Des leaders de l’opposition russe, dont Ioulia Navalnaïa, Ilia Iachine et Vladimir Kara-Mourza, appellent à une grande marche de l’opposition à Berlin le 1er mars 2025 sous le slogan « La Russie contre Poutine ». C’est en réalité une nouvelle tentative d’escamoter la responsabilité de la société russe dans l’agression à grande échelle contre l’Ukraine. Franziska Davies donne un aperçu du regard indulgent, voire admiratif, qu’une partie de la société allemande porte sur cette opposition russe, aveugle à ses aspects problématiques. La matrice russe est toujours présente dans la tête de nombreux Occidentaux.
L’automne dernier, les mémoires de l’opposant au Kremlin Alexeï Navalny ont été publiées en Allemagne. L’infatigable combattant contre la corruption du régime de Poutine a été assassiné dans un camp pénitentiaire russe en février 2024. Dans les critiques de ses mémoires (à quelques exceptions près, comme celles de Nikolaï Klimeniouk dans la Frankfurter Allgemeine Sonntagszeitung et Ulrich Schmid dans la Neue Zürcher Zeitung), un schéma se répète, déjà observé dans de nombreuses nécrologies publiées par la presse allemande après sa mort : la glorification de Navalny en héros, combattant pour la démocratie et la liberté, tandis que son racisme, son nationalisme et son impérialisme, pourtant bien documentés, sont minimisés, voire complètement ignorés.
Le discours médiatique en Allemagne sur Navalny et sur sa veuve, Ioulia Navalnaïa, qui souhaite poursuivre son héritage, illustre parfaitement le regard peu critique de l’opinion publique allemande sur le camp anti-Poutine russe en Occident.
Tandis que les médias allemands encensent l’opposition russe, les Ukrainiens qui se battent pour la survie de l’Ukraine et de sa démocratie jouissent d’un intérêt bien plus limité. Par exemple, à peu près au moment de la publication des mémoires de Navalny, il a été annoncé le 18 octobre que le militant ukrainien des droits de l’Homme et soldat Maksym Butkevych avait été libéré après presque deux ans d’emprisonnement en Russie. Le Tageszeitung a été le seul grand journal allemand à considérer cette nouvelle comme digne d’intérêt. L’idéalisation romantique de la Russie, que l’historien Gerd Koenen a judicieusement décrite comme un « complexe russe » dans l’un de ses livres, n’appartient toujours pas au passé malgré l’invasion totale de l’Ukraine par la Russie en février 2022.
Par exemple, Kerstin Holm, correspondante culturelle de longue date du Frankfurter Allgemeine Zeitung à Moscou, voit en Navalny une « personnalité d’une curiosité, d’une capacité d’apprentissage et d’une créativité extraordinaires, qui a très tôt cherché à échanger avec des personnes en dehors de sa bulle (comme les nationalistes, ce pour quoi de nombreux démocrates l’ont critiqué) ». Cette dernière affirmation est tout simplement erronée. Navalny n’a pas cherché à dialoguer avec les nationalistes ; il était lui-même nationaliste et ne l’a jamais caché. Même s’il ne faisait pas partie de la scène militante organisée d’extrême droite, Navalny a attiré l’attention par des déclarations racistes extrémistes, en particulier au début de sa biographie politique. Un exemple est une vidéo publiée par le Mouvement de libération nationale russe en 2007, dans laquelle Navalny, un « nationaliste certifié » autoproclamé, traite les personnes non blanches, qualifiées d’ « étrangères » et de musulmanes dans la vidéo, de « mouches et de cafards », avant de « tirer » sur l’une d’entre elles. Dans l’Ostcast de l’hebdomadaire Die Zeit, les experts sur l’Europe de l’Est Alice Bota et Michael Thumann ont qualifié la vidéo, qui utilise un langage (image) de type fasciste, de « demi-plaisanterie » ou de « gag » et ont souligné que de telles déclarations étaient limitées à cette phase de la vie de Navalny. Il est sans aucun doute vrai qu’une évolution peut être observée dans la biographie de Navalny, en ce sens qu’il a fait de la lutte contre la corruption en Russie son thème principal. Mais il a continué à se considérer comme un nationaliste. Il a simplement atténué son ton au fil du temps, mais les revendications anti-migrants et la rhétorique xénophobe ont continué à faire partie de son programme politique, que ce soit en tant que candidat aux élections municipales de Moscou en 2013 ou dans sa tentative (infructueuse) d’être désigné comme candidat à la présidence en 2018. Il n’a jamais pris la moindre distance par rapport à ses déclarations les plus inhumaines. Il s’agissait d’une décision délibérée de la part d’un homme qui se considérait comme l’antithèse de Vladimir Poutine et qui voulait devenir président de la Russie. Comme le dit l’historienne Kimberly St. Julian-Varnon dans sa nécrologie de Navalny, « la Russie future de Navalny n’incluait pas tout le monde ».
