Par Marc Villain
Passé inaperçu en France, un scandale politique a littéralement secoué l’Allemagne le mois passé. L’écrivain Marko Martin dont nous publions le discours a lancé de graves accusations à l’égard de la classe politique allemande, et même de la population allemande. Marc Villain analyse et explique ce discours et le déclenchement de colère qu’il a suscité.
Alors que la plupart des Français se réjouissaient de pouvoir bénéficier d’un week-end prolongé du 11 novembre (certains se rappelant le prix du sang ayant mené à l’Armistice de 1918 !), le 9 novembre 2024 allait marquer en Allemagne un double anniversaire ne donnant pas lieu, lui, à congé :
- celui, tragique, de la « Nuit de Cristal » du 9 novembre 1938, premier pogrom décrété par le régime nazi à l’échelle de toute l’Allemagne,
- et celui, libérateur, cette fois, des 35 ans écoulés depuis la chute du « Mur de Berlin » le 9 novembre 1989.
Et c’est bien la chute du Mur et la révolution pacifique de 1989 — prélude à l’agonie de la « RDA » communiste, puis à la réunification de l’Allemagne le 3 octobre 1990 — que s’apprêtait à célébrer dignement le 7 novembre le Président fédéral allemand Frank-Walter Steinmeier en invitant un parterre de prestigieuses personnalités allemandes et étrangères dans sa belle résidence berlinoise du « Schloss Bellevue », en bordure de la Spree.
Mais M. Steinmeier, vieux cacique du SPD, le parti social-démocrate du Chancelier Scholz, n’aurait jamais pu imaginer qu’après son discours d’ouverture, qui se devait d’être consensuel et un brin lénifiant sur les bienfaits de la réunification des deux Allemagnes, son successeur à la tribune, l’écrivain Marko Martin, natif lui-même de l’ex-Allemagne de l’Est, choisirait d’asséner à cet auditoire choisi une série de vérités que le Président fédéral n’avait pas vraiment envie d’entendre dans le contexte politique actuel très tendu de l’Allemagne, et qui n’ont pas manqué de provoquer un véritable scandale politique et médiatique dans ce pays.
À rebours de l’unanimisme escompté dans cette commémoration, Marko Martin a tout d’abord exhorté une assistance médusée à ouvrir les yeux sur l’historique, mais aussi sur l’actualité persistante d’une « Ostpolitik » allemande envers la Russie qui avait conduit l’Allemagne à une dangereuse dépendance envers la Russie et à des compromissions inacceptables avec ses dirigeants. Il leur a demandé de se poser les quelques questions suivantes :
- Pourquoi pas d’intervenants polonais dans cette cérémonie, alors que le 1989 allemand n’aurait aucunement été possible sans le courage des précurseurs polonais de 1981 : les ouvriers des chantiers de Gdansk et de Solidarnosc ?… Des Polonais auxquels d’ailleurs la plupart des citoyens de RDA n’avaient pas témoigné la moindre solidarité en son temps ?
- Pourquoi ne pas reconnaître que ce n’était nullement une majorité de citoyens de l’ex-RDA qui avaient eu le courage de descendre dans les rues de l’ex-RDA en 1989 pour contester la dictature du « SED » marxiste-léniniste inféodé à Moscou, mais seulement une petite minorité courageuse ?
- Pourquoi passer sous silence les récents triomphes électoraux, aux élections régionales de trois Länder de l’ex-Allemagne de l’Est, de deux partis résolument illibéraux et ouvertement poutinistes, l’AFD d’extrême droite et néo-nazie (Saxe et Thuringe le 1er septembre 2024 : respectivement 30,6 % et 33 % des suffrages, Brandebourg le 22 septembre : 29,2 %), ainsi que, dans une moindre mesure, le « BSW » de Sahra Wagenknecht, se réclamant d’une extrême gauche souverainiste ?
- Enfin, pourquoi ne pas vouloir s’inquiéter de ce que, dans l’ex-RDA plus encore que dans la partie occidentale de l’Allemagne, sévit actuellement une tendance inflationniste à cultiver un « concept perverti de la paix » consistant à recommander aux Ukrainiens de renoncer purement et simplement à résister à l’agresseur russe et de lui céder les territoires qu’il a annexés ?
