Les opposants russes et l’ensemble du monde occidental rêvent d’un renouveau démocratique en Russie après la fin du régime de Poutine. Mais ce renouveau est-il envisageable, tant que la Russie et son élite intellectuelle ne se débarrassent pas de leur matrice impériale ? Le philosophe ukrainien analyse les tendances cycliques de l’histoire russe dans la longue durée et sa conclusion est catégorique : la Russie doit en finir avec son passé et son présent coloniaux, en restituant la liberté aux nombreux peuples conquis qui en font partie aujourd’hui. C’est la condition sine qua non de son avenir démocratique.
Aucun cessez-le-feu ne mettra fin à l’actuelle confrontation russo-ukrainienne. Si la Russie ne s’est pas contentée de la Crimée et du Donbass, comment penser qu’elle se contenterait des autres territoires ukrainiens dont elle aurait le contrôle au moment d’un cessez-le-feu ?
Cette confrontation ne prendra pas fin même si l’Ukraine parvient à regagner par la force tous ses territoires, y compris la Crimée. Il est évident qu’une Russie militairement vaincue cherchera à se venger.
La paix n’est possible qu’à une seule condition : si la Russie elle-même subit une transformation interne.
Dans cet article, je n’aborde pas la question de savoir quand et comment ces transformations commenceront. Il est clair que tôt ou tard, elles se produiront (peut-être après une défaite militaire, cela s’est déjà vu dans l’histoire de la Russie). Toutefois, pour s’y préparer, il est important de comprendre à l’avance l’éventail des possibilités : quel type d’avenir la Russie peut-elle espérer, et quel type d’avenir n’y est pas envisageable, et pourquoi.
Les transformations que l’opposition libérale russe appelle de ses vœux sont claires : démocratisation, libéralisation, établissement de l’État de droit — en bref, le paquet standard de réformes démocratiques. Cependant, rien ne garantit que ces vœux seront exaucés. Et pour évaluer l’éventail des possibilités réelles, il est nécessaire d’aller au-delà des événements actuels et d’envisager la société russe dans le contexte du temps long — ce que Fernand Braudel a appelé la longue durée1. En premier lieu, nous rappellerons brièvement l’histoire des réformes libérales en Russie à partir d’Alexandre II ; ensuite, nous définirons quelques constantes du commerce extérieur russe au cours des 500 dernières années ; enfin, nous rappellerons les principales caractéristiques de l’expansion territoriale russe au cours de la même période. Je vais montrer que c’est à partir de ces trois composantes que se forme le « puzzle » de l’avenir russe, qui permet de déterminer quelles sont les transformations possibles de la Russie future, quelles sont les transformations souhaitables, quelles sont les transformations impossibles, et pourquoi le fait de parler de ces dernières détourne de la réalité.
Toutes les tentatives de réformes libérales en Russie se sont soldées par un désastre politique ou personnel pour leurs initiateurs
La première tentative d’envergure de réformes libérales en Russie au XIXe siècle a été menée par Alexandre II, surnommé le « tsar-libérateur ». Il est également devenu le champion des tsars russes par le nombre de tentatives d’assassinat dont il a fait l’objet : après dix tentatives infructueuses, il a été victime de la onzième (1881). La plupart de ces tentatives ont été organisées par des Russes partisans d’un changement radical, qui jugeaient les réformes du tsar trop indécises. Cependant, le résultat de leurs tentatives a été, au contraire, la fin ces réformes indécises. L’une des tentatives d’assassinat a été organisée à Paris par Anton Berezovsky, un Polonais qui cherchait à se venger du tsar car il avait réprimé un nouveau soulèvement polonais contre le gouvernement russe.
Au début du XXe siècle, une réforme agraire libérale a été lancée et mise en œuvre par Piotr Stolypine, le chef du gouvernement russe. En nombre de tentatives d’assassinat, il a égalé Alexandre II : après avoir survécu à dix tentatives, il a été victime de la onzième (1911).