Le peu d’attention publique pour ces convictions de Navalny et son programme politique est probablement dû au fait que l’accent mis par Navalny sur la corruption a réussi à attirer vers lui des personnes plus jeunes pour protester contre le régime de Poutine. La grande reconnaissance dont jouit Navalny en Occident trouve également son origine dans ce fait. Après tout, dit-on, quelqu’un a réussi à organiser des protestations contre Poutine dans les rues. Mais ce que l’on oublie, c’est que la focalisation sur la question de la corruption a également été le grand échec politique de Navalny. En Tchétchénie, en Syrie et en Ukraine, on peut constater que ce n’est pas la corruption qui rend la Russie si dangereuse et destructrice, mais la violence et le colonialisme associés à un nationalisme extrême.
La mentalité coloniale du camp russe anti-Poutine
Navalny est loin d’être le seul représentant du camp russe anti-Poutine à être élevé sans esprit critique dans le discours des médias allemands au rang de symbole d’une Russie différente et meilleure. Il en va de même, par exemple, pour l’ancien homme politique russe Vladimir Kara-Mourza, qui a été arrêté et emprisonné à Moscou en avril 2022 pour s’être opposé à l’invasion massive de l’Ukraine par la Russie. Bien qu’il soit loin du racisme de quelqu’un comme Alexeï Navalny, son attitude révèle également une conviction répandue dans le milieu anti-Poutine russe : une réticence à tenir la société russe pour responsable du développement politique de la Russie. Peu après avoir été libéré de prison en août 2024 dans le cadre d’un échange de prisonniers, Kara-Mourza a déclaré qu’à l’avenir, il concentrerait ses efforts sur la levée des sanctions globales contre la Russie. Après tout, seuls Poutine et sa clique sont responsables de cette guerre et, par conséquent, seuls eux devraient être touchés par les sanctions. Faisant abstraction des souffrances et des morts en Ukraine, Kara-Mourza a fait une distinction nette entre Poutine et la Russie – comme Navalny et sa femme Ioulia Navalnaïa avant lui – et a disculpé la société russe de toute responsabilité dans cette guerre, allant même jusqu’à affirmer que la majorité des Russes étaient contre la guerre.
Les opposants à Poutine, Ilia Iachine et Andreï Pivovarov, qui ont également été libérés dans le cadre de l’échange de prisonniers, ont fait des déclarations similaires. Même après l’invasion massive de l’Ukraine, Navalny, toujours en prison, a continué à nier que la Russie était un pays impérialiste. La ligne d’argumentation de Navalny était remarquable. Il a posé la question (rhétorique) de savoir si tous les Russes avaient une « conscience impériale ». Il va sans dire que la réponse à cette question ne peut être que négative : il serait impossible de dire que tous les citoyens d’un pays, sans exception, ont la même attitude sur n’importe quelle question. Le deuxième argument de Navalny était encore plus révélateur : si la Russie est impériale, alors le Bélarus doit l’être aussi, puisque l’attaque contre l’Ukraine est partie du sol bélarussien. L’absurdité de cette affirmation est évidente, puisque la transformation du Bélarus en État vassal est une conséquence de la politique impérialiste de Moscou.
