Ukraine : La condition des militaires blessés appelle à réfléchir

Dans certaines zones du front infestées par les drones, l’évacuation des militaires blessés devient quasiment impossible. La situation, dans de nombreuses unités, est aggravée par le manque d’entraînement des militaires aux gestes des premiers secours en temps de guerre et par le manque de soignants et de matériel individuel de premier soin. Un problème qui dépasse le seul domaine militaire et qui mérite l’attention, en dehors des frontières de l’Ukraine.

En un an de service comme secouriste militaire dans l’armée ukrainienne, Kristina Voronovska, 36 ans, a évacué plus de cent blessés du front. Elle qui travaillait dans le secteur humanitaire jusqu’au début de l’offensive russe de 2022 n’a pourtant pas fait d’études en santé ; mais elle parle anglais. Dès les premières semaines du conflit, une fois son fils réfugié à l’étranger avec son père, Kristina s’engage pour la cause ukrainienne en tant que volontaire. Pendant plusieurs mois, elle offre ses services comme interprète à différentes associations étrangères venues porter secours aux civils menacés par l’avancée des troupes russes, ainsi qu’aux vétérans venus former les militaires ukrainiens aux premiers secours en temps de guerre. En septembre 2023, la mort de deux bénévoles de l’association française Road to Relief, ciblés par un tir de missile russe, ainsi que celles d’autres bénévoles de sa connaissance, la convainc finalement à s’engager dans l’armée, par égard pour sa famille si elle venait à perdre la vie.

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Kristina Voronovska lorsqu’elle était secouriste militaire, dans un poste de stabilisation (détruit depuis par un bombardement russe) dans l’oblast de Kharkiv, août 2024.

Rompue aux situations extrêmes ainsi qu’aux protocoles de soins d’urgence à force de les traduire, sans pour autant avoir eu le temps d’obtenir les certifications correspondant à ses compétences, Kristina est naturellement orientée vers une équipe secouristes militaires à partir de mars 2024. Au cours des premiers mois, elle a plus précisément réalisé ce qu’on appelle, dans le jargon militaire anglophone et désormais ukrainien, des « casevacs » (pour casualty evacuations), c’est-à-dire des évacuations de blessés depuis les lignes de front.

Initialement, se souvient cette femme qui, même dans les bunkers du front ne se déplace jamais sans un livre, « nous pouvions aller directement jusqu’à l’abri [dans lequel les blessés étaient regroupés, NDLR] ; genre directement dans les tranchés, récupérer les blessés ». En quelques heures, ceux-ci pouvaient être pris en charge par l’équipe d’évacuation, être remis à une équipe médicalisée et emmenés jusqu’à un poste de stabilisation des blessés situés à quelques kilomètres du front, ou directement dans un hôpital militaire, afin de s’y voir prodiguer les soins d’urgence par une équipe de médecins. Depuis quelques mois cependant, ce schéma est devenu presque impossible à suivre.

Drones, la menace permanente

Pour cause, explique Kristina, rencontrée dans son village de garnison de l’oblast de Kharkiv puis interviewée par téléphone, le front est infesté de drones tueurs en certains points, et de façon croissante. En 2022, poursuit-elle, être confronté à cette menace, « c’était super rare […]. En 2023, bien sûr, il y avait déjà beaucoup de drones un peu partout ; genre des drones de reconnaissance […]. Ce n’était pas si dangereux que ça ; mais en 2024, les choses ont considérablement changé. »

Issus de la technologie civile, ces drones, utilisés par les deux armées, sont modifiés de façon à pouvoir emporter une charge explosive destinée à être projetée avec le drone sur sa cible (drone kamikaze) ou à pouvoir larguer des munitions. Leur portée s’étend à une vingtaine de kilomètres. Très dirigeables, ils permettent de suivre et frapper une cible en mouvement, qu’il s’agisse d’un humain ou d’un véhicule ; des cibles d’autant plus facilement repérables que le front est en permanence scruté par des drones d’observation, volant à plus haute altitude. De jour et, de plus en plus souvent, de nuit, aucun mouvement ne peut donc échapper à l’ennemi.

