Avant l’invasion russe de février 2022, l’Ukraine comptait l’une des plus vastes communautés arméniennes au monde. Nombre de ses membres ont pris le chemin de l’exil. D’autres ont fait le choix des armes et ont rejoint l’armée ukrainienne. Desk Russie est parti à la rencontre des plus déterminés de ces combattants, les membres de la confrérie Némésis.
— « Envoyez nos salutations à ces ******* ! »
— « Je tire !!! »
On se bouche les oreilles comme on peut. S’ensuit une explosion infernale. Un canon de gros calibre de la 5e Brigade d’assaut vient d’ouvrir le feu sur l’armée russe, quelque part dans l’Est de l’Ukraine. Le sergent-chef Blogueur (pseudonyme), en charge de l’opération, nous gratifie d’un clin d’œil et d’un léger sourire. La vidéo s’arrête là. Dans les mains de l’intéressé, que le métier d’artilleur a rendu plus épaisses encore que son passé de lutteur professionnel, le téléphone semble se demander à quel moment il finira par se faire broyer. Sur son écran comme sur le front, Blogueur, rencontré à Kramatorsk, est cependant capable de précision. C’est ce que nous rappelle son pseudonyme, qu’il doit davantage à sa passion pour TikTok qu’à ses compétences en informatique, comme il l’explique d’un air enjoué.
Double allégeance et partage de l’expérience militaire
Originaire de Louhansk, ville du Donbass conquise par les milices séparatistes pro-russes dès 2014, cet homme de 37 ans aux réponses précises, opticien à Kyïv avant la guerre, a quelques raisons d’en vouloir au maître du Kremlin. À celles que beaucoup d’Ukrainiens partagent s’en ajoutent d’autres. Blogueur, s’il dispose de la citoyenneté ukrainienne, se considère redevable à deux patries : l’Ukraine où il est né, et l’Arménie, d’où ses parents ont émigré dans les années 1970 pour trouver du travail. Avant de combattre en Ukraine, Blogueur a participé à la guerre du Haut-Karabagh, où il a affronté l’armée azerbaïdjanaise en 2020 ; une expédition dont il est rentré grièvement blessé.
Dès cette époque, il en est convaincu, pour l’Ukraine comme pour l’Arménie, la Russie constitue une menace existentielle : parce que « sans l’intervention de Staline » en 1923, le Haut-Karabagh « historiquement peuplé d’Arméniens » aurait été rattaché à l’Arménie ; parce que les troupes russes de maintien de la paix déployées au Haut-Karabagh en 2020 n’ont pas empêché la conquête de la région par Bakou quelques années plus tard ; et parce que le régime de Vladimir Poutine est responsable de la guerre qui endeuille l’Ukraine depuis 2014. Fort de ces convictions, Blogueur, comme l’ensemble des militaires interviewés ici, s’est engagé volontairement dans l’armée ukrainienne dès les premiers mois de l’invasion à grande échelle.
Deux années de guerre s’écoulent. Puis, au détour d’une conversation, Blogueur apprend l’existence d’une organisation répondant au nom de Némésis. Celle-ci n’est ouverte qu’aux combattants d’origine ou de citoyenneté arménienne engagés dans l’armée ukrainienne. Ses membres partagent la même analyse que lui du risque que représente la Russie. Il intègre l’organisation sans hésiter.
