur, on parle souvent, et fréquemment à juste titre, de tel ou tel « déficit » à l’Est — que penseriez-vous alors d’un débat à mener simultanément sur le déficit de connaissance, d’action et de probité à l’Ouest, qu’il s’agirait tout autant de reconnaître et de surmonter ? Et ce, non pas comme un exercice de pénitence purement rhétorique, mais comme un nécessaire signal d’adieu à lancer aux mensonges existentiels et aux mécanismes de refoulement dont souffre l’Allemagne dans son ensemble, car ceux-ci coûtent ailleurs, de manière très concrète et terrifiante, des vies humaines ?
Lors du concert de Wolf Biermann à Leipzig en 1989 que je mentionnais au début, l’écrivain Jürgen Fuchs a également pris la parole. Après avoir été détenu par la Stasi puis expulsé et déchu de la nationalité est-allemande, c’était la première fois qu’il pouvait revenir à l’Est. Il a alors cité les paroles d’un dissident russe, qui gardent aujourd’hui toute leur actualité : « La vérité est douce, elle est radicale, mais elle est aussi capable de pardonner. Mais la justice et le pardon ne sont pas possibles en-deçà et en dehors de la vérité. »
Mesdames et Messieurs, même si certains d’entre vous auraient peut-être espéré ou attendu un discours légèrement différent — je vous remercie de m’avoir écouté.
Traduit de l’allemand par Desk Russie et relu par Marc Villain. Version originale.
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Né en 1970, Marko Martin est un écrivain et journaliste allemand qui publie régulièrement dans Die Welt, Welt am Sonntag et la Neue Zürcher Zeitung. Ayant vécu plusieurs années à Paris, il est aujourd’hui membre du média L’Axe du Bien et du Centre PEN des écrivains germanophones à l’étranger.