Loin d’en rester là, Marko Martin a alors enfoncé le clou en rappelant l’historique gênant de la russophilie militante et aveuglée du SPD depuis des dizaines d’années : à commencer par le père incontesté de l’ « Ostpolitik », Egon Bahr, sous le mandat du Chancelier social-démocrate Willy Brandt, qui n’avait pas craint de qualifier en 1982 le syndicat Solidarnosc de… « danger pour la paix du monde », jusqu’à Gerhard Schröder, Chancelier de 1998 à 2005, supporter intéressé et vénal du fameux projet des gazoducs « Nord Stream 1 et 2 » en mer Baltique, mais aussi ami intime et lobbyiste du « tueur en série et génocidaire du Kremlin ».
Enfin, c’est dans un silence glacial dans la salle des fêtes du Château de Bellevue que Marko Martin a directement mis en cause Frank-Walter Steinmeier, assis au premier rang des dignitaires. Celui-ci n’ avait-il pas déclaré en 2016, alors qu’il était encore ministre des Affaires étrangères, et au grand dam des gouvernements des démocraties orientales (Pologne et pays baltes), que les manœuvres de l’OTAN programmées sur le flanc est de l’Alliance atlantique ne relevaient que d’une rhétorique belliqueuse et évoquaient le bruit des bottes ( « Säbelrasseln und Kriegsgeheul ») ?
N’avait-il pas d’ailleurs récidivé, tout récemment encore, mais cette fois sous ses habits de Président fédéral, lorsqu’il avait dénigré les politiciens et stratèges militaires allemands qui avaient recommandé au gouvernement fédéral de livrer enfin aux forces ukrainiennes des armements adaptés tels que promis, les qualifiant d’experts tout juste capables d’évaluer le calibre des armes ( « Kaliberexperten») ?
Les invités du 7 novembre 2024 ne pouvaient dès lors que se souvenir de l’ensemble des « faits d’armes » de l’actuel Président allemand depuis de nombreuses années et à différents postes, au service d’une « Ostpolitik » bien accommodante envers Moscou :
- Il avait été d’emblée un pilier du triumvirat formé avec Gerhard Schröder, Chancelier fédéral de 1998 à 2005, et Sigmar Gabriel, oeuvrant au sein de cette « Moskau-Connection » d’hommes politiques et de chefs d’entreprises allemands proches du SPD et soucieux de conclure des marchés juteux, telle que décrite en 2023 dans le best-seller de deux journalistes allemands, Markus Wehner et Reinhard Bingener, et dont le sous-titre était « Le réseau Schröder et le chemin de l’Allemagne vers la dépendance » (… envers Moscou !).
- Nommé ministre fédéral des Affaires étrangères en 2005, M. Steinmeier accompagne la Chancelière Angela Merkel au Sommet de l’OTAN de Bucarest du 2 au 4 avril 2008 — là même où l’Allemagne et la France (représentée par Nicolas Sarkozy) tiennent en échec les États-Unis en refusant catégoriquement toute candidature de l’Ukraine et de la Géorgie à leur entrée dans l’OTAN.
- Peu de temps après, le 7 mai 2008, M. Steinmeier est la première personnalité étrangère reçue par Dmitri Medvedev, nouveau président de la Fédération de Russie.
- En 2010, M. Steinmeier propose à la Russie son concept de « partenariat de modernisation » (…qui pouvait rappeler à certains égards le partenariat économique discrètement engagé en 2020 par l’Allemagne de Weimar et la jeune Union soviétique pour contourner les rudes dispositions du Traité de Versailles infligées à l’Allemagne vaincue…).
- En 2016, dans un discours prononcé à Ekaterinbourg, il ira même jusqu’à imaginer que « lorsque le temps de la reconstruction arrivera enfin en Syrie, l’Allemagne et la Russie travailleront main dans la main à Palmyre, Alep et Homs » !
Ce n’est que dans son discours de 2022, suite à sa réélection comme Président fédéral, que Frank-Walter Steinmeier fera amende honorable, reconnaissant ses erreurs, et imputant à la seule Russie la responsabilité de la guerre en Ukraine.
Mais : trop tard et pas assez convaincant aux yeux du gouvernement ukrainien, qui, humiliation suprême, fit savoir à M. Steinmeier, lorsqu’il souhaita se joindre aux chefs d’État polonais et des 3 pays baltes en visite de solidarité à Kyïv à la mi-avril 2023, qu’il était, lui, persona non grata en Ukraine…
Le « coup de gueule » salutaire de l’écrivain Marko Martin le 7 novembre au « Schloss Bellevue » de Berlin et son appel final à l’ensemble des Allemands « à se débarrasser de toute urgence des mensonges et des refus de reconnaître certaines vérités dont toute l’Allemagne se berce encore » lui vaudront, à l’issue de la cérémonie, un sérieux coup de colère du Président Steinmeier, qui avait failli s’étrangler en l’écoutant, et qui se juge désormais gravement offensé…
L’incident fera aussi la manchette de la Bild-Zeitung, le tabloïd allemand au plus grand tirage, et le discours de Marko Martin sera reproduit intégralement dans Die Welt, quotidien conservateur sérieux du groupe Springer.
