Le nouveau livre d’Alexander Gogun
À l’occasion de la sortie du livre d’Alexander Gogun, un historien russe établi à Berlin, Yuri Felshtinsky, historien russo-américain, rend compte de cet ouvrage, dont la thèse principale est sans ambiguïté : seule la mort de Staline en mars 1953 a empêché le déclenchement de la Troisième Guerre mondiale avec l’usage de l’arme nucléaire. À méditer.
L’ouvrage d’Alexander Gogun, dont la publication à Leipzig en langue russe coïncide avec le 80e anniversaire de la fin de la guerre « germano-soviétique », constitue une avancée scientifique et pédagogique dans la compréhension du stalinisme et de l’histoire soviétique de l’après-guerre. Une série de faits disparates – la famine artificielle de 1946-1947, le blocus de Berlin en 1948, la campagne antisémite contre les « cosmopolites sans racines » et la guerre de Corée – y sont mis en perspective et expliqués.
La thèse principale de l’auteur est énoncée dans le titre : Une apocalypse planifiée. Comment Staline préparait la Troisième Guerre mondiale. Un ouvrage sur un sujet aussi brûlant, vaste et important devrait susciter un vif intérêt auprès d’un public large.
L’histoire de la rédaction de cet ouvrage sur le stalinisme tardif ressemble à un roman policier. Il semble que les autorités de la Fédération de Russie ne souhaitaient vraiment pas voir cette monographie publiée. Lors de la recherche de documents pour son livre, l’auteur a reçu des menaces et a même été contraint de s’adresser au parquet et à la police allemands ; ceux-ci ont mis la main sur le malfaiteur, qui s’est avéré être un agent du FSB. Gobun, lui, a été arrêté dans les archives fédérales russes et relâché après une « conversation éducative ». Ensuite, un « bienfaiteur » anonyme a commencé à envoyer par la poste à l’auteur des objets qu’il n’avait pas commandés, par exemple un bracelet métallique faisant allusion à des menottes. Le chercheur a de nouveau contacté la police, et le flux de cadeaux mystérieux s’est tari. Cela m’a rappelé l’histoire de la journaliste Anastasia Kirilenko, domiciliée en France, qui enquêtait sur les liens entre la mafia russe et la Loubianka [siège du FSB, NDLR], et qui avait reçu par la poste une hache qu’elle n’avait pas commandée.
Lorsque Gogun a donné une conférence à Vienne sur le nationalisme ukrainien, des agents du FSB ont tenté de le recruter. Cette tentative n’a pas abouti. Gogun a publié un récit détaillé de cet événement. Les malfaiteurs du FSB ont alors piraté la messagerie électronique de la fondation avec laquelle l’auteur était en correspondance et ont publié sur Internet des lettres confidentielles volées.
Enfin, des institutions aussi importantes que les Archives d’État russes (Rosarkhiv) et le ministère des Affaires étrangères de la Fédération de Russie ont été impliquées dans l’affaire Gogun. Sans aucune base juridique, et en violation de la législation russe en vigueur, elles ont interdit à l’auteur l’accès aux Archives nationales russes de littérature et d’art (le RGALI). La demande de Gogun concernait les mémoires de l’écrivain et propagandiste soviétique Ilya Ehrenbourg sur les événements qui se sont déroulés il y a 80 ans, et il s’agissait de documents déjà partiellement publiés.
Malgré ces obstacles, l’auteur a écrit un récit passionnant, fascinant et terrifiant : page après page, le plan monstrueux de Staline pour conquérir le monde est révélé, aussi réfléchi et froid que risqué. À une époque où les grandes puissances disposaient déjà d’armes nucléaires, biologiques et chimiques et mettaient au point des charges thermonucléaires, un carnage à grande échelle menaçait l’humanité d’auto-destruction. Et la crise écologique contemporaine prenait déjà lentement de l’ampleur dès cette époque. Ainsi, une série d’essais nucléaires, chacun dépassant en puissance la bombe atomique d’Hiroshima par dizaines, puis par centaines de fois, aurait très bien pu constituer la dernière goutte toxique entraînant la fin de la civilisation terrestre.
Staline était prêt à tout risquer. Vieux et malade, mais lucide, le dirigeant estimait qu’il pouvait mettre en jeu sa vie, dont la fin était proche.
Cette monographie s’appuie sur un vaste ensemble de sources en plusieurs langues : 36 sources d’archives en Russie, en Ukraine, aux États-Unis et dans d’autres pays, ainsi que de nombreuses publications, notamment des recueils de documents et des travaux analytiques de collègues. L’auteur a retrouvé le petit-fils de Staline, qui lui a fourni des informations qui se sont également révélées très utiles. Le livre rend hommage à deux brillants spécialistes du stalinisme, Oleg Khlevniouk et Nikita Petrov, grâce auxquels l’auteur a découvert des documents précieux dans différentes archives.
La monographie, qui renvoie à des inventaires d’archives et à des dossiers, fournit des informations dénichées par de nombreux chercheurs de différents pays au cours des trois dernières décennies et demie. En particulier, sur les réserves d’or de l’URSS entre 1945 et 1953. Même dans les conditions de la terrible famine de 1946-1947, le trésor de Staline a systématiquement augmenté, et à la fin de sa vie, il atteignait un niveau record pour la Russie soviétique et tsariste.