Un an après la révolution bolchévique, Vladimir Lénine constate la non-viabilité de l’ « économie planifiée » et propose une « nouvelle politique économique » (NEP), c’est-à-dire une libéralisation partielle de l’économie, contraire aux objectifs du programme de son parti. Après la mort de Lénine (1924), cette politique s’est poursuivie pendant plusieurs années jusqu’à ce qu’elle culmine dans une crise massive de l’approvisionnement agraire (1927-1928), après quoi la NEP a été annulée et ses principaux partisans (dont Nikolaï Boukharine) ont été physiquement exterminés par Staline dans les années 1930.
Nikita Khrouchtchev, qui a lancé des réformes libérales limitées après la mort de Staline, a eu plus de chance que Boukharine : il n’a pas été physiquement éliminé, mais seulement privé de son poste et de toute activité publique en 1964, jusqu’à sa mort (1971).
Le destin du dernier réformateur soviétique, Mikhaïl Gorbatchev, a été tout à fait paradoxal : les réformes libérales qu’il a lancées ont rapidement conduit à des mouvements d’indépendance dans les « républiques soviétiques » (principalement les États baltes, la Géorgie et l’Ukraine) et, après plusieurs tentatives infructueuses d’arrêter ce processus par la force, l’Union soviétique s’est finalement effondrée (1991), ce que ni Gorbatchev ni les dirigeants occidentaux de cette époque n’avaient prévu.
Boris Eltsine a tenté de poursuivre les réformes libérales dans le plus grand fragment de l’URSS, connu sous le nom de Fédération de Russie. Cependant, le résultat a été le même que celui de Gorbatchev : ce ne sont plus les « républiques soviétiques » qui ont voulu se séparer du Kremlin, mais les « sujets de la fédération » russe (la République tchétchène a été la plus active, mais des processus similaires se sont développés dans un certain nombre d’autres républiques autonomes, telles que le Tatarstan). Ce processus dans le Caucase a dû être stoppé par la force brute, ce qui a finalement conduit au remplacement d’Eltsine par Poutine et à la transition progressive des réformes libérales vers une nouvelle restauration de l’autoritarisme russe.
Cette courte liste montre bien un schéma historique récurrent. Premièrement, les réformes libérales en Russie sont toujours initiées uniquement par le chef du pouvoir suprême ou exécutif (l’historien soviétique Nathan Eidelman a judicieusement qualifié ces tentatives de libéralisation de « révolution par le haut2 »). En aucun cas ces réformes n’ont été la mise en œuvre du programme d’un parti ou l’initiative d’une majorité parlementaire. Deuxièmement, ces réformes ont toujours suscité des réactions mitigées dans la société russe : d’abord un soulagement face à l’expansion des libertés offertes, puis un mécontentement croissant face à l’intensification de divers « effets secondaires », que certains membres de la société expliquaient par l’insuffisance, et d’autres, au contraire, par la radicalité excessive des réformes. Troisièmement, le gouvernement a presque toujours annulé ces réformes de sa propre initiative (la réforme agraire de Stolypine, confirmée par les bolcheviks lors de la mise en place de la NEP, puis annulée en même temps que cette dernière, en est un exemple édifiant). Les réformes de Gorbatchev, qui ont conduit à l’effondrement de l’URSS en l’espace de six ans, ont constitué une exception.
Pourquoi les dirigeants du gouvernement russe ont-ils régulièrement lancé des réformes libérales, et pourquoi toutes ces tentatives de réforme ont-elles abouti à la restauration de l’autoritarisme ou (comme les réformes de Gorbatchev) à des résultats politiques inattendus ? La réponse à la première question se trouve dans les constantes du commerce extérieur russe depuis le XVIe siècle.
Le commerce extérieur de la Russie : matières premières en échange de biens technologiques
La Russie a beaucoup changé au cours des 500 dernières années. Du royaume de Moscou, cet État est devenu l’empire des Romanov, il a augmenté ses possessions territoriales à plusieurs reprises, s’est scindé en plusieurs parties en 1917-1918, puis a repris le pouvoir sur la plupart des terres impériales sous le nom d’Union soviétique, il a pris le contrôle d’une grande partie de l’Europe centrale après 1945, puis a perdu ce contrôle. Il a alors rendu leur liberté presque sans effusion de sang à quatorze « républiques soviétiques » et a continué d’exister sous le nom de Fédération de Russie. Toutefois, pendant tout ce temps, la nature du commerce extérieur russe n’a pas subi de changements significatifs. La Russie a toujours offert à ses partenaires européens des matières premières et des produits peu transformés en échange de biens technologiques et de biens de consommation destinés à l’élite russe.