Mais on retiendra surtout que si Marko Martin appelle l’Allemagne réunifiée à se départir d’un unanimisme trop facile dans la célébration de l’unité allemande retrouvée depuis 1989, c’est aussi pour ne pas faire oublier certains risques induits par l’ « Ostpolitik » initiée dès les débuts des années 1970 par Willy Brandt :
En effet, au-delà des immenses progrès que cette politique du dialogue avait entraînés, entre autres en facilitant les Accords d’Helsinki, en simplifiant la circulation des hommes et des femmes entre la RDA et la RFA et en légitimant de plus en plus fortement la démocratie ouest-allemande face au régime rigidifié de la RDA, elle devint aussi porteuse d’accommodements avec la Russie soviétique, puis avec la Russie de Poutine… et qui devinrent trop souvent des compromissions sous couvert de la doctrine du « Changement par le rapprochement » ( « Wandel durch Annäherung » ) d’Egon Bahr, elle -même transformée par l’élégante formule du « Changement par le commerce » ( « Handel durch Wandel »), jusqu’à faire tomber l’Allemagne dans le piège d’une dépendance énergétique et donc économique et politique spectaculaire vis-à-vis de la Russie… Et ce sous le mandat de Gerhard Schröder comme sous celui d’Angela Merkel qui lui succéda en 2005 à la Chancellerie.
On se rappellera aussi la remarque de Sylvie Kauffmann dans Les aveuglés : « La chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989, sous la pression des opposants et de la société civile, était déjà une forme de désaveu de l’Ostpolitik, fondée sur le dialogue avec les dirigeants des pays de l’Est plutôt qu’avec les dissidents et les mouvements démocratiques. »
Enfin, l’ « incident » du 7 novembre au « Schloss Bellevue » de Berlin ne vient-il pas illustrer l’immense malaise dont souffre actuellement l’Allemagne au moment où la coalition au pouvoir à Berlin (SPD, FDP libérale et Les Verts) est gravement menacée, le ministre des Finances FDP Lindner venant d’être remercié sans ménagement par le Chancelier Scholz — et le tout sur fond de guerre en Ukraine ?
Olaf Scholz, le chancelier social-démocrate de cette coalition au pouvoir, initiateur début 2022 d’une grandiloquente « Zeitenwende », soit un « changement d’ère », refuse jusqu’ici obstinément de livrer aux Ukrainiens les missiles de croisière Taurus dont ils auraient un besoin criant pour repousser les assauts d’une armée russe surpuissante… Annalena Baerbock, ministre fédérale des Affaires étrangères, voudrait bien faire davantage pour l’Ukraine, mais le recul aux dernières élections régionales de son parti « les Verts » bride ses ambitions. Quant à Boris Pistorius, son ministre de la Défense, également social-démocrate, il voudrait bien réarmer sérieusement l’Allemagne, mais son collègue des Finances Lindner, du petit parti libéral FDP, lui a contesté le budget dont il aurait besoin pour ce faire…
Profitant de ce contexte de crise gouvernementale et de blocage en Allemagne, M. Friedrich Merz, président de l’Union-chrétienne-démocrate (CDU), le grand parti de l’opposition, est en embuscade en vue de briguer le poste de Chancelier fédéral à pourvoir à l’occasion d’élections fédérales allemandes anticipées le 25 février 2025. Il se positionne en publiant dans Le Monde daté du 6 novembre un article retentissant dans lequel il prône une attitude extrêmement ferme face à la Russie, et met en cause tout à la fois la politique européenne de sécurité « faite de tergiversations et d’hésitations constantes, de calculs et de stratégies de temporisation » quant à l’aide à donner à l’Ukraine, ainsi que la mollesse et l’inaction du Chancelier fédéral Scholz, tout en citant Montaigne : « La poltronnerie est la mère de toutes les cruautés. »
Histoire, aussi, de faire oublier les longues années de pouvoir de la chancelière, elle aussi chrétienne-démocrate, Angela Merkel, qui, comme ses collègues du SPD, avait succombé au piège en forme de mirage du « Wandel durch Handel » que lui avait tendu la Russie de Vladimir Poutine…
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Agrégé d’allemand, Marc Villain a consacré sa carrière aux relations internationales, européennes et culturelles.