La géographie du livre est impressionnante : des glaces arctiques au large des côtes du Canada et du Groenland aux jungles du Vietnam. Bien que Gogun ne se soit pas rendu en Russie depuis treize ans pour des raisons de sécurité, l’auteur a rassemblé et décrit des faits fascinants, parfois même stupéfiants, tirés des archives de Moscou, Saint-Pétersbourg, Gatchina, Krasnogorsk et Khabarovsk. L’un de ces faits est un cas jusqu’alors inconnu d’utilisation opérationnelle d’armes de destruction massive : le bombardement chimique des moudjahidines de Junaid Khan, qui dirigeait le khanat de Khiva en 1918-1920. Après la prise de Khiva par les troupes soviétiques, Junaid Khan s’était réfugié en Iran, d’où il mena pendant de nombreuses années des attaques contre l’URSS. En 1928, au cours d’une de ses incursions en URSS, son détachement a été victime d’un raid aérien avec utilisation d’armes chimiques, opération à laquelle a participé le célèbre chef militaire soviétique Mikhaïl Toukhatchevski, qui avait déjà gazé les paysans de la province de Tambov, qui s’étaient révoltés contre le pouvoir soviétique en 1921. Dans le livre de Gogun, cet épisode en Asie centrale est mentionné à point nommé. En effet, si Staline était prêt à frapper son propre pays avec des armes de destruction massive, il est évident qu’il n’aurait pas hésité à déchaîner sur les impérialistes étrangers toute la puissance meurtrière des inventions soviétiques. Le chef soviétique a systématiquement mis en œuvre son plan diabolique, avec l’aide de ses subordonnés, de ses alliés et de ses compagnons, son but ultime étant l’anéantissement des États-Unis.
Staline se fichait de tout le monde, même de ses propres enfants, dont l’un a été fusillé par les nazis – alors qu’il aurait pu l’échanger –, et les autres ont eu la vie brisée. Il aimait plus que tout au monde le pouvoir, et la marche progressive vers l’asservissement de toute l’humanité est devenue, avec le temps, le sens de son existence et de son règne. Le dernier acte de cette longue pièce n’a pas eu lieu uniquement parce que le chef, qui avait trompé tout le monde, n’a pas réussi à duper ses camarades du parti qui, ne voulant pas risquer leur peau, ont éliminé Staline.
La monographie est écrite dans un style léger, vivant et accessible. De nombreux extraits ont déjà été publiés par l’historien sur le site de Radio Liberty sous forme d’articles scientifiques et journalistiques, où ils ont rencontré un vif succès.
Le livre de Gogun incite à réfléchir sur le pouvoir actuel au Kremlin, qui est sorti du manteau de Staline et chante ouvertement les louanges d’un tyran décédé à point nommé. Bien que les menaces actuelles de la Russie soient probablement un bluff calculé, les actions de Poutine et de ses proches sont tout aussi destructrices et dévastatrices que les plans et la politique de Staline. Avec ses guerres en Ukraine, en Afrique et en Asie, son soutien au sang versé et au terrorisme international, le Kremlin fait tanguer le bateau de l’humanité, qui est déjà en train de chavirer. Au lieu de la solidarité universelle, de la tolérance et de l’entraide, qui sont les seules choses qui peuvent sauver la Terre du réchauffement climatique et de la pollution de l’environnement, une horde innombrable de trolls de la Loubianka sème la discorde et attise la haine mutuelle dans chacun des pays un tant soit peu importants, détournant habilement l’attention de la Russie, principale source de déstabilisation. Et la diplomatie russe, sous le mantra de la multipolarité et de la désescalade, poursuit obstinément sa politique du « diviser pour régner ».
Hélas, à la lumière de ce livre, la politique collective de l’Occident à l’égard du Kremlin ressemble à une répétition séculaire des mêmes erreurs. Roosevelt, Truman, Attlee et même Churchill ont chroniquement sous-estimé le danger que représentait l’URSS. De ce fait, ils ont soit cédé à la pression de Staline, soit dispersé leurs forces. Ils n’ont exercé de pression que sur les tentacules de la pieuvre rouge, et en aucun cas sur l’instigateur des révoltes et de l’agression. L’un des exemples les plus frappants de la politique ambivalente de la brumeuse Albion à l’égard du communisme remonte au début des années 1950. Alors que le contingent anglais des forces de l’ONU repoussait les hordes de Mao dans la péninsule coréenne, les entrepreneurs britanniques, avec l’autorisation des autorités, faisaient un commerce florissant avec la Chine populaire, par l’intermédiaire de laquelle l’URSS achetait des produits occidentaux.
Il reste à espérer que ce livre sera traduit et publié en langues étrangères, notamment en anglais et en français. Cette monographie est particulièrement d’actualité aujourd’hui. Quand les canons tonnent, les muses se doivent de gronder.
Traduit du russe par Desk Russie
Yuri Felshtinsky, né en 1956 à Moscou, est un historien et écrivain russo-américain, spécialiste de l’Union soviétique et de la Russie contemporaine.
Il est co-auteur du livre Blowing Up Russia avec Alexandre Litvinenko, ancien lieutenant-colonel du FSB, empoisonné au polonium à Londres en 2006. Le livre décrit la prise de pouvoir progressive en Russie par les services de sécurité et détaille l’implication du FSB dans une série d’attentats terroristes ayant eu lieu en Russie entre 1994 et 1999. Blowing Up Russia a été publié dans vingt pays.