Il était donc logique que l’équipe de Navalny s’abstienne de collecter de l’argent pour l’Ukraine et continue de se concentrer sur la corruption de Poutine et de son entourage et sur la production de vidéos YouTube à ce sujet. Récemment, sa veuve, qui a également été présentée par les médias comme une héroïne, a déclaré que la question de savoir si l’Ukraine devait recevoir des armes pour sa défense était difficile, car ces armes pourraient en fin de compte être utilisées contre les Russes. C’est là le cœur de l’échec de nombreuses personnalités de l’opposition russe en Occident : elles imaginent une société russe innocente qui n’a besoin que d’être libérée de Poutine pour que la Russie devienne démocratique et libre. Animées du rêve d’une « merveilleuse Russie du futur », elles sont solidaires avec les victimes russes (supposées) du présent, et non avec l’Ukraine, qui lutte pour sa survie. Mais d’où viendra cette Russie merveilleuse, alors que la majorité de ces opposants non seulement n’ont aucune influence politique dans leur pays d’origine, mais ne montrent aucune volonté de critiquer leur société ? Ainsi, ils sont incapables de nommer la violence coloniale qui caractérise la politique et la société russes d’hier et d’aujourd’hui.
L’opposant russe en tant que martyr
Il est frappant de constater qu’une telle analyse critique de l’opposition russe en Allemagne déclenche souvent des réflexes défensifs émotionnels. L’une des raisons d’une telle réaction est liée à la forme de résistance des grandes figures de l’opposition russe. Cette forme est incarnée par Navalny, Kara-Mourza et Iachine : tous étaient prêts à aller en prison pour leurs convictions et à payer de leur vie le fait de les avoir défendues. On peut en tirer la conclusion morale que critiquer ces personnes est fondamentalement inapproprié au vu de leur volonté personnelle de faire de tels sacrifices. Cependant, d’un point de vue analytique, ce serait la fin de tout examen critique des dictatures. Ce serait également une mauvaise approche d’un point de vue politique. Nous ne rendons pas service aux membres de l’opposition russe en qualifiant de déplacée toute critique de leurs positions. Ce n’est qu’en ayant des discussions difficiles que l’on peut espérer changer quelque chose dans ce milieu.
Comment interpréter les formes de résistance de Navalny, Kara-Mourza et Iachine contre le régime de Poutine dans le contexte historico-culturel russe ? Dans leurs cas, il s’agissait bien d’un choix : Navalny aurait pu rester en Allemagne après la tentative d’empoisonnement dont il a été victime, et Kara-Mourza, qui possède également la nationalité britannique, aurait pu quitter la Russie. Le fait que Kara-Mourza et Navalny aient tous deux accepté la détention – attendue – dans un camp en Russie et donc leur propre mort en perspective est également lié à un modèle russe traditionnel, fortement empreint de religion, celui de l’opposant au régime qui, dans sa résistance au pouvoir, endosse l’épreuve du martyr pour le peuple et tire son autorité morale de cet acte de sacrifice. Nikolaï Klimeniouk a mis en évidence une seconde tradition, issue de l’époque de la dictature soviétique, qui peut expliquer cette décision : l’idée qu’en tant qu’opposant au régime, on ne peut rester crédible qu’à l’intérieur de la Russie, même si cela signifie attendre la mort…
Dans le cas de Kara-Mourza et de Iachine en particulier, la voie du sacrifice avait quelque chose de passif et de fataliste. Car, après l’invasion massive de l’Ukraine par la Russie, il y aurait eu des formes de résistance plus actives et plus efficaces : rejoindre l’armée ukrainienne, par exemple (ce que certains Russes, beaucoup moins connus en Occident, ont fait) ou utiliser leurs contacts internationaux pour faire pression en faveur d’un soutien militaire à l’Ukraine. Toutefois, cela aurait impliqué de rompre avec le culte russe des martyrs et, peut-être plus important encore, de reconnaître que l’opposition la plus efficace à Poutine et à son régime ne se trouve pas en Russie, mais en Ukraine – un pays que de nombreux Russes ont traditionnellement traité avec une arrogance coloniale.