Aux XVIe et XVIIe siècles, la Russie exportait vers l’Europe principalement du chanvre, du lin, de la potasse, du goudron, du saindoux, de la graisse, de la cire, de la fourrure et du cuir, et importait d’Europe des tissus, des métaux et des produits de la métallurgie, des armes, des bijoux, des vins et des épices.
Au XVIIIe siècle, le chanvre, le lin, la potasse, le saindoux et la fourrure restent les principaux produits exportés par la Russie vers l’Europe ; les exportations de bois, de fer et de pain augmentent. La Russie importe des tissus, des teintures, du sucre, des vins, des épices et des équipements industriels pour les premières usines russes.
Le même schéma peut être observé au XIXe siècle : le chanvre, le lin, la potasse, le cuir, le bois, le goudron, le fer, le pain, le saindoux sont exportés de Russie en Europe, et les tissus, les teintures, le sucre, les vins, les épices et l’équipement industriel sont importés d’Europe en Russie.
L’exportation de matières premières a continué à dominer le commerce extérieur de l’Empire Romanov / URSS / Fédération de Russie au XXe siècle et au début du XXIe siècle. Par exemple, en 2013, les exportations de la Russie étaient dominées par les produits minéraux, et les importations, comme auparavant, par les équipements industriels.
Après le début de la révolution industrielle en Russie (première moitié du XIXe siècle), cette asymétrie commerciale est devenue un casse-tête permanent pour les autorités russes. Le gouvernement russe était bien conscient que le pays dépendait de manière critique de la technologie occidentale, en échange de laquelle il ne pouvait offrir que des matières premières, et qu’il n’était donc pas dans un état de parité économique et stratégique avec l’Occident. Cela le rendait en effet vulnérable non seulement sur le plan économique, mais aussi sur le plan géopolitique et militaire. Pour changer cette situation, il fallait libéraliser la vie économique et, à l’instar des pays occidentaux, offrir des incitations économiques à un travail intensif, libre et créatif. Telles sont les considérations qui ont présidé aux réformes d’Alexandre II, dont les plans ont commencé à être élaborés après la douloureuse défaite de la guerre de Crimée de 1853-1856, ainsi qu’à la réforme agraire de Stolypine, également motivée par l’humiliante défaite de la Russie dans la guerre contre le Japon en 1904-1905.
Quel obstacle ces réformes libérales ont-elles invariablement rencontré ? Pour répondre à cette question, il faut aller plus loin dans l’histoire.
L’héritage de la Horde d’Or et l’expansion territoriale
Le renforcement de la Principauté de Moscou et sa transformation en principal centre de pouvoir dans les territoires situés à l’est de la Lituanie ont eu lieu aux XIIIe-XVe siècles sous l’influence forte, et à certains égards décisive, de la Horde d’Or — l’un des plus grands fragments de l’Empire mongol fondé par Gengis Khan3. Les princes moscovites ont mieux réussi que leurs voisins et concurrents à interagir avec les dirigeants de la Horde et, lorsque celle-ci s’est affaiblie en raison de contradictions internes et a perdu la guerre contre Tamerlan (1395), ils ont non seulement refusé d’obéir à la Horde, mais ont également commencé à se déclarer (par exemple, dans des correspondances avec divers dirigeants asiatiques) comme ses héritiers légitimes. Les souverains moscovites justifient leur conquête du khanat de Kazan (1552), d’Astrakhan (1556) et de la Sibérie (1582-1598) par leur revendication de l’héritage de la Horde. Grâce à cette expansion territoriale explosive, la Russie du début du XVIIe siècle contrôlait déjà de vastes territoires habités par un grand nombre de peuples non slaves et, pour l’essentiel, non chrétiens. Pour les soumettre, le gouvernement russe a constamment eu recours à des pressions économiques et juridiques (par exemple, des restrictions concernant la résidence et l’occupation de la terre), en s’appuyant sur les ressources administratives et militaires de l’Empire russe4.