Interrogé sur la raison d’être de Némésis, l’artilleur, qui s’exprime en russe, répond prudemment : « Nous nous battons pour la liberté. Némésis a pour objectif d’unir les Arméniens qui servent dans les différentes brigades de l’armée. Certains sont dans l’artillerie, d’autres sont snipers… L’une des idées principales, c’est de partager notre expérience de cette guerre, d’échanger des conseils ; car le monde n’a jamais connu un tel conflit, qui fait appel à la technologie, aux drones… Mais je ne peux pas en dire beaucoup plus, car ces informations pourraient être utilisées par l’ennemi. »

Assistance mutuelle
Si l’on veut en savoir davantage, indique-t-il, c’est le fondateur du groupe, un énigmatique personnage répondant au pseudonyme de Druide, qu’il faudra rencontrer. Dix-neuf heures de train plus tard, dans un sous-sol de la région d’Odessa aménagé en entrepôt militaire, c’est chose faite. « En trois ans de guerre, précise Druide derrière sa barbe noire, nous sommes devenus plus qu’un simple forum de discussion militaire. Nous sommes une grande famille dont les membres ne se connaissent pas uniquement comme soldats mais également comme civils – on connaît la famille de nos camarades, leurs parents, leur épouse, leurs enfants…
Aussi, poursuit cet homme réservé, père de trois filles et sculpteur de son état avant la guerre, l’entraide entre membres, qu’elle soit pratique ou financière, est-elle devenue l’une des caractéristiques fondamentales de Némésis. Dans un contexte où l’État ukrainien peine toujours à équiper correctement son armée, y compris en matériel individuel, une telle assistance s’avère précieuse.
Cette solidarité, ajoute-t-il, ne se limite pas aux seuls combattants. Si quelqu’un est blessé, d’une manière ou d’une autre, vous ferez connaissance avec sa famille, vous apprendrez à connaître ses besoins. En dehors des besoins financiers, quelqu’un peut simplement avoir besoin d’un bon médecin ; et l’un des autres membres, s’il en connaît un, peut le recommander. C’est comme ça que nous nous aidons les uns les autres, simplement en restant en contact et en étant attentifs à ceux qui ont besoin d’aide.
Dans les cas les plus extrêmes, précise Druide, aujourd’hui mitrailleur et spécialiste des opérations amphibies dans la région de Kherson, si l’un des combattants est tué, l’organisation demeure présente aux côtés de sa famille et s’applique à organiser des événements commémoratifs en l’honneur du défunt. Pour les parents des soldats tombés, ce soutien est très important », explique-t-il, une nuance de tristesse dans la voix.
Informelle et anti-impérialiste
En trois années d’existence, Némésis, fondée à l’automne 2022, s’est imposée comme une véritable confrérie militaire malgré son caractère informel. Répartis dans tout le pays, les centaines de combattants qui la composent n’ont jamais pu tous se réunir, en dehors de groupes de discussion en ligne. L’organisation, à ce jour, n’a pas non plus d’existence légale ; ce qui ne l’empêche pas de disposer de ses propres symboles.
L’écusson qu’arborent ses membres, tissé de fil blanc sur fond noir, se compose du symbole arménien de l’éternité, plaqué sur deux glaives entrecroisés. Le drapeau de Némésis, quant à lui, reprend les emblèmes de Tigran II, dit le Grand, souverain antique de l’Arménie que ses conquêtes et l’établissement d’un puissant royaume ont hissé parmi les principales figures du récit national arménien. « En dessous, ajoute Druide, nous avons apposé l’inscription “Némésis” », laquelle renvoie à une opération menée par la Fédération révolutionnaire arménienne dans les années 1920. Nommée en référence à la déesse grecque de la juste colère, elle consista en l’assassinat des principaux responsables du génocide des Arméniens, orchestré par l’Empire ottoman en 1915. « En fait, ajoute le fondateur, nous poursuivons la même cause que nos ancêtres : la lutte contre les empires. C’est une revanche sur l’impérialisme. »
Contre la « propagande russe » sur l’Arménie
Le narratif est construit avec méthode. Pour cause, se souvient Druide, contrer la « propagande » de Moscou, selon laquelle « l’Arménie serait un pays pro-russe », fait partie des motivations initiales qui l’ont poussé à fonder Némésis. « Nous combattions en silence, personne n’avait l’idée de crier que les Arméniens défendaient l’Ukraine. C’est l’ennemi qui a provoqué la création de notre part d’une organisation spécifiquement arménienne », commence-t-il par expliquer. « Cette propagande ennemie fonctionnait à plein régime, en Ukraine mais aussi en Arménie. Quand nous nous en sommes rendu compte, nous avons décidé qu’il était temps de nous rendre visibles. C’est comme ça que nous nous sommes unis. En nous unissant, nous devenons plus forts ; en générant cette force, nous évoluons vers le droit d’être libres », ajoute notre hôte avec conviction.
