Le régime de Damas est tombé et le Kremlin a exfiltré Bachar el-Assad, considéré comme une sorte de réfugié humanitaire. Désormais se pose la question des bases russes en Syrie. Nonobstant l’agitation qu’on y observe, leur sort serait « en suspens » (Dmitri Peskov, 16 décembre 2024). D’aucuns spéculent sur le « pragmatisme » de Vladimir Poutine, prêt à transiger avec les « combattants armés » et autres « représentants de l’opposition ». Les enjeux stratégiques, donc géopolitiques, sont majeurs. Aussi importe-t-il de pousser ce qui tombe.
L’effondrement du régime de Damas, le 8 décembre dernier, met en question le pouvoir et l’influence de la Russie en Syrie, ce qui constitue un tournant historique. Les mots ne sont pas galvaudés : alors même que le mandat français, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, n’était pas achevé, Moscou livrait des armes et négociait une alliance avec la Syrie, sas d’entrée dans une région où l’Angleterre était encore hégémonique ; l’histoire des rapports diplomatico-stratégiques entre Moscou et Damas s’inscrit dans la longue durée, avec en toile de fond la fameuse « Question d’Orient » et la stratégie dite des « mers chaudes ». Aussi ne faudrait-il pas croire que Poutine, tel un trader échaudé, acceptera ses pertes pour passer à autre chose1 (le seul front ukrainien).
Déjà, la diplomatie russe affirme que Moscou négocie avec les « représentants de l’opposition » (ce ne sont plus des « terroristes ») la préservation de ses « actifs » stratégiques, dont la base de Tartous (un port de guerre) et celle de Hmeimim (une base aérienne à côté de l’aéroport civil) ; l’armée russe disposait par ailleurs d’une dizaine d’autres bases désormais évacuées, sous la protection des forces militaires turques. Au-delà du Moyen-Orient, où bien des régimes sunnites avaient été impressionnés par l’engagement militaire russe en Syrie (en alliance avec l’Iran), ces bases permettaient de projeter sa puissance en Afrique du Nord (la Libye et au-delà), en Afrique subsaharienne et dans la Corne de l’Afrique.
Située à mi-distance des détroits turcs et du canal de Suez, la base navale de Tartous est un carrefour logistique essentiel pour déployer avec force et rapidité des moyens militaires en Cyrénaïque (Libye orientale), relais vers la Centrafrique et les pays du Sahel, dont la France a été évincée. Si Port-Soudan, en mer Rouge, était une autre voie d’accès, privilégiée jusqu’à ce que les Russes prennent pied en Libye, les hommes (Wagner et leurs épigones), leur équipement et les cargaisons partaient du port de Tartous et de l’aéroport de Hmeimim. Par ailleurs, la guerre civile au Soudan, où la Russie est engagée dans chacun des deux camps, a frappé de caducité le projet d’une grande base navale russe en mer Rouge (à Port-Soudan).
En somme, ces deux bases constituaient des moyens de projection de puissance à l’échelle de la « Plus Grande Méditerranée » et en Afrique, avec des effets sur d’autres théâtres. Il faut aussi prendre en compte les moyens de renseignement russes implantés sur le territoire syrien — ils auraient été retirés avant même la chute de Damas —, un système qui assurait la surveillance du Moyen-Orient et de ses pourtours. Ainsi le transfert d’informations et de données de localisation par l’armée russe aurait-il conditionné plusieurs attaques des Houthistes en mer Rouge contre des navires marchands occidentaux, avec les incidences que l’on sait sur le trafic, l’inflation, in fine sur l’économie mondiale2.
Outre le fait que la guerre d’agression en Ukraine absorbe l’attention du Kremlin et de l’état-major russe, et qu’elle consume les moyens militaires et financiers requis, il apparaît que Moscou, en cas de perte de ses bases en Syrie, n’aurait guère d’autres options géostratégiques. En Cyrénaïque, les infrastructures portuaires et aéroportuaires dont dispose l’armée russe ne compenseraient pas cette perte et, sur ce théâtre instable, il serait périlleux de financer leur montée en gamme. La Russie en a-t-elle seulement les moyens ? Au Soudan, l’impitoyable guerre civile contrarie les ambitions navales et militaires du Kremlin ; l’axe logistique Port-Soudan/Bangui/Bamako (et autres) est mis à mal3.
Dans les Balkans, la Serbie pourrait mettre des bases-relais à la disposition de l’armée de l’air russe mais on peut penser que les Occidentaux ont suffisamment d’influence pour en dissuader Belgrade. Enfin, la marine russe n’a pas de groupe aéronaval capable de projeter forces et puissance en Méditerranée : son vieux porte-aéronefs ( « Amiral Kouznetsov ») est quasiment hors d’usage et il ne saurait être comparé à une base aéronavale mobile et souveraine4 (ce qu’est un véritable porte-avions). Théoriquement, la marine russe pourrait construire les porte-hélicoptères que la France a refusé de livrer (les Bâtiments de projection et de commandement de type « Mistral ») mais cela est compromis5. De toute façon, « un porte-hélicoptères ne fait pas un port, moins encore un aéroport » (Cyrille Gloaguen).
