Si le président russe a presque réhabilité Staline, il s’est surtout inspiré d’Andropov et de Primakov, à la tête d’une Russie qui n’admet pas avoir perdu de la guerre froide, comme l’Allemagne d’Hitler n’acceptait pas la défaite de 1918.
Quand on pense à ce que Vladimir Poutine fait de et à la Russie, on évoque le plus souvent la figure de Joseph Staline, qu’il a sortie de l’opprobre dans lequel elle était tombée depuis le rapport Khrouchtchev, communiqué à huis clos le 24 février 1956 aux 1 436 délégués du XXe congrès du Parti communiste d’Union soviétique. Pourtant, si le président russe révère dans le Père des peuples l’homme à la main-forte que tous craignaient, ses méthodes sont plutôt celles de Iouri Andropov, chef du KGB de 1967 à 1982, avant qu’il ne succède à Leonid Brejnev au poste de Secrétaire général du PCUS.
Entré au KGB à la fin des années 1970, Vladimir Poutine a été formé sous sa direction. Andropov n’était pas un tendre, bien au contraire. Il a conduit avec poigne et sans états d’âme la répression contre les dissidents soviétiques, semant une terreur froide et ciblée, mais loin des vagues de purges massives et meurtrières de l’époque stalinienne. Poutine s’est inscrit dans ses pas, en réduisant méthodiquement à rien, ou presque, l’expression des opinions divergentes. Si la guerre qu’il mène en Ukraine a donné lieu à un très draconien tour de vis, il n’a pas attendu 2022 pour cela. Rappelons que sa présidence avait commencé avec la mise au pas des grands médias audiovisuels russes et des oligarques. Il ne s’est pas privé non plus de recourir occasionnellement à l’élimination physique de certains de ceux qui ne pliaient pas l’échine ou qui le « trahissaient », reprenant alors à son compte une tradition remontant à Lénine et à son fameux « laboratoire des poisons ».
Manier le bâton n’était pas le seul talent d’Andropov. Ce dernier pratiquait aussi avec art la séduction et la désinformation. Il s’était construit, à destination de l’Ouest, l’image d’un moderniste, d’un homme raffiné amateur de jazz… Poutine, dès le début de son règne, a su prendre modèle sur lui. Certes, il s’est présenté à l’opinion publique russe comme une sorte de voyou repenti, qui ne rechignait pas à employer la force, mais dans un premier temps il a vendu aux Occidentaux l’image d’un homme qui se voulait réformateur tout en faisant preuve de poigne. Une sorte de Stolypine postsoviétique.
Renforcer l’emprise des siloviki
Andropov est surtout le premier haut dirigeant soviétique à avoir compris le déclin irrémédiable de l’URSS1 et qui a pensé dès lors à une stratégie de reconstruction de la puissance de la caste des siloviki, les hommes des « structures de force » (armée, police, services de sécurité, etc.), en Russie et à l’étranger. Au début des années 1980, l’ancien chef du KGB doutait en effet que le parti communiste fût capable de se relever de la stagnation dans laquelle il avait plongé le pays sous Brejnev. De fait, ce qui est advenu avec son poulain Mikhaïl Gorbatchev, qu’il avait promu en pensant qu’il pourrait conduire des réformes, a montré que le PCUS n’était plus qu’un astre mort. En revanche, c’est bien sous Gorbatchev que furent développés les outils – coopératives et banques « privées » – qui ont permis, au nez et à la barbe des Occidentaux, de donner aux « services » à l’étranger les moyens de poursuivre et d’étendre leur action de renseignement et d’influence. De là sont nés les oligarques, qui ont ensuite appris ce qu’il en coûte de n’être pas « loyal » envers leur protecteur…
Poutine, depuis son retour de Dresde en RDA, a marché sur les traces d’Andropov pour renforcer l’emprise des siloviki, en Russie et au-delà des frontières russes. Il l’a fait d’abord méthodiquement à Saint-Pétersbourg, y construisant à partir de 1991, un tissu de relations qui l’a introduit dans l’administration du Kremlin en 1997. Il a pu ensuite, avec l’appui de ce réseau, s’imposer auprès de Boris Eltsine, devenant d’abord patron du FSB en 1998, puis Premier ministre en 1999, avant d’assurer l’intérim de la Présidence de la Fédération de Russie, puis de se faire élire en 2000.
Dans la droite ligne de la doctrine Primakov
Un autre homme l’a inspiré, également haut responsable du KGB : Evguéni Primakov. Ce dernier, grand connaisseur du Moyen-Orient à l’époque soviétique, directeur du prestigieux Institut de l’économie mondiale et des relations internationales (IMEMO) de 1985 à 1989, chef du renseignement extérieur russe depuis 1991, avait succédé en 1996 au très occidentaliste Andreï Kozyrev au poste de ministre des Affaires étrangères, opérant un véritable tournant de la diplomatie russe. Kozyrev était « atlantiste » : il pensait que l’avenir de la Russie se trouverait dans une coopération avec les États-Unis.
L’ancien espion Primakov était convaincu que la reconstruction de la puissance russe – une « puissance pauvre », pour reprendre l’expression de l’économiste français Georges Sokoloff – passait par la création de partenariats avec des pays qui voudraient s’affranchir de ou s’opposer à la domination américaine, en Asie, au Proche et Moyen-Orient, en Afrique et en Amérique latine. Certes, Poutine a fait en sorte qu’il soit écarté en mai 1999, parce que ce dernier, alors Premier ministre, était devenu un rival sérieux, capable de briguer avec succès la présidence de la Russie. Mais l’action géopolitique russe, qui vise explicitement depuis 2007 à opposer à l’Occident un « sud global » dont l’hôte du Kremlin se veut le chef de file, s’inscrit dans la droite ligne de la doctrine Primakov. D’ailleurs, même si cela ne peut se faire sans la Chine, c’est bien Moscou qui est à l’origine de la création des BRICS dont le premier sommet (Brésil, Russie, Inde et Chine) s’est tenu à Ekaterinbourg en 2009.