À partir du milieu du XVIIe siècle, le principal vecteur de l’expansion territoriale russe passe de l’est à l’ouest et au sud-ouest. À la fin du XVIIIe siècle, la Russie s’est emparée des territoires des actuels États baltes, du Bélarus et de la majeure partie de l’Ukraine et, au début du XIXe siècle, d’une partie des territoires de l’actuelle Moldavie et de la Pologne, puis elle a commencé à « conquérir » le Caucase. Dans tous ces territoires, la Russie a immédiatement ou progressivement aboli toutes ou presque toutes les « libertés » locales, après quoi elle a commencé l’exploitation systématique des ressources naturelles locales et la russification de la population — c’est-à-dire qu’elle a cherché à priver cette population de son identité, au moins dans la mesure où cette identité était incompatible avec la sujétion russe (et ceux qui ont résisté ont été privés de liberté ou tués, comme c’est le cas aujourd’hui dans les territoires ukrainiens occupés par les Russes).
Il est clair qu’il n’était possible de maintenir tous ces territoires gigantesques avec une population « eurasienne » fondamentalement hétérogène sous le contrôle centralisé de la Russie qu’au moyen d’un régime autoritaire rigoureux. L’écrivain et polémiste Faddeï Boulgarine, déjà sous Nicolas Ier, avait clairement formulé cette interdépendance entre la diversité culturelle de la population russe et la nécessité d’une unité de commandement de l’État : « Ce n’est que par la foi et l’autocratie que cette immense étendue, la Russie, presque un morceau en soi du monde, contenant tous les climats, toutes les tribus d’hommes, peut être maintenue en équilibre5 ».
L’opposition politique à cet autoritarisme est double. D’une part, il existe des mouvements ethniques locaux dont le but ultime est d’acquérir ou de restaurer l’indépendance de leur État (au XIXe siècle, les Polonais ont joué un rôle particulièrement actif). D’autre part, les autorités se heurtent à un mouvement radical de gauche propre à la Russie, dont les représentants demandent que tous les paysans soient immédiatement libérés pour assurer ainsi le bonheur du peuple. C’est de ces deux couches que sont issus tous les participants aux tentatives d’assassinat d’Alexandre II.
Tout relâchement de l’autoritarisme résultant des réformes libérales nécessaires à la relance de l’économie a immédiatement renforcé les mouvements susmentionnés qui, à leur tour, ont sapé la structure de l’État impérial.
C’est pourquoi, depuis le milieu du XIXe siècle, le même cycle se répète invariablement en Russie : la libéralisation motivée par les besoins de l’économie conduit rapidement à une perte de gouvernabilité de l’État, car de fortes contradictions sociales et ethniques/régionales apparaissent immédiatement ; pour restaurer la gouvernabilité, il est nécessaire de revenir à l’autoritarisme, qui peut brièvement fournir une « croissance despotique » (le meilleur exemple est l’industrialisation décidée par Staline dans les années 1930, mais après cela, la stagnation économique s’ensuit inévitablement, talonnée par une nouvelle « croissance despotique ». C’est précisément à cause de ce cercle vicieux que la Russie crée à peine ses propres technologies de pointe (elle achète ou vole principalement celles des autres) et que les exportations de matières premières constituent toujours la base de l’économie russe.