Parmi les éléments les plus visibles de cette propagande, indique-t-il, figure la création, côté russe, d’un groupe paramilitaire privé répondant au nom d’Arbat (une abréviation d’armianski batalion, « bataillon arménien » en russe). Fondé en septembre 2022, l’Arbat serait constitué de combattants d’origine ou de citoyenneté arménienne venus affronter l’armée ukrainienne en soutien à la Russie et faisant partie de la soi-disant Division sauvage – c’est en tout cas ce que l’on peut comprendre sur la chaîne Telegram de la brigade internationale russe Piatnachka.
Selon Cardinal (pseudonyme), un autre membre de Némésis rencontré à Kyïv, ainsi nommé parce qu’il porte le même nom que le célèbre prélat des Trois Mousquetaires, les membres du « pseudo-bataillon Arbat » seraient en réalité « mus par des motivations politiques » et, plus précisément, par la perspective d’obtenir des postes clefs en Arménie si le pays venait à passer sous domination russe.
D’après Cardinal, 37 ans, hier capitaine de police et aujourd’hui instructeur dans l’armée, ce scénario pourrait se produire en Arménie et dans d’autres États de l’ex-URSS en cas de victoire russe en Ukraine. « Mais cela n’arrivera pas », ajoute-t-il calmement. Le fondateur de l’Arbat, Armen Sarkissian, recherché depuis 2014 par les services ukrainiens, a été assassiné à Moscou en février. D’après France24, son unité, dont les membres seraient « souvent recrutés dans les prisons russes », pourrait avoir été impliquée dans la préparation d’un coup d’État en Arménie en 2024.
Cardinal cherche parfois ses mots. Son rêve, la guerre terminée, serait de « dormir beaucoup » ; car il ne peut aujourd’hui se reposer que quatre heures par nuit, loin de sa famille, réfugiée dans l’Ouest du pays. Pourtant, il y tient, l’interview se poursuit en anglais, langue qui lui permettait naguère d’échanger avec les délégations étrangères de passage en Ukraine. Lorsqu’on lui demande s’il joue un rôle particulier au sein de l’organisation, Cardinal répond par la négative : « Nous sommes tous égaux. Nous avons un mentor, Druide, le fondateur, mais il ne dirige pas comme un chef. »
Cette flexibilité contribue à expliquer la diversité des projets en gestation au sein de Némésis. Parmi ceux-ci, figure l’élaboration d’un « code éthique du combattant arménien en Ukraine » car, souligne Cardinal, « nos valeurs, ce n’est pas d’être des tueurs mais des défenseurs ». Lui qui a combattu dans une unité de reconnaissance habituée à opérer au plus près des troupes russes réfléchit de son côté à organiser des ventes aux enchères de matériel capturé sur le front, trophées de guerre dont raffolent certains donateurs, afin de soutenir les membres dans le besoin.

Projets pour paix fugace
Pour Druide comme pour Cardinal, Némésis n’est pas destinée à disparaître après la guerre. Aussi, les idées pour le temps de la paix prennent-elles déjà forme. Druide songe à développer des activités culturelles. Cardinal, quant à lui, voudrait « rédiger un manuel pour les gars [les militaires ukrainiens, NDLR qui se trouveront dans la même situation que nous, qui combattons une grande armée en petits groupes, qui avons l’habitude des pénuries de munitions, de l’infériorité technologique etc. ». « Je n’ai pas envie que cette expérience se perde après la guerre », poursuit-il froidement.
Par ailleurs, ajoute l’instructeur, Némésis pourrait organiser des camps d’entraînement pour les jeunes, où ces derniers pourraient être formés aux premiers secours en temps de guerre, assister à des concerts, ou encore pratiquer de l’exercice physique. « Nous pourrions leur raconter des histoires, expliquer que nous sommes des vétérans, que nous avons traversé telles ou telles épreuves et qu’il faut toujours être prêt à affronter ces épreuves, qu’elles soient psychologiques ou physiques », précise-t-il enfin.
Ce souci de transmettre son expérience militaire après la guerre préoccupe également Duchesse (pseudonyme), pilote de drones kamikazes aux trois masters, qui travaillait autrefois pour un fonds de pension et que nous rencontrons, elle aussi, à Kyïv. Désireuse de transmettre son expérience « à plus grande échelle », cette femme élégante de 37 ans réfléchit à ouvrir une école spécialisée dans le pilotage de drones au sein de Némésis. Comme elle l’indique, « même si la guerre venait à être gelée ou à s’arrêter, nous comprenons parfaitement qu’elle éclatera à nouveau. Nous devons nous y préparer au maximum. Je continue à le répéter : ce n’est pas avec des smartphones que nous devrions inciter les enfants à jouer depuis le berceau mais avec des télécommandes [de drones, NDLR]. »
Mère d’une adolescente fan du groupe de hard rock AC/DC réfugiée dans l’Ouest de l’Ukraine, Duchesse, qui s’exprime en russe, est née en Arménie et a grandi à Kramatorsk. Elle a vécu la prise de la ville par les milices pro-russes en 2014, puis sa libération par l’armée ukrainienne au cours de la même année. Depuis, Kramatorsk, régulièrement bombardée, est hantée par la proximité du front. Prudente, Duchesse préfère ne pas révéler trop d’informations, ni sur son expérience militaire, ni sur Némésis, qu’elle considère elle aussi comme une « grande famille » et où, assure-t-elle en riant, « les gars me traitent comme une reine ».
Alliés, la diplomatie en question
La perspective de parvenir à une paix durable avec la Russie, on l’aura compris, laisse sceptiques nos interlocuteurs. Aussi, les négociations ouvertes par Washington sont-elles accueillies avec circonspection, malgré les garanties de sécurité dont continuent à débattre les alliés de l’Ukraine, États-Unis et États membres de l’Union européenne (UE) en tête. Comme le rappelle Blogueur, l’incapacité du mémorandum de Budapest (1994) à prévenir le conflit, ou des accords de Minsk (2014-2015) à le résoudre, ont érodé la confiance dans la possibilité d’un règlement politique ou diplomatique de la question.
En outre, personne ici ne croit au désir de Vladimir Poutine de négocier de bonne foi avec Kyïv. C’est ainsi que, selon Cardinal, un cessez-le-feu s’accompagnera nécessairement d’élections en Ukraine ; que la Russie ne manquera pas d’essayer d’influencer en sa faveur. « Ce sont des professionnels de la question. Regardez ce qu’ils ont essayé de faire en Moldavie », rappelle-t-il, quelque peu dépité, en référence à l’ingérence dont a été accusé le Kremlin en amont du référendum sur une future adhésion du pays à l’UE et de ses élections présidentielles, à l’automne 2024.
La confiance dans l’allié américain, enfin, n’est pas toujours au rendez-vous. C’est ce qu’explique Vatchagan, 28 ans, influenceur spécialisé dans l’analyse de l’actualité politique et militaire ukrainienne et premier volontaire civil à avoir apporté son aide à Némésis. « Compte tenu de la complexité de la situation entre la Russie et l’Ukraine, Trump tentera de tirer profit des deux parties. C’est un homme d’affaires ; ça ne se passera pas autrement. Il est clair qu’il s’intéresse aux ressources minérales de l’Ukraine et, en même temps, il veut reprendre le commerce avec la Russie », analyse-t-il d’une voix grave. Contacté par Druide, Vatchagan, que nous rencontrons à Dnipro, a permis à Némésis de gagner en visibilité en Ukraine grâce aux pages qu’il anime sur plusieurs réseaux sociaux. Selon différentes estimations, l’armée ukrainienne compterait 15 à 25 000 combattants de citoyenneté ou d’origine arménienne dans ses rangs.
Antoine Laurent est journaliste indépendant. Contributeur du bimensuel suisse Echo Magazine, du média italien Osservatorio Balcani e Caucaso Transeuropa et d’autres titres de façon plus ponctuelle (Le Courrier de Genève, Linkiesta…).