Le culte quasi religieux qui s’est développé autour de Navalny depuis sa mort, dans lequel il apparaît comme un revenant de Jésus-Christ, s’inscrit dans le contexte plus ancien du culte des martyrs. Dans sa version actuelle, le deuil y remplace une critique globale et honnête de la société russe. Mais sans un bilan critique de la société russe, cette meilleure Russie de l’avenir ne verra tout simplement pas le jour. À l’heure actuelle, les Russes qui reconnaissent la responsabilité de la société russe et mettent en garde contre le culte de Navalny – l’écrivain Sergueï Lebedev en est un exemple – sont largement marginalisés dans le discours russe du camp anti-Poutine et sont également beaucoup moins demandés comme interlocuteurs à l’Ouest.
L’effacement de l’expérience des colonisés
Même si l’aspiration à une Russie différente de celle qui commet actuellement un génocide en Ukraine est compréhensible d’un point de vue émotionnel, elle est problématique. Tout d’abord, il est grand temps que l’Occident abandonne ses idées romantiques sur la Russie. La réaction surprise de nombreux Occidentaux face à l’invasion massive de l’Ukraine par la Russie nous rappelle brutalement que le fait d’écouter les mauvaises personnes peut avoir des conséquences politiques fatales. Deuxièmement, la persistance des hiérarchies culturelles concernant les peuples et les pays d’Europe de l’Est, où la Russie occupe encore souvent la première place, montre que nous sommes loin d’une décolonisation de la vision occidentale de l’Europe de l’Est et de l’Europe centrale. Pour les habitants de l’Ukraine, du Kazakhstan, des pays baltes et d’autres pays et régions qui ont connu le colonialisme russe, la glorification non critique de nombreux représentants du camp anti-Poutine en Occident, l’ignorance de leur mentalité coloniale et leur défense de la Russie contiennent également un message fondamental : la vision russe est toujours plus importante pour nous que les leurs.
Dans les pays et régions historiquement et actuellement touchées par le colonialisme russe, une vision romantique de Navalny et d’autres opposants russes de premier plan à Poutine n’existe pas. Au contraire, l’adulation occidentale d’individus comme Navalny est accueillie avec consternation.
Nous devrions prendre au sérieux les appels des pays colonisés par la Russie, tels que l’Ukraine, à se désengager d’une approche non critique du camp russe anti-Poutine. Peut-être que de nombreux Allemands éprouvent des difficultés à le faire parce que le point de vue de l’agresseur leur est si familier en raison de leur propre passé. En fin de compte, l’égocentrisme des figures de l’opposition russe, la tendance à considérer Poutine et sa clique comme les seuls responsables et à concevoir la société russe comme une victime plutôt qu’un complice, rappellent fortement le discours répandu en Allemagne de l’Ouest après 1945. Décoloniser sa propre pensée peut sans aucun doute être un processus douloureux qui affecte souvent directement sa propre vie – que ce soit dans le monde universitaire, politique ou journalistique. Mais la vision romantique de la Russie, l’auto-illusion sur la voie suivie par ce pays, ainsi que l’arrogance coloniale à l’égard de l’Ukraine, ont joué un rôle décisif dans la politique orientale désastreuse des gouvernements allemands des dernières décennies et dans leur acceptation sociale relativement élevée. Les peuples de Tchétchénie, de Géorgie, de Syrie et maintenant d’Ukraine en ont payé le prix. Nous ne devons pas répéter cette erreur.
Traduit de l’anglais par Desk Russie
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Franziska Davies est une historienne allemande spécialiste de l’Europe de l'Est et de l’Europe centrale, dont les recherches portent principalement sur l’histoire moderne de l’Ukraine, de la Pologne et de la Russie.