Selon Daron Acemoglu et James Robinson, un « pendule » similaire a pu être observé en Chine sur une période historique beaucoup plus longue : le renforcement de l’État centralisé pendant une courte période assure une « croissance despotique », mais détruit en même temps les incitations économiques au travail productif, ce qui conduit à la stagnation, obligeant le gouvernement à s’orienter vers une libéralisation limitée, avant de faire rapidement marche arrière en raison de la perte de contrôlabilité politique6. Cependant, la situation de la Russie, en raison de la situation « eurasienne » de cet empire, est beaucoup plus grave, car l’hétérogénéité culturelle de la population russe, malgré tous les efforts du centre autoritaire, est nettement supérieure à celle de la Chine — en termes de diversité des ethnies, des religions, des langues locales, des intérêts économiques régionaux et des orientations culturelles. Une autre différence essentielle entre la Russie et la Chine est l’instabilité historique des frontières : une région qui n’était pas russe avant-hier pouvait le devenir hier, cesser de l’être aujourd’hui, sans que le gouvernement russe ne perde l’espoir qu’elle le redevienne demain. C’est pourquoi la Russie, contrairement à la Chine, géographiquement concentrée, avait l’habitude de compenser l’intensité régulièrement faible et la culture du travail servile de ses sujets par un développement extensif, c’est-à-dire en s’emparant des terres voisines et en les exploitant, avec leurs ressources naturelles et (ce qui n’est pas moins important) leurs ressources humaines.
Cela signifie notamment que pour la Russie d’aujourd’hui, reprendre le contrôle de l’Ukraine n’est ni un caprice de Poutine ni un simple vestige de l’ « idéologie impériale », mais avant tout une nécessité géopolitique : c’est le moyen traditionnel pour la Russie de maintenir sa compétitivité mondiale en prévision d’une forte baisse de la demande en combustibles fossiles d’ici 20 à 30 ans, après quoi la Russie n’aura plus de ressources naturelles significatives pour soutenir son modèle immuable de commerce extérieur de matières premières en échange de technologies. C’est pourquoi, selon la logique des dirigeants russes, la Russie devrait s’emparer d’un maximum de territoires maintenant, alors que le gaz et le pétrole peuvent encore alimenter l’expansion russe — afin de commercer avec le reste du monde, sinon en vendant les matières premières, du moins en jouissant d’une influence géopolitique.
La « prison des nations »
Le fait que la Fédération de Russie reste aujourd’hui une « prison des peuples » (comme Lénine l’a appelée un jour en reprenant la métaphore du marquis de Custine) est un secret de Polichinelle qui a été ignoré pendant trop longtemps en Occident (à quelques exceptions près) dans une vaine tentative de considérer la Russie d’aujourd’hui comme un « État-nation ». La dernière personne à en avoir parlé publiquement en Russie, c’était Alexandre Sokourov, lors d’une rencontre avec Poutine le 9 décembre 2021, moins de trois mois avant le début de l’invasion à grande échelle en Ukraine. M. Sokourov a essentiellement suggéré à M. Poutine de faire ce que le président de Gaulle avait fait pour les colonies françaises : laisser partir « tous ceux qui ne veulent plus vivre avec nous dans le même État ». Dans sa logique habituelle, Poutine a répondu en évoquant la menace d’une « répétition de la Yougoslavie », la perspective d’une « désintégration de la Fédération de Russie » et la transformation, catégoriquement inacceptable pour lui, de la Russie « multinationale » (sic !) en « Moscovie » (ce qui équivaudrait en fait à la perte de ses colonies par la France ou la Grande-Bretagne, avec la précision que dans un empire « continental », le problème de la séparation géographique de la métropole et des colonies est beaucoup plus complexe et donc beaucoup plus aigu sur le plan politique). Il serait difficile de trouver une meilleure confirmation du fait que la Russie d’aujourd’hui, même sans tenir compte de ses revendications sur l’Ukraine, reste un empire colonial.
Cette reconnaissance de la menace d’effondrement de la Russie a été la position publique constante de Poutine depuis le début de son règne. « Si le Daghestan devait s’effondrer, ce serait fini. Tout le Caucase tournerait le dos, c’est clair. Le Daghestan, l’Ingouchie, puis la Volga : le Bachkortostan, le Tatarstan. Et ainsi de suite vers l’intérieur du pays7 ». En voici une bonne démocratie, dont plusieurs régions seraient prêtes à « s’éloigner » dès que l’occasion se présentera !