Les deux hommes avaient d’ailleurs partagé la même indignation en mars 1999, en apprenant l’intervention de l’OTAN contre la Yougoslavie, en raison de la dégradation de la situation au Kosovo. Primakov volait alors vers les États-Unis, où il était attendu pour une visite officielle. Informé par le vice-président américain Al Gore de l’imminence de frappes aériennes, il ordonna alors à son avion d’opérer un demi-tour. Poutine a maintes fois invoqué ce moment pour dénoncer « le monde unipolaire » et l’hégémonie américaine.
Le syndrome allemand de la Russie
Andropov et Primakov ont ainsi servi de modèle à l’intérieur et à l’extérieur, pour restaurer la force d’une Russie confondue non plus avec la volonté du Parti, mais avec les intérêts et les projets des « services ». Poutine s’y est appliqué avec détermination : dès le début de son règne, il a voulu faire la démonstration de sa résolution implacable. Ce fut bien sûr, à partir d’août 1999, la Seconde Guerre de Tchétchénie avec toutes ses horreurs, mais il y eut aussi l’épisode glaçant de l’abandon de l’équipage du Koursk, ce sous-marin qui sombra en mer de Barents le 12 août 2000, alors que ces hommes auraient probablement pu être sauvés s’il avait accepté à temps l’aide proposée par les Britanniques et les Norvégiens. Le président russe entendait signifier que désormais la Russie reprenait ses distances avec l’Ouest, quoi qu’il en coûtât. C’était la manifestation d’orgueil d’un régime qui n’avait pas accepté l’effondrement de la puissance soviétique, un régime qui considérait que la Russie n’avait pas perdu la guerre froide, un régime qui n’acceptait pas que l’OTAN ait survécu après le démantèlement du Pacte de Varsovie.
Ce déni conduit à dresser un parallèle entre la Russie de l’après 1991 et l’Allemagne des lendemains du premier conflit mondial. Pour les Allemands, la défaite de 1918 n’en était pas une : le pays était resté intact et il n’avait pas connu la guerre sur son sol. Le Traité de Versailles était ressenti comme une injustice, comme un mensonge historique et, de surcroît, comme la cause de la faillite économique de la République de Weimar. Une revanche s’imposait… Hitler s’est présenté comme l’homme du redressement allemand. On connaît la suite. Dès 1999, Vladimir Poutine s’est affiché comme celui qui entendait restaurer à la fois la puissance collective et l’honneur des Russes et de la Russie.
La question est aujourd’hui pour l’Occident de savoir si, comme le Führer, Vladimir Vladimirovitch est définitivement enfermé dans une logique monomaniaque, ignorant les dégâts que la guerre qu’il mène cause à son propre pays, le ruinant économiquement et démographiquement. Auquel cas il n’y a pas d’autre choix que s’opposer à lui de la manière la plus déterminée, jusqu’à sa perte. Pas d’autre choix non plus que de se donner les moyens de faire comprendre aux Russes que leur Président les conduit vers l’abîme. Cela suppose de ne pas reculer et de montrer qu’on est prêt à tenir dans la durée. Peut-être alors Poutine sera-t-il une dernière fois inspiré par Andropov. En effet, paradoxalement, cet homme implacable qui était parvenu à susciter la mobilisation d’immenses foules de pacifistes en Occident, derrière le slogan « Plutôt rouges que morts », a su tempérer, au bord du gouffre, la volonté de puissance des siloviki par un solide réalisme : conscient que la partie de bras de fer engagée avec l’Occident à la fin des années 1970 conduisait l’URSS dans une impasse, il a mis fin à la crise des euromissiles en engageant le démantèlement des SS20 et en rouvrant la voie à la négociation. Celle-ci aboutit à la signature du traité START 1 en juillet 1991, par George H. W. Bush et Mikhaïl Gorbatchev. S’il est encore temps pour Poutine de revenir à la raison, rien n’indique pour l’instant qu’il en prenne le chemin. Dans les semaines qui viennent, tout signe de faiblesse de la part des Occidentaux ne peut que le convaincre qu’en dépit de l’hécatombe russe pour détruire l’Ukraine, il a encore une chance de l’emporter.
Jean-François Bouthors est journaliste et essayiste, collaborateur de la revue Esprit et éditorialiste à Ouest-France. Il est auteur de plusieurs livres dont Poutine, la logique de la force (Éditions de l’Aube, 2022) et Démocratie : zone à défendre ! (Éditions de l’Aube, 2023). Il a été, avec Galia Ackerman, l’éditeur des livres d’Anna Politkovskaïa aux Éditions Buchet/Chastel.
Notes
- C’est lui qui avait commandé le célèbre rapport de Novossibirsk, rédigé par Tatiana Zaslavskaïa (avec le soutien de l’économiste Abel Aganbegian), qui dressait le constat d’une situation catastrophique. Il semble en avoir organisé la fuite dans le Washington Post, en 1983, pour contourner les résistances internes de l’appareil du parti communiste et de la frange conservatrice du KGB.