Interrogé sur le risque que représentent ces armes bon marché, un pilote de drone de l’armée ukrainienne rencontré dans l’est du pays, indique qu’aujourd’hui, conduire à moins de dix kilomètres du front sans brouilleurs d’ondes (destinés à désactiver les drones à l’approche du véhicule) n’est plus raisonnable ; d’autant que, depuis quelques mois, le champ de bataille ukrainien a vu apparaître un nouveau type de drones tueurs, guidés par un câble de fibre optique, ce qui les rend insensibles au brouillage.

L’évacuation devient une gageure

« C’est la raison pour laquelle, de nos jours, dans les régions du Donbass et de Kharkiv et, je pense, dans le sud [du pays], il est quasiment impossible de s’approcher du front en voiture. En conséquence, les équipes d’évacuation doivent marcher pendant peut-être trois kilomètres [en direction du front] puis faire le chemin inverse, à nouveau trois kilomètres, en portant le blessé. Les voitures ne peuvent pas se rendre sur place : elles seraient visées », explique Kristina. Trois kilomètres ; mais parfois quatre, parfois cinq, parfois plus, précise notre interlocutrice, qui ajoute que, même à pied, il n’est pas toujours possible de se rendre sur le front.

Le constat est partagé par Olga Sikyrynska, 24 ans, fondatrice et présidente de la fondation Mamay, une association de volontaires civils spécialisée dans les casevacs et l’entraînement des militaires aux premiers secours. Les équipes d’évacuation, ajoute-elle, « sont toujours l’une des cibles favorites ; parce que les Russes ne sont pas stupides. Dans un véhicule médical, il n’y a pas qu’un gars : il y a un chauffeur, deux secouristes et, souvent, les blessés. Parfois, on a un blessé seulement avec trois soignants ; mais parfois, on peut avoir cinq blessés dans la voiture. Parce que les secouristes et les soldats ont entassé tous ceux qu’ils pouvaient avant de partir. Malheureusement, pour l’ennemi, c’est toujours une bonne cible, parce qu’ils savent qu’ils peuvent détruire un véhicule et tous ceux qui sont à l’intérieur. »

La menace des drones, indique Kristina, « rend les évacuations presque impossibles ». C’est l’une des raisons pour lesquelles elle a décidé de changer de brigade il y a quelques semaines, afin de devenir elle-même pilote de drones. De son côté, Olga, qui a achevé sa dernière mission en novembre, précise : « Ça devient tellement dangereux que beaucoup d’unités ne veulent simplement plus prendre la responsabilité d’une équipe de volontaires. » Olga, qui a terminé sa licence de droit au cours de l’été 2022, indique avoir évacué plus de deux cent blessés du front avec ses équipes depuis la création de son organisation, en août de la même année.

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Olga Sikyrynska (de dos) durant l’entraînement d’une unité militaire ukrainienne aux gestes des premiers secours en temps de guerre.

Comme Kristina, elle a acquis ses connaissances médicales en tant qu’interprète bénévole durant les premiers mois du conflit, travaillant alors avec une association américaine venue enseigner les gestes qui sauvent aux militaires ukrainiens. Après avoir perdu son père, tué au combat en juin 2023, elle s’est décidée à travailler directement avec l’armée et a suivi diverses formations en Ukraine et en Pologne. La jeune femme, inconditionnelle du film Inglorious Bastards de Tarantino et qui, même en mission, ne se déplace que rarement sans son fidèle Baton – un cane corso d’une soixantaine de kilo – dispose désormais du statut de secouriste de combat. Passionnée par les soins d’urgence, elle a débuté une formation d’infirmière il y a tout juste quelques mois.

Conséquences médicales désastreuses

Bloqués sur le front, indique Kristina, les blessés « sont contraints de souffrir pendant une journée, parfois deux, parfois plus, avec pour seule assistance les soins de base que leur donnent leur frères et sœurs d’arme. » Or les soldats du rang sont loin d’être tous suffisamment formés pour pouvoir correctement s’occuper d’eux-mêmes ou de leurs camarades blessés ; une impréparation qui se paye en vies perdues et en complications médicales parfois irrémédiables. 

Ainsi, précise Olga que nous interviewons à Kyïv, « généralement, les patients “rouges” [les plus sévèrement blessés, NDLR] meurent. Ensuite, les patients “jaunes” [dans un état intermédiaire] deviennent des patients rouges et les patients “verts” [les moins grièvement blessés] continuent tout simplement à combattre, même s’ils se sont pris des éclats d’obus ou souffrent d’une lésion cérébrale. »

Lorsqu’une évacuation peut enfin être organisée, elle a souvent lieu de nuit, tous feux éteints, si possible dans un véhicule blindé, à grand renfort de jumelles de vision nocturnes et de brouilleurs d’ondes – des matériels dont le coût s’élève à plusieurs milliers d’euros chacun et dont les brigades ne disposent pas en nombre suffisant.

Du fait des complications survenues pendant l’absence de traitement, les équipes médicales des postes de stabilisation ne sont plus toujours en mesure de prendre en charge les blessés les plus mal en point. Ceux-ci doivent alors être envoyés directement vers un hôpital de l’arrière. Durant cette nouvelle évacuation, qui peut prendre plusieurs heures, leur état continue de se dégrader ; le risque d’être amputé augmente… In fine, pour les survivants, le temps de guérison et d’hospitalisation se trouve allongé, ce qui implique un besoin accru de médecins, de matériel médical, de médicaments, de lits d’hôpitaux disponibles…

Formation approfondie aux premiers secours… pour tous

Face à la difficulté de participer elle-même aux évacuations, Olga pense désormais se concentrer sur la formation des troupes aux gestes des premiers secours, l’autre spécialité de sa fondation ; car en dehors des longs délais d’évacuation, l’armée ukrainienne souffre d’un manque de secouristes militaires lesquels, par ailleurs, du fait de leur rareté ou de leur statut de volontaire civil, ne demeurent pas sur le front. Olga, tout comme Kristina, est donc convaincue que l’acquisition par chaque soldat d’une maîtrise poussée des protocoles de premiers secours développés par l’armée américaine est une priorité.

Former les militaires cependant, relève parfois du défi, car le sujet des soins d’urgence n’est pas systématiquement pris au sérieux par les soldats et leur hiérarchie.  « Si tu entraînes de nouvelles recrues, genre des gens qui ont tout juste rejoint l’armée, indique Olga, avec un sourire interdit, qu’ils aient été mobilisés ou qu’ils se soient portés volontaires, peu importe, ils veulent faire des trucs cools. Ils n’ont pas encore vu la guerre, donc ils veulent faire des trucs cools. Ils veulent… je ne sais pas… conduire un char, ou tirer sur l’ennemi. Ils disent […] que la médecine, c’est juste un truc de filles. »

Grave erreur ; car une maîtrise sérieuse de ces gestes permet, dans une certaine mesure, de compenser les longs délais d’évacuation. Ainsi, à l’automne 2023, Kristina at-t-elle dû prendre en charge un blessé dont le camarade était parvenu à effectuer un geste technique avancé pour un non secouriste : une conversion de garrot – opération qui consiste à panser la plaie à l’origine de l’hémorragie arrêtée par le garrot et à desserrer légèrement ce dernier afin de réactiver partiellement la circulation sanguine dans le membre touché. Malgré le délai d’évacuation, démontre Kristina, ce soldat qui « s’entraînait beaucoup » à ce type de geste est parvenu à « sauver la jambe de son camarade blessé ».

Prise de conscience hétérogène et manque de ressources

Peu à peu, comme l’illustre cette anecdote, les militaires ukrainiens prennent conscience de l’importance du sujet. Olga à qui, par hasard, il arrive d’entraîner une seconde fois les mêmes soldats rencontrés au moment de leur intégration dans l’armée, le confirme : après l’expérience du combat, précise-t-elle, ces derniers « écoutent de façon totalement différente », car au vu de « ce à quoi ressemble la guerre de nos jours, […] généralement, les moments où on se trouve au contact de l’ennemi, à se tirer dessus face à face, sont extrêmement rares […]. Habituellement, si tu es un fantassin, tu es assis dans ta tranchée et tu te fais bombarder par des drones kamikazes, par des munitions larguées par drones, par l’artillerie… […]. Tu as cent pour cent de chance d’avoir un jour à soigner quelqu’un […] ; mais pas cent pour cent de chance d’avoir à tirer. »

Les brigades les plus réputées de l’armée ukrainienne, comme la brigade Azov ou le bataillon des Loups De Vinci, sont d’ailleurs réputées pour la qualité du service de santé et de l’entraînement médical destiné à tous leurs combattants qu’elles sont parvenues à mettre en place. Ainsi, la plus célèbre d’entre elles, la 3e brigade d’assaut, précise Olga, « propose une formation initiale de vingt à vingt-cinq jours pour les nouvelles recrues qui, chaque jour, comporte un entraînement médical – environ quatre heures par jour. Ils consacrent autant de temps à la médecine qu’au tir. »

Ces progrès, cependant, sont à nuancer car les différentes unités qui composent l’armée ukrainienne jouissent d’une large autonomie et se livrent entre elles à une forme de concurrence pour obtenir le plus possible de financements, de dons et de ressources en règle générale. Aussi, explique Peter Bahr, 31 ans, chirurgien traumatologue allemand qui s’est rendu à diverses reprises en Ukraine comme bénévole, « si vous travaillez avec un bataillon efficace dans ce domaine, l’entraînement de leurs soldats sera également très bon […]. D’un autre côté, vous avez des brigades ou des bataillons qui manquent vraiment de moyens […]. Ces gars sont aussi ceux qui ne sont pas suffisamment entraînés et leurs soldats, s’ils ne peuvent pas être évacués, meurent, tout simplement. Dans certains cas, ils ne disposent même pas d’une chaîne d’évacuation permanente des blessés. »

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Peter Bahr (de dos au second plan, t-shirt orange) stabilisant un militaire blessé évacué du front, dans un poste de stabilisation (présence de médecins dans un environnement non stérile), oblast de Donetsk, octobre 2024.

Peter, jeune médecin enthousiaste, onze années de MMA à son actif, a réalisé ses études de médecine en Lituanie et au Royal College of Medicine de Londres. Depuis le début de l’invasion russe de 2022, il a passé environ sept mois en Ukraine.

Indispensables volontaires

Face à cette situation, les militaires peuvent heureusement compter sur le soutien inconditionnel des volontaires et donateurs, ukrainiens comme étrangers, qui contribuent au fonctionnement du système de santé de l’armée à divers niveaux. Selon Peter, « le système médical et le système d’évacuation, en particulier dans la zone rouge [la zone la plus proche du front, NDLR] et la zone de contact [le front en lui-même, NDLR], ne fonctionnerait probablement pas s’il n’y avait pas autant de volontaires. »

Bastian Veigel, 47 ans, citoyen allemand et traumatologue lui aussi, partage ce constat. Le chirurgien, amateur de rock métal et de l’écrivain britannique Terry Pratchett, s’est rendu à deux reprises dans l’oblast de Donetsk comme médecin militaire bénévole pour le compte de l’association Frontline Medics, à l’été 2023 et à l’automne 2024. « Au vu de mon expérience et des informations que j’ai obtenues par mes amis et d’autres organisations, sans ce vaste et efficace système de volontariat, je pense que l’Ukraine aurait perdu la guerre ; parce que c’est jusqu’à 50 % de l’évacuation des blessés qui dépend des volontaires étrangers et ukrainiens », détaille-t-il d’une voix tranquille.

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Un blessé pris en charge par une équipe de soignants, poste de stabilisation, oblast de Donetsk, octobre 2024. Photo de Peter Bahr

Les volontaires sont également très actifs dans le ravitaillement de l’armée en matériel médical. L’expérience de Bastian l’illustre à grande échelle. En parallèle de ses 70 heures de travail hebdomadaires et de sa vie de famille, il a récolté plusieurs dizaines de milliers d’euros de dons au cours des deux dernières années ; une activité qu’il qualifie de « second métier » tant elle est chronophage. Cet argent, Bastian l’a principalement investi dans l’acquisition de matériel individuel de premier secours destiné aux militaires : garrots, gaze hémostatique, pansements occlusifs… autant de fournitures à usage unique et au prix élevé dont les soldats ont un besoin permanent, faute de ravitaillement toujours satisfaisant.

En outre, les volontaires jouent un rôle non-négligeable dans la formation des militaires aux premiers secours. C’est ainsi qu’Olga, avec l’aide d’une équipe d’instructeurs bénévoles américains, a déjà formé plusieurs milliers de soldats appartenant à une trentaine d’unités différentes.

« Pour être honnête, je pense que, dans cette guerre, si nous existons toujours comme pays et si nous avons toujours l’espoir d’obtenir la victoire prochainement, c’est uniquement parce que nous avons des volontaires […]. J’ai été volontaire, et ensuite je suis entrée dans l’armée […]. Je peux comparer : je ne suis rien sans les volontaires », indique Kristina, visiblement émue par ce soutien venu d’Ukraine et du monde entier.

La question du manque de matériel de premier secours et de sa qualité parfois défectueuse a été au cœur de plusieurs scandales d’État en Ukraine à l’été et l’automne 2023, comme l’ont rapporté à plusieurs reprises les titres de la presse internationale dont le Kyiv Independent ou le Guardian.

Mettre à jour les concepts d’évacuation des blessés

Pour Bastian et Peter, interviewés par téléphone et qui tous deux s’expriment en anglais, le volontariat, on l’aura compris, ne s’arrête pas à leurs missions en Ukraine. Informer l’opinion publique et les institutions internationales des conséquences de la guerre de haute intensité contemporaine pour les services de santé militaires et civils fait également partie des missions qu’ils s’assignent.

Selon les deux médecins, le concept des évacuations médicales tel qu’il est envisagé par les forces de l’OTAN, dont la majorité des pays de l’UE font partie, France y compris, doit impérativement être mis à jour ; car celui-ci repose en grande partie sur l’évacuation des blessés par hélicoptère et le déploiement de postes médicaux et hôpitaux de campagnes mobiles, y compris sous tentes et à proximité du front. C’est ce qu’indique par exemple le site du Service de santé des armées.

Or, précise Bastian, dans le contexte d’une guerre similaire à celle qui se déroule en Ukraine, les armées européennes n’auraient pas la garantie d’une totale supériorité aérienne et technologique sur l’ennemi ; et ce genre de structures de soins mobiles « durerait 24 heures avant de se faire entièrement pulvériser ». Quant à l’évacuation par hélicoptère, ajoute-t-il, ce n’est pas même une option : « Si vous essayez de voler, vous vous ferez abattre », indique-t-il, impatient de voir les leçons du conflit ukrainien prises en compte.

Aussi, Bastian et Peter partagent-ils le constat d’Olga, de Kristina et des nombreuses Ukrainiennes qui, dans ce conflit, jouent un rôle majeur dans la réforme du système de santé militaire de leur pays, quant à la formation des combattants aux premiers secours.