S’il importe de ne pas sous-estimer les vues et la résolution de Poutine, il reste que les options stratégiques de rechange sont limitées. Le maître du Kremlin pourrait-il trouver un terrain d’entente avec un futur gouvernement syrien afin de conserver les bases russes, en comptant pour ce faire sur l’intercession de son homologue turc ? Si Moscou et Ankara sont bel et bien associés dans une sorte de synergie conflictuelle, il semble douteux que Recep T. Erdoğan ne pousse pas l’avantage en Syrie. C’est la loi du genre : le rapport des forces commande le partage des dépouilles, au Proche-Orient comme dans le Caucase ou en Afrique6.
Il faudrait encore que les nouveaux maîtres de la Syrie, pour autant qu’ils s’imposent dans la durée, soient prêts à faire des grâces à ceux qui les ont massivement bombardés au cours de la décennie écoulée. D’autant plus que les bases russes sont situées dans le « réduit alaouite », base géographique du clan Assad ; une fois passé le moment de la communication politique et des conciliabules, l’heure du règlement de comptes entre Sunnites et Alaouites sonnera, avec ce que cela implique comme menaces pour la sécurité des Russes dans ce réduit géographique (s’ils y sont encore). Bref, il est probable que le machiavélisme prétendument raisonné des chancelleries n’absorbera pas la puissance de l’onde de choc provoquée par la chute du régime7.
Au demeurant, les puissances occidentales ne devraient pas compter sur des facteurs extérieurs ou sur la « main invisible » de l’Histoire universelle pour régler le cas de la présence russe en Syrie. Certes, le théâtre principal est celui de l’Ukraine où l’armée russe menace d’enfoncer les portes de l’Europe, saisie dans ses limites historiques et géoculturelles (de l’Atlantique au Don, le Tanaïs des anciens Grecs). Mais cette guerre s’inscrit dans un espace plus large, de la mer de Barents à la Méditerranée, où l’OTAN doit faire front.
Le retrait russe de Syrie ne suffira pas à faire la décision et à l’emporter dans cet affrontement global pensé, conçu et voulu par Poutine, celui-ci se considérant en guerre contre un « Occident collectif » voué aux gémonies. Du moins l’évidence de l’échec stratégique russe en Syrie, et la consomption des ressources investies dans le meurtrier régime de Damas, modifieront-ils la corrélation des forces, avec des répercussions dans d’autres théâtres et domaines de puissance.
Pour enregistrer ces gains stratégiques et refouler la Russie dans cette Eurasie tant chérie, les puissances occidentales doivent maintenir leur unité et pousser dans la même direction. Certes, leurs diplomaties sont à pied d’œuvre mais on entend aussi des appels au réalisme et à la raison comptable, comme si un « grand retranchement » allait désarmer les logiques de puissance et dissoudre le phénomène même de l’hostilité. Ce ne serait là que les pauvres masques d’une paralysie de la volonté. Bien au contraire, il leur faut conjurer le spectre de Hamlet et pousser ce qui tombe.
Professeur agrégé d’histoire-géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Auteur de plusieurs ouvrages, il travaille au sein de l’Institut Thomas More sur les enjeux géopolitiques et de défense en Europe. Ses domaines de recherche couvrent la zone Baltique-mer Noire, l’Eurasie post-soviétique et la Méditerranée.
Notes
- Sur la mise en perspective des rapports russo-syriens, voir La chute du régime de Damas et la Russie, Institut Thomas More, Note d’actualité 93, Décembre 2024.
- Cela s’ajoute aux livraisons d’armes au régime de Bachar el-Assad, à l’Iran et à son « axe de la résistance » (Hezbollah et Hamas).
- Les pays africains clients de Moscou ont des bases utilisables par les avions gros porteurs russes mais, sans le relais syrien, les flux logistiques seraient moins importants.
- Lancé en 2018, le chantier de modernisation du porte-aéronefs russe se révèle des plus difficiles et incertains (voir le renversement en cale sèche du bâtiment et son incendie).
- La construction de deux porte-hélicoptères russes, plus massifs que les BPC français a commencé mais le chantier est à Kertch, en zone de guerre. Il a été plusieurs fois visé par des missiles franco-anglais (Scalp/Storm Shadow).
- Dans le cas d’un retrait américain du Nord-Est syrien et d’une extension de la « zone de sécurité » turque au détriment des Kurdes, peut-être y aurait là un terrain d’entente entre Ankara et Moscou. Mais les Turcs auront-ils encore besoin d’un accord russe pour ce faire, au détriment de leur pouvoir et leur influence à Damas ?
- La destruction d’une grande partie des arsenaux syriens par l’armée israélienne est bien avisée et salutaire. Demeure le problème des armes chimiques possédées et maintes fois utilisées par le régime de Damas. Voir à ce propos les mensonges du plan Obama-Poutine d’évacuation des armes chimiques syriennes, en 2013, sous le contrôle de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques.