Trois tentatives de fuite de la Pologne vers l’Ouest

Aujourd’hui, Radio Liberty, source principale d’informations à l’époque soviétique pour tous ceux qui ne croyaient pas au « paradis socialiste Â», va être fermée par l’administration Trump. Or cette radio et les sites qu’elle a créés restent une source de première importance pour beaucoup de Russes, d’Ukrainiens, de Bélarusses, de citoyens d’Asie Centrale et du Caucase. C’est également une source inestimable pour les Occidentaux qui veulent savoir ce qui se passe dans les pays autoritaires issus de l’ex-URSS. Le journaliste Rikard Jozwiak raconte l’histoire de sa famille en Pologne et la façon dont elle a été inspirée par Radio Liberty.

Derrière le rideau de fer

Mon père naquit à Poznan en 1939, dans l’ouest de la Pologne, juste avant l’invasion de l’Allemagne nazie. Son père servit dans l’armée polonaise avant d’être fait prisonnier de guerre et sa mère fut emprisonnée pour avoir résisté au régime nazi. Mon père passa donc la majeure partie de la guerre sous la garde de son frère aîné et d’une infirmière de la Croix-Rouge suédoise, un lien qui s’avérera important par la suite.

Après la guerre, mes grands-parents et leur jeune fils, mon père, déménagèrent dans la ville portuaire de Gdansk, dans le nord de la Pologne, à la recherche de meilleures perspectives d’emploi. À cette époque, la Suède possédait l’une des plus grandes flottes marchandes d’Europe et, dans le sombre contexte d’une Pologne ravagée par la guerre, leurs navires étincelants dans le port firent forte impression sur mon père.

Comme beaucoup de personnes bloquées derrière le rideau de fer, mon père écoutait « les voix Â» : c’est ainsi que l’on appelait les émissions de radio de la BBC World Service, de Voice of America et de Radio Free Europe. Les gens écoutaient en secret, bien sûr, en collant une radio transistor à leurs oreilles dans leur lit la nuit. C’était une époque sombre, marquée par la censure et la répression, mais pour mon père, ces émissions étaient une aubaine. Elles l’informaient et l’inspiraient et, dans son cas, le convainquirent de fuir, vers l’Occident, vers la Suède.

Traverser la mer glacée

Sa première tentative, alors qu’il avait 17 ans, fut de traverser à pied la mer Baltique, recouverte de glace, pour rejoindre l’île danoise de Bornholm depuis la Pologne. Il avait alors prévu de continuer jusqu’en Suède. Les hivers étaient bien plus rudes à l’époque et la glace recouvrait effectivement de grandes parties de la Baltique, mais c’était tout de même un plan téméraire. Les brise-glaces rendaient la traversée à pied presque impossible et il fut contraint de faire demi-tour, battu mais pas découragé.

L’année suivante, il retenta l’aventure, cette fois en essayant de traverser la mer en canoë avec un ami. Les adolescents furent capturés par un navire polonais et remis aux autorités. Au lieu de la Scandinavie, ils se retrouvèrent en prison en Pologne. Interrogés et passés à tabac, ils avouèrent être des espions de la CIA et furent condamnés à dix ans de prison.

Heureusement, à la fin des années 1950, des réformes libérales étaient en cours en Pologne et ils furent libérés au bout d’un an. Le rêve de mon père de vivre en Occident étant désormais suspendu, il fit des études et rencontra ma mère. Ils se marièrent et ont trouvèrent tous deux un emploi dans ce qui était alors le chantier naval Lénine à Gdansk. Pendant tout ce temps, il écoutait toujours « les voix Â», le jazz et le rock’n’roll qui parvenaient à échapper aux brouilleurs.

La troisième fois, la bonne

Les rêves de mes parents d’une nouvelle vie à l’étranger refirent surface et, en 1971, ils partirent pour la Yougoslavie, l’un des rares pays où on pouvait se rendre à l’époque. Sur une plage de Pula, en Croatie actuelle, ils aperçurent un couple allemand qui leur rappelait leur propre couple. L’homme était brun comme mon père ; la femme était blonde comme ma mère.

N’ayant rien à perdre, ils s’approchèrent d’eux et leur demandèrent s’ils venaient d’Allemagne de l’Ouest, ce qui était le cas. Ils leur adressèrent alors une demande si audacieuse que je n’arrive toujours pas à croire qu’ils aient eu le courage de la faire : ils demandèrent au couple allemand s’ils pouvaient prendre leur identité. Étonnamment, les Allemands acceptèrent. (Apparemment, aider les « Orientaux Â» de cette manière n’était pas rare pendant la guerre froide.)

Ainsi, avec les papiers d’identité du couple et leur voiture, ils traversèrent la frontière pour se rendre en Italie. Le couple allemand se rendit ensuite au consulat le plus proche en déclarant avoir été victime d’une agression. Quant à mes parents, après un an en tant que réfugiés politiques en Italie, ils furent autorisés à se rendre en Suède pour y demander le statut de résident, puis la citoyenneté.

À cause de la guerre, mon père a grandi en haïssant les Allemands. C’était donc une douce ironie que l’acte de générosité suprême qui lui permit de retrouver sa liberté vienne d’un Allemand. Ils restèrent en contact, envoyant une carte au couple allemand à chaque Noël.

Boucler la boucle

Je suis né en Suède dans les années 1980, dans la paix et la prospérité dont mes parents ne pouvaient que rêver quand ils étaient jeunes. Comme beaucoup d’autres de ma génération, j’ai étudié à l’étranger, parlé quelques langues européennes et voyagé librement et largement à travers le continent, croyant en l’idée d’un « espace européen commun Â». Il était donc logique que je me retrouve à Bruxelles.

Lorsque j’ai reçu une offre début 2011 pour travailler en tant que reporter freelance à Bruxelles pour RFE/RL, j’ai su que ce n’était pas une offre d’emploi ordinaire. Après avoir entendu toutes ces histoires sur l’importance de RFE/RL, j’avais l’impression de rejoindre un cercle familial.

Lorsque j’ai commencé, début 2011, la grande nouvelle était l’élection présidentielle frauduleuse au Bélarus en décembre de l’année précédente et la répression qui s’en était suivie contre les manifestants descendus dans la rue. L’UE imposait des sanctions au régime d’Alexandre Loukachenko et je me suis lancé dans la couverture de l’événement depuis Bruxelles. Depuis, je couvre l’UE et l’OTAN.

Certaines choses ne changent jamais. Actuellement, Alexandre Loukachenko est investi pour son septième mandat et fait toujours l’objet de sanctions de l’UE. Sous son régime répressif, on estime à 1 500 le nombre de prisonniers politiques dans le pays. L’un d’entre eux est mon collègue, le journaliste de RFE/RL Ihar Lossik, qui est derrière les barreaux depuis 2020. Un autre collègue, Andreï Kouznetchyk, a été libéré plus tôt cette année d’une prison bélarusse.

Quand je pense à Ihar et Andreï, ainsi qu’à Vladyslav Iessypenko, un contributeur de RFE/RL emprisonné en Crimée occupée par la Russie, je ne peux m’empêcher de penser à l’histoire de mon père et à tout ce qu’il a fait pour vivre libre.

Nous touchons chaque semaine quelque 50 millions de personnes dans des endroits où la liberté des médias n’existe pas, est mise à rude épreuve ou dans des environnements inondés de désinformation. RFE/RL est toujours aussi importante, tout comme elle l’était pour mes parents dans la Pologne communiste. Tout comme elle l’est pour Andreï, Ihar et Vladyslav, et toutes les personnes qu’ils ont touchées.

Traduit de l’anglais par Desk Russie

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jozwiak bio

Rikard Jozwiak est journaliste à RFE/RL à Prague, spécialisé dans la couverture des sujets liés à l'Union européenne et à l'OTAN. Il a été correspondant de RFE/RL à Bruxelles pendant plus de dix ans.

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