Les failles de l’Europe ne sont pas que militaires

En outre, indique Peter, la vente de matériel médical d’urgence est « un secteur que nous devrions davantage réglementer » car, précise-t-il, en Ukraine comme dans l’UE, il est aujourd’hui possible de se procurer du matériel bon marché, non certifié qui, le jour de son utilisation, s’avère défaillant. Dans un contexte où l’État ne parvient pas à couvrir l’ensemble des besoins de ses troupes et où des volontaires ou des militaires, à titre individuel, tentent combler les déficits, une telle situation peut s’avérer mortelle.

Depuis 2023, plusieurs media (dont l’Espreso et le Spectator) ont ainsi rapporté des cas de décès de blessés qui avaient été soignés avec des garrots chinois de contrefaçon, par des volontaires voire par leurs propres unités ; une situation favorisée par un manque de précision de la loi ukrainienne établissant le contenu des trousses de secours des soldats. Celle-ci mentionne uniquement un type de garrot, sans lister les marques et modèles jugés fiables…

Comme le souligne Bastian, la guerre en Ukraine pose également des questions de dépendance industrielle. Ainsi, précise le chirurgien, « si j’ai besoin d’un garrot de bonne qualité, c’est soit les États-Unis, soit l’Ukraine. En Allemagne, je ne connais aucune entreprise qui produise des garrots ; et ce n’est qu’un exemple. » De fait, en dehors de l’Ukraine, il semble qu’il n’existe aucun grand fabricant européen de garrots militaires reconnus comme fiables. Il s’agit pourtant de l’un des éléments les plus importants d’une trousse de secours militaire. Que dire, en outre, des industriels de la santé européens dont les chaînes de production se trouvent en Chine ? La Chine dont le gouvernement est régulièrement accusé de soutenir le Kremlin dans le cadre de la guerre en Ukraine.

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Photo par Dolph (pseudonyme), de gauche à droite : Margarita Polovinko, Peter Bahr et Bastian Veigel assis à l’arrière de leur véhicule d’évacuation médicalisée des blessés, oblast de Donetsk, été 2023.

Enfin, ajoutent nos interlocuteurs, le conflit en Ukraine pose évidemment la question de la préparation des structures médicales civiles… Car, en Allemagne, précise Bastian « nous fermons des hôpitaux et nous réduisons la capacité à prodiguer des soins médicaux à grande échelle ». « Tous les médecins font des heures supplémentaires […], confirme Peter, et pour des raisons stupides, nous n’avons pas planifié le vieillissement de la génération du baby-boom […]. Cela représente une gigantesque population et […] personne n’a songé que, peut-être, nous aurions besoin de plus de personnel de santé pour nous en occuper » ; une situation qui, en France, suscitera peut-être une sensation de déjà-vu et qui, peut-être aussi, pourrait faire réfléchir sur la manière dont on voudrait financer le réarmement dont on parle tant.

Fort de ces convictions, Peter réalise actuellement un cycle de conférences dans les États baltes et en Autriche afin de conseiller son auditoire sur la façon de préparer le système médical civil et militaire à un potentiel conflit avec la Russie. Bastian, de son côté, a réalisé plusieurs interventions sur le thème de la médecine militaire et des conditions d’évacuation des blessés en Ukraine (ces interventions sont accessibles sur le site de la MDR ainsi que sur Podcast.de). Ce travail de sensibilisation est parfois exténuant ; mais pour les deux confrères, les sources de motivation, qu’elles soient teintées d’espoir ou de tristesse ne manquent cependant pas. Parmi celles-ci figure la mort de leur ancienne traductrice, Margarita Polovinko, 31 ans, tuée en mission par un drone russe début avril. La disparition de la jeune femme, couverte par Le Monde entre autres médias, a ému bien au-delà des frontières de l’Ukraine.

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Antoine Laurent est journaliste indépendant. Contributeur du bimensuel suisse Echo Magazine, du média italien Osservatorio Balcani e Caucaso Transeuropa et d’autres titres de façon plus ponctuelle (Le Courrier de Genève, Linkiesta…).

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