Or cela signifie que toute nouvelle tentative de libéralisation de la vie économique et politique russe, soi-disant possible « après Poutine », conduira inévitablement à une nouvelle crise de gouvernabilité, qui placera les dirigeants du pays devant un choix décisif : soit accepter une nouvelle étape de l’effondrement de cet empire colonial, soit sauver l’intégrité du pays par une nouvelle restauration de l’autoritarisme conquérant. Ces deux scénarios sont réalistes, même si le second, pour des raisons évidentes, n’est pas souhaitable, tant pour les voisins de la Russie que pour l’ensemble de la communauté mondiale. Dans le même temps, le troisième scénario, souvent évoqué aujourd’hui, est irréaliste : la libéralisation réussie de la Fédération de Russie dans son ensemble, avec le maintien de ses frontières actuelles internationalement reconnues, mais avec un changement de sa structure politique interne vers une démocratie libérale de type occidental. La démocratie libérale dans une « prison des nations » est impossible par définition.
Une Russie libre est une Russie sans colonies
Les opposants russes ont tout à fait raison d’affirmer qu’ « une Russie libre est aussi importante qu’une Ukraine libre ». Mais qu’entend-on exactement par « Russie libre » ? Comme le montre cet aperçu historique, une « Russie libre » est avant tout la libération de la domination coloniale russe des peuples qui aspirent à l’indépendance, ce qui permettra également au reste de la Russie de se débarrasser de son passé colonial et d’entamer la formation de la Russie proprement dite (ou, si vous préférez, de la « Moscovie ») en tant qu’État-nation. Malheureusement, la plupart des dirigeants de l’opposition libérale russe (à l’exception des représentants des minorités ethniques), dans leurs projets d’établissement (ou de « restauration») « de la liberté et de la démocratie en Russie », ignorent complètement la « question nationale » et appellent à transformer la Russie en un État « pacifique, démocratique et européen » sans aucune mention d’une future décolonisation. Comme le montre cette analyse historique, de telles tentatives peuvent au mieux être considérées comme des illusions sincères, mais myopes et futiles, qui sont déjà nuisibles parce qu’elles orientent les attentes du public occidental et les efforts des hommes politiques occidentaux vers une fausse voie.
D’un autre côté, on ne peut que se féliciter de la récente résolution de l’OSCE dans laquelle cette organisation reconnaît que la « décolonisation de la Fédération de Russie » est la condition préalable à une « paix durable ». Il est nécessaire de préparer cette décolonisation dès maintenant, en mettant tout en œuvre pour qu’elle se déroule de la manière la plus ordonnée et la plus pacifique possible. C’est cette étape qui rendra possible une véritable démocratisation de la région de l’Eurasie actuellement contrôlée par la Fédération de Russie. La paix dans cette région ne sera possible que lorsqu’il sera enfin mis un terme au colonialisme russe.
Dans quelle mesure l’opposition russe est-elle prête à affronter une telle perspective ? La même question peut être posée d’une autre manière : dans quelle mesure l’opposition libérale russe est-elle prête à refuser consciemment d’être grand-russe ? Dans une large mesure, l’avenir de la Russie dépend également de la réponse à cette question.
Traduit du russe par Desk Russie
Oleksiy Panych est professeur de philosophie, docteur en études littéraires, chroniqueur et membre du Centre ukrainien de PEN International.
Notes
- Fernand Braudel, « Histoire et Sciences sociales : La longue durée », Annales, Année 1958, 13-14, pp. 725-753.
- N. Eidelman. « Revolioutsiïa sverkhou » v Rossii. Moscou : Kniga, 1989.
- Charles J. Halperin. Russia and the Golden Horda. The Mongol Impact on Medieval Russian History. Indiana University Press, 1985.
- Michael Khodarkovsky. Russia’s Steppe Frontier. The Making of a Colonial Empire, 1500-1800. Indiana University Press, 2002.
- Faddeï Boulgarine, Rossiïa v istoritcheskom, statistitcheskom, geografitcheskom i literatournom otnocheniïakh, partie 4, SPb, 1837, p. 291.
- Daron Acemoglu, James A. Robinson. The Narrow Corridor : States, Societies, and the Fate of Liberty. New York, Penguin Press, 2019, chapitre 7 « Mandate of Heaven ».
- N. Gevorkian, N. Timakova, A. Kolesnikov. Ot pervogo litsa : razgovory c Vladimirom Poutinym. Moscou : Vagrius, 